Deidre l’avait senti comme un tremblement de terre, sa bague avait été utilisée. On aurait dit une alarme incendie au milieu du silence spirituel qui régnait à Londres en ce moment. Dès l’instant où elle avait perçut la formidable déflagration de pouvoir de la bague, la panique l’avait envahie. Ce n’était plus qu’une question de jours, de minutes même, pour qu’une Créature, un démon ou pire ! un guerrier séraphique ne flaire les réminiscences de ce pouvoir dévastateur et ne remonte la piste du jeune humain.
Non, non, non.
Elle s’était jetée à corps perdu sur cette nouvelle piste toute fraîche, suivant les traces désormais parfaitement détectables de l’humain. Elle se trouvait alors à Greenwich et avait couru ventre à terre jusqu’à Soho sans même penser à ouvrir une porte dimensionnelle. De toute façon, trouver la bonne clé parmi toutes celles qu'elle possédait aurait été une scandaleuse perte de temps. Heureusement pour elle, elle semblait être la première sur les lieux lorsqu’elle débarqua dans la Moonlight Avenue. Elle avait sondé les lieux et allumé son Effaceur afin de minimiser les dégâts de l’humain. Mais elle avait senti quelque chose d’étrange.
La rue empestait tellement l’énergie démoniaque (en plus des relents d’ordure qui – Hallelujah ! - avaient sûrement masqués une grande partie de la piste) que ça ne pouvait pas provenir que de la bague. Il y avait quelque chose d’autre. En cherchant bien, elle avait fini par trouver les traces d’un démon kaelish. L’une des espèces mineures les plus dangereuses. Mais il était déjà parti et l’absence de sang dans la ruelle signifiait qu’il n’y avait pas eu de combat direct. Elle poussa un soupir et fut un peu rassurée de savoir qu’au moins, l’humain n’avait pas activé la bague par erreur ou pire, pour s’amuser.
Cette bague était un talisman, elle réagissait naturellement à une présence démoniaque menaçante et sa lueur pouvait décourager les démons les plus faibles. Mais elle avait également le défaut d’attirer les plus puissants, notamment les Démons Supérieurs. Fort heureusement pour Julian, ces êtres, d'une puissance maléfique inouïe, ne pouvaient pas franchir les Frontières hors des Passages sans être malencontreusement désintégrés dans l’Entremonde. Si ça n'avait pas été le cas, le jeune homme aurait déjà été carbonisé, déchiqueté, dévoré, dépecé et la bague volée une deuxième fois.
Elle remonta la rue et arriva devant le Midnight Club. Elle connaissait bien cet établissement. Facile d’accès, suffisamment discret pour qu’elle puisse s’y rendre sans se faire remarquer, protégé par des sortilèges anti-démon, il possédait une clientèle très variée qui une fois ivre, devenait une précieuse source d’informations. Il lui était déjà arrivé plusieurs fois d’espionner les conversations des différents clients en restant invisible.
Ce fut seulement en effleurant la porte qu’elle la sentie : l’énergie angélique. En très, très grande quantité.
Des Seraphims !
Deidre crut réellement mourir là, sur le porche du bar, d’un accès de panique foudroyant. Des Seraphims étaient là, ils étaient arrivés avant elle. Ils avaient senti le démon mais également sa bague. Qu’allaient-ils pouvoir supposer ? Et surtout, qu’allaient-ils faire de Julian s’ils le trouvaient en possession d’un objet démoniaque hautement dangereux et mondialement recherché ? Ou s’ils réalisaient qu’il était humain ?
Refusant de se perdre en vaines conjectures et déterminée à agir avant que la situation ne lui échappe, elle régla sa bague de charme sur « ombre » pour disparaître quasi totalement du monde physique et des perception de toutes les Créatures. Elle s’apprêtait à entrer pour vérifier ce qu’il se passait et intervenir au besoin lorsque la porte s’ouvrit brusquement d’un grincement infernal. Un groupe de six Seraphims lui passa devant sans la voir, et l’un d’eux la traversa comme de la brume.
Il était moins une !
En les voyant murmurer entre eux d’un air furibond et constatant avec un immense soulagement qu’il ne détenait ni Julian, ni sa bague, elle se désintéressa un instant de l’humain pour écouter leur conversation, intriguée par leurscchuchotements furieux.
- Je suis sûr qu’ils nous cache quelque chose ! murmura une fille, la seule du groupe. On aurait dû les emmener pour tous les interroger et fouiller ce bar de fond en comble !
Elle était si furieuse qu’elle tapait nerveusement du pied en marchant.
- On ne peut pas faire ça, Judith, tu le sais. Nous n’avons aucune preuve contre eux.
Le jeune homme qui avait parlé devait sûrement être son frère. Il tentait vainement de l’apaiser en levant les mains d’un geste de paix. Mais sa sœur n’en avait cure.
- Je m’en moque Christian ! Non mais tu as vu comment il nous a parlé cet infâme… cet horrible… d’ailleurs qu’est-ce que c’était comme Créature ?
- Aucune idée, fit un rouquin aussi massif qu’un bûcheron en fronçant le nez. Je n’ai pas pu sentir son énergie. C’était sûrement un sorcier. Ce sont les seuls à pouvoir contenir leur magie.
- Il sentait un peu…
- …l’énergie démoniaque.
La Passeur baissa les yeux sur des jumeaux dont les visages semblaient avoir été coulés dans la cire. La jeune Judith eut un rictus de dédain :
- Un démoniste. L’engeance du Diable.
Deidre sentit son cœur se serrer face à tant de haine mal contenue. Elle aurait voulu intervenir pour tenter d’apaiser la discussion et éviter qu’une nouvelle rancœur ne vienne s’ajouter à toutes celles qui divisait déjà les Créatures de l’Ombre et les Seraphims, mais elle se rappela qu’elle était invisible.
- S’il a affronté un démon, il est normal qu’il sente l’énergie démoniaque. Ne tirons pas de conclusion trop hâtive, nous ne sommes sûrs de rien. Pour le moment, nous devons impérativement retrouver ce démon.
Deidre reconnut cette voix et se tourna vers la gauche pour croiser avec surprise le regard orage de Gabriel, le fils cadet de la famille Hartwood. La dernière fois qu’elle l’avait vu, il avait quinze ans. Il avait bien grandi depuis et était toujours aussi beau. Cependant, il dégageait quelque chose de nouveau. Une indéniable prestance et charisme envoûtant. L’aura d’un chef craint et respecté. Il suffisait de voir le regard que ses compagnons posait sur lui pour comprendre qu’ils lui étaient entièrement dévoués et qu’ils lui faisaient aveuglément confiance.
Les jumeaux reprirent la parole.
- On a même pas pensé…
- … à leur demander…
- …quel type de démon c’était.
Les deux garçons étaient quand même assez dérangeant à écouter. Leur façon de finir les phrases de l’autre de la même voix atone donnait des frissons. Mais Gabriel ne sembla pas s’en formaliser et hocha la tête à leur intention. Il se remit en route en direction des quartiers humains en déclarant :
- Je reviendrai ici plus tard pour leur poser des questions.
Et alors que ses compagnons lui empruntèrent le pas :
- Seul.
Un silence puis un concert de cris et de protestations s’éleva :
- Tu ne peux pas faire ça !
- Ils vont te massacrer !
- Ces Créatures ne sont pas dignes de confiance, elles profiteront de ta faiblesse pour t’attaquer !
- Vous pensez donc que je ne suis pas de taille face à eux ?
La voix de Gabriel était calme mais ses yeux brillaient d’une rage guerrière qui fit frémir Deidre. Elle s’était approchée doucement pour entendre la conversation et surprendre quelque chose d’intéressant mais resta prudemment à distance. Elle ne voulait pas que l’un d’eux ne puisse sentir sa présence, même dissimulée elle restait détectable, et en avertir les autres qui seraient alors sur leurs gardes. Les Seraphims étaient très sensibles aux auras qui les entouraient et particulièrement méfiant envers ce qu’il ne pouvait pas comprendre.
Devant elle, la discussion avait reprise mais sur un ton beaucoup plus diplomatique.
- Tout le monde a ses limites, Gabriel, commença prudemment Christian.
- Effectivement. Et vous ne connaissez pas les miennes.
Il les fixa tour à tour en s’attardant un peu plus longtemps sur Judith :
- Vous êtes trop impulsifs, trop…jeunes. Et inexpérimentés. Vous n’avez jamais connu la guerre comme ses Créatures en ont le souvenir.
- Ils ont refusé de coopérer !
- Ils n’ont pas refusé, ils n’avaient rien fait. Dès la deuxième phrase vous les avez agressé en les accusant d’un crime et en les menaçant de châtiment ! (Son regard se fit plus dur :) vous n’aviez aucune raison de les provoquer ainsi. Vous vouliez juste étaler votre supériorité.
Judith, Christian et le rouquin baissèrent les yeux en rougissant furieusement. Les jumeaux n’eurent aucune réaction. Soit ils estimaient n’avoir rien à se reprocher, soit ils s’en fichaient.
- Désormais, ils n’auront plus confiance en vous. Ils ne voudront même plus vous parler et croyez-le ou pas, avoir de bonnes relations avec les Créatures est primordiale pour devenir un guerrier séraphique compétent.
Un grand silence un peu honteux s’abattit sur le petit groupe. Gabriel poussa un soupir et se passa la main dans les cheveux.
- Je reviendrai demain pour leur poser une ou deux questions. Notamment à ce Julian Clever, quoiqu’il puisse être. Je pense qu’il en sait plus qu’il n’en dit.
Deidre sentit sa mâchoire se décrocher. Dans quel genre d’ennuis cet humain voleur avait-il pu se fourrer en seulement deux jours ? Gabriel fit un mouvement signifiant clairement que sa décision était prise et que le sujet était clos et s’apprêtait à se remettre en route lorsqu’il s’arrêta brusquement. Il se retourna vivement et sonda la rue des yeux. S’attardant un long moment vers l’endroit où se tenait Deidre, dissimulé par les ombres. Elle retint sa respiration et serra les dents, immobile pour ne plus faire aucun bruit. Elle savait que certains Seraphims étaient capables de détecter la présence dissimulée de certaines Créatures - même les Passeurs et ce, malgré leur légendaire discrétion. Pourtant, elle n’aurait jamais pensé qu’un gamin aussi jeune qu’Hartwood puisse y parvenir. Cette prouesse était normalement réserver aux guerriers à l’éveil spirituel supérieur comme les Archanges ou les Trônes.
Finalement, et quoiqu’il ait pu sentir, Gabriel décida que ce n’était pas suffisamment grave pour qu’il s’en préoccupe davantage et tourna définitivement les talons, suivi de près pas le petit groupe. En un clin d’œil, ils disparurent dans la brume et le vent.
Deidre s’autorisa enfin à respirer plus librement. Elle s’apprêtait enfin à entrer dans ce fichu bar quand Julian – ce petit voleur fuyard – en sorti d’un pas guilleret, un sourire éclatant aux lèvres. Il ne semblait pas particulièrement traumatisé par sa rencontre avec un démon ou des guerriers séraphiques. Ni même coupable de son vol.
Elle envisagea de surgir devant pour lui passer un savon mémorable et pourquoi pas le frapper avant de récupérer son bien et de repartir sans plus d’explications. Mais juste avant que la porte ne se referme, un jeune garçon blond la retint, appelant Julian par son nom. Le susnommé se retourna avec un sourire charmeur qui fit rougir le jeune homme.
Loup-garou, devina-t-elle à son aura.
Ils s’échangèrent quelques mots sur le ton de la confidence qui laissait penser qu’ils étaient proches. En deux jours, bel exploit. Deidre n’entendit pas vraiment ce qu’ils se disaient et d’ailleurs, elle n’écoutait pas, trop obnubilée par l’idée de récupérer sa bague avant que l’humain ne fasse plus de dégâts avec. Mais juste avant de partir, Julian colla un baiser tendre sur la joue droite du loup-garou qui rougit adorablement avec un sourire ravi.
Deidre tombait des nues. Voilà que cet humain draguait une Créature de l’Ombre, maintenant. Quelle était la prochaine étape ? Emménager avec lui ? Il en serait bien capable.
Ne se sentant pas vraiment en droit d’interrompre ce moment intime malgré son énervement, elle se résolut à patienter un peu plus loin. Heureusement pour ses nerfs, l’humain ne s’attarda pas plus longtemps et reprit son chemin tandis que le loup-garou retournait à l’intérieur après un dernier sourire complice et un signe de la main. Pour une étrange raison, son visage semblait familier à la Passeur. Pourtant, il était bien trop jeune pour qu’elle l’ait déjà rencontré. Cela faisait bien trente ans qu’elle n’avait plus eu de contact avec les loups-garous de Londres.
Reléguant le lycanthrope dans un coin de son esprit, elle se lança à la poursuite de Julian qui avait déjà pris de l’avance. C’était qu’il marchait vite ce grand nigaud ! Avec sa petite taille, elle dut courir pour le rattraper ce qui ne fit que l’agacer davantage. Mais brusquement, comme s’il l’avait entendu lui courir après, Julian se retourna pour scruter la rue, exactement comme Gabriel l’avait fait un peu plus tôt. Deidre s’arrêta net et se figea une nouvelle fois. Cet étrange garçon, pouvait-il voir même à travers les ombres ?
Apparemment pas, car après un dernier coup d’œil méfiant derrière son épaule, il reprit son chemin d’un pas un peu plus rapide néanmoins. Deidre soupira et recommença, elle aussi, à le suivre. Elle le poursuivit à travers les rues de Mayfair, rassurée de constater que lui non plus n’était pas capable de la voir lorsqu’elle se drapait dans les ténèbres. Encore une fois, elle hésita à lui sauter dessus pour l’incendier, mais finit pas renoncer. Ce n'était pas particulièrement discret - surtout en pleine rue avec tous ces passants humains - et elle ne voulait pas attirer l'attention sur eux.
Mais surtout, elle était curieuse.
Curieuse de voir à quel point cet humain s’était enfoncé dans les profondeurs obscures du Monde de l’Ombre et y avait trouvé son chemin et ses marques sans l’aide de personne. Comme s’il en avait toujours fait partie. Elle admirait l’aisance qu’il affichait dans ce monde de magie qui en aurait terrorisé plus d’un et son acceptation totale de la différence d’autrui. Elle était certaine qu’il savait que le jeune homme qu’il avait embrassé devant le bar n’était pas humain. Pourtant, ça n’avait en rien freiné son geste. Ça avait été sincère, doux et tendre.
Deidre repensa aux paroles des Seraphims qu’elle avait surprise. Il l’avait traité de démoniste en sentant de l’énergie démoniaque se dégager de lui, sûrement à la suite de son combat avec un démon. Pourtant, elle ne détectait absolument rien de tel sur ses vêtements ou autour de lui. Les traces se seraient déjà effacées ? En si peu de temps, c’était tout de même curieux.
En étant un peu plus attentive, elle réalisa avec stupeur qu’en réalité, cet humain ne sentait absolument rien. Aucune énergie spirituelle, qu’elle soit humaine, démoniaque ou surnaturelle ne teintait son aura d’une couleur particulière. Elle cligna rapidement des yeux pour sonder son énergie et eut un choc.
Habituellement, l'aura de toute être vivant se colorait en fonction de son humeur, de ses expériences, de son état d'esprit et de sa nature profonde. Mais pas Julian. Son aura se colorait uniquement en fonction de ce qui se trouvait près de lui comme un véritable caméléon. Un homme d'un quarantaine d'année à l'air préoccupé passait près de lui ? Automatiquement, son aura virait au gris sombre. Une mère épanouie avec ses enfants croisait son regard, il se colorait immédiatement de rose.
De plus, on aurait pu aussi bien le prendre pour un loup-garou que pour un elfe si on se fiait uniquement au odeurs qui lui collait à la peau. Voilà pourquoi elle avait tant peiné à retrouver sa trace ! Julian Clever était si clair qu’il en devenait transparent. Et dès qu'il se colorait un peu, c'était pour mieux se dissimuler derrière la présence de quelqu'un d'autre. Une telle invisibilité ne pouvait être naturelle. Quelqu’un avait délibérément effacé sa véritable nature.
Mais qui ? Cette question s'imprima en lettre de feu dans l'esprit de la Passeur.
Ce n’était certainement pas le principal concerné. Il ne possédait aucun signe démontrant qu’il maitrisait la magie et elle avait bien vu son regard lorsqu’elle lui avait parlé des Créatures et du Monde de l’Ombre. Auparavant, il n’était pas du tout au courant de leur existence, bien qu'il semblât inconsciemment s'en douter. Peut-être était-il effectivement un démoniste qui s’ignorait ? Après tout, il n’était pas rare que l’enfant d’un démon et d’une Mortelle vive dans sa famille humaine sans jamais se rendre compte de sa différence, du moins jusqu’à ce que sa magie et son immortalité soient révélées au grand jour. Mais si c’était réellement le cas, Julian aurait dû développer des signes ou des marques démoniaques depuis longtemps !
Un ensorceleur peut-être ? Non, les fées n’aimaient pas laisser leur bâtards grandirent parmi les humains. Un Invocateur ? Impossible, son Sceau aurait déjà dû s’imprimer sur sa peau et commencer à le rendre fou. Un métamorphe alors ? C’était le plus probable. Les sorciers capables de phoser étaient les plus tardifs à se révéler. Généralement, leur forme secondaire nécessitait une stimulation extérieure pour se manifester. Cependant, ça n’expliquait pas la transparence incroyable de Julian. Un tel écran de protection permanent nécessitait une quantité incroyable de magie pour être créée mais surtout maintenue, et Deidre ne connaissait aucune espèce de Créature de l’Ombre capable de fournir une telle protection sans en mourir au bout de quelques années. Ou bien peut-être que cette transparence était justement la manifestation d'un pouvoir que lui-même ignorait ? Une sorte de phénomène de protection inconscient? Tant d'hypothèse étaient envisageables...
Décidément, ce garçon était beaucoup plus étrange qu’elle ne le pensait.
Sans même s’en rendre compte, elle l’avait suivi jusqu’aux beaux quartiers de South Kensington. Elle admira les hautes bâtisses aux grandes façades ornées de sculptures semblables et les petits plants de géraniums colorés soigneusement entretenus qui s’épanouissaient aux fenêtres. Deidre se remémora avec un petit sourire triste ce mêmes bâtiments lorsqu’ils venaient d’être construit. Julian de son côté ne prêta pas la moindre attention à son environnement, visiblement peu impressionné par la splendeur passée des lieux. Il finit par s’arrêter devant l’une des portes de la rue et entra dans une magnifique maison à façade blanche de style victorien. Deidre émit un sifflement impressionné entre ses dents. Ces parents devaient être pleins aux as pour pouvoir s’offrir une telle maison. Elle le vit jeter un dernier regard méfiant par-dessus son épaule avant de disparaître à l’intérieur et elle claqua sèchement dans la langue en croisant les bras.
Il l’avait sentie. Il ne l’avait pas vue mais il savait qu’elle était là. Elle ou quelqu’un d’autre aucune importance. Cette sensibilité extrême commençait à sérieusement l’agacer. Elle n’aimait pas qu’on la remarque quand elle n’en avait pas envie. Elle n’aimait pas qu’on la remarque tout court. Et deux gamins dans la même journée, ça commençait à faire beaucoup.
En fronçant les sourcils, Deidre se souvint qu’ils étaient vendredi aujourd’hui. Le gamin n’était-il pas censé être à l’école ? Avait-il séché juste pour revenir au Midnight ? Si oui, à quel point était-il fasciné par le Monde de l’Ombre pour se permettre cela ?
En fixant la façade d’un œil alerte, elle décida de patienter un peu pour en savoir plus. Après tout, peut-être qu’il n’y avait pas que la bague qu’il était dangereux de laisser se balader librement.
***
Julian avait la désagréable impression d’être épié. Depuis qu’il était retourné au Club pour la deuxième fois, il avait la sensation étrange qu’une présence inquisitrice et invisible le suivait partout. Il avait d’abord pensé que c’étaient les conséquences post-traumatiques de sa rencontre avec le démon qui le rendait paranoïaque ou pire ! que c’était le démon lui-même qui le suivait partout dans l’attente de se venger mais il avait vite abandonné l’idée. Le monstre qu’il avait croisé émettait une sorte d’aura glacée et visqueuse qui lui serrait la gorge l’empêchant de respirer, accompagné d’une odeur de soufre et de nourriture en putréfaction.
Dans le cas présent, la situation était tout autre. La présence qu’il sentait n’était pas menaçante, n’avait pas d’odeur et était encore moins visqueuse mais plutôt…intrusive. Comme un paparazzi épiant une star dans sa vie intime. Cette impression d’être suivi avait commencé dès sa sortie du Midnight Club lorsqu’il avait laissé Kris sur le porche après un petit baiser d’au revoir. Il sourit en y repensant. Puis la sensation s’était accentuée quand il avait quitté Soho pour rentrer chez lui. Pourtant et malgré les nombreux détours et les fréquents coups d’œil qu’il jetait par-dessus son épaule, il n’avait remarqué personne qui pourrait le suivre. Il avait supposé que c’étaient peut-être les Seraphims qui l’avaient pris en chasse pour profiter de son isolement pour l’attaquer et son cœur s’était serré. Il avait accélérer le pas et prier une possible bonne étoile de l’épargner. Heureusement, il avait atteint sa porte sans aucun souci et avec soulagement intense. Mais également une angoisse sourde, pulsant au fond de sa poitrine. Quelle que puisse être la personne qui le suivait, elle savait désormais où il habitait.
Pour essayer de l’éviter et pour ne pas lui donner plus d’indice sur sa situation, il n’avait pas osé ressortir de chez lui (au moins la présence invisible et mystérieuse n’était pas entré dans sa maison) et se tenait calfeutré dans sa chambre en jetant de temps à autre un coup d’œil inquiet par la fenêtre. Cet isolement avait au moins participé à le rendre crédible dans son rôle de malade sur le déclin. Il avait bien tenté de noyer ses appréhensions dans la délicieuse white soup que lui avait préparé Domenica, pour qu’il guérisse plus vite de sa soi-disant « maladie » mais sans trop de succès. Il n’était pas tranquille.
Il craignait par-dessus tout que la créature qui le suivait ne vienne toquer à sa porte pour lui demander des comptes. Pire, qu’il tombe sur l’un de ses parents. Dans ce cas-là, il ne voulait même pas imaginer la situation extrêmement délicate dans laquelle il se retrouverait, surtout s’il s’agissait d’un Seraphim persuadé qu’il était une dangereuse Créature de l’Ombre. Dans un cas aussi extrême, la solution la moins douloureuse pour lui serait sûrement de se jeter de la fenêtre de sa chambre ou de fuir le pays dans la minute en brûlant ses empreintes digitales.
Et ensuite, comme si une angoisse n’était pas suffisante, il s’inquiétait que Deidre ne soit toujours pas venue chercher sa bague.
Certes, cela faisait à peine deux jours qu’il l’avait dérobée, peut-être ne s’en était-elle même pas encore aperçu. Mais tout de même, il semblait s’agir d’un bijou précieux qu’elle aurait eu à cœur de conserver et il avait tout fait pour qu’elle se rende compte le plus vite possible de ce vol. Mais en même temps, dans un bazar comme le sien, il n’était peut-être pas étonnant que des objets disparaissent.
Enfermé dans sa chambre, Julian manqua de crier d’impatience. Il voulait tellement faire entièrement partie de ce monde magique et acquérir suffisamment de pouvoirs pour évoluer aisément dans cet univers fantastique. Il sentait qu’il était né pour en faire partie et que si on lui arrachait cela, sa vie n’aurait plus aucun intérêt.
Pendant un instant, il songea à retourner au Midnight Club pour y passer l’après-midi entière. Mais la présence étrange qui le suivait partout et le risque de retomber encore une fois sur un démon peut-être encore plus dangereux l’en dissuadèrent. Il s’allongea sur son lit et se résigna à attendre le lendemain pour ressortir. Avec un peu de chance, l’intrus qui lui collait aux baskets se serait lassé entre-temps. Avec un soupir, il ferma les yeux et laissa ses souvenirs le bercer.
Lorsque les Seraphims avaient enfin quitté le bar, personne n’avait évoqué à voix haute l’incident ou son intervention dans la résolution du conflit à venir. Mais Julian pouvait sentir des regards inquisiteurs peser sur sa nuque et lui brûler le dos. Il entendait vaguement des murmures et de chuchotement excités provenir des autres tables et dans lesquels son nom revenait très souvent. Même les yeux de Kris lorsqu’il lui parlait, brillaient d’une lueur de respect et de reconnaissance. Et dès qu’il était parti, il avait pu entendre les conversations s’emballer davantage.
Visiblement, Julian Clever, la Créature de l’Ombre qui-n’en-n’était-pas-vraiment-une, était en train de se tailler une sérieuse réputation de rebelle et de résistant à l’ordre établi dans le Monde de l’Ombre londonien. Il n’était pas très sûr de s’il devait s’en réjouir, s’en amuser ou sérieusement s’en inquiéter. Il était bien placé pour savoir que « rebelle » pouvait très vite être dérivé en « anarchiste » ou « danger » par les forces dirigeantes. Et il ne voulait pas finir la gorge tranchée dans une ruelle sombre pour s’être montré trop récalcitrant.
Oui, vivement que Deidre vienne récupérer sa fichue bague.
Vaincu par la fatigue de sa courte nuit d’hier et l’épuisement nerveux de sa journée, Julian s’endormit sans même s’en rendre compte.
***
Il se trouvait au milieu d’une immense pleine aride. Un vent tiède et humide faisait se courber les quelques brins d’herbe sèche et charriait une puissante odeur de cendre et de fer. Un silence macabre régnait et la scène semblait figer dans le temps.
Il se tenait seul au milieu de la lande, jonchée d’armes abandonnées et d’étendards déchirés de différentes couleurs. Pour une étrange raison, il n’arrivait pas discerner les symboles cousus sur le tissu sale. Le sol était si boueux et mou sous ses pieds qu’il avait du mal à tenir debout. En levant la tête, il put voir qu’un terrible orage se préparait. Les nuages sombres et menaçant se rassemblaient et le tonnerre grondait au loin. La faible lumière du soleil qui filtrait difficilement à travers la brume du soir, nimbait les environs d’une lueur grise et morne ajoutant un côté tragique la scène.
Une puissante odeur de brûlé se dégageait de la terre et d’immenses flaques d’un liquide poisseux se formaient dans ses creux. Il put également apercevoir disséminé un peu partout aux alentours, des pièces d’armures, des casques défoncés, des arcs brisés et des flèches plantés dans le sol. Il comprit alors où il se trouvait. C’était un champ de bataille.
Au loin, il aperçut un gigantesque monticule qu’il prit d’abord pour une simple colline. Mais en plissant les yeux, il réalisa qu’il s’agissait en fait d’un monstrueux empilement de cadavres prêts à servir de festin aux charognards. Certains étaient déjà réduits à l’état de squelettes aux os blancs éparpillés un peu partout. Etrangement, il ne ressentait aucun dégoût face à ce massacre mais un puissant sentiment de tristesse et de regret. Au fond de son cœur, une certitude pulsait au même rythme que son cœur. Elle affirmait que s’il avait été là plutôt, tout cela aurait pu être évité.
Mais alors que cette conviction persistait au plus profond de son âme, il entendit un fracas métallique venir de derrière lui. Il se retourna en sursautant et sonda l’horizon d’un regard acéré. Cherchant désespérément le signe d’une autre présence que la sienne.
Il vit au loin deux silhouettes se découper sur le ciel gris. Elles semblaient se tourner autour dans un ballet endiablé. Il ne lui fallut qu’un instant pour combattre qu’elles étaient en train de se battre. Sans réfléchir, il s’élança dans leur direction en leur criant d’arrêter. Mais il réalisa avec horreur qu’aucun son ne sortait de sa bouche. Il implorait et sanglotait silencieusement en voyant les lames des épées étinceler d’un éclat funeste dans la lumière déclinante.
Il courait à en perdre haleine sans jamais les atteindre. Le sol s’étendait cruellement sous ses pieds. Plus il accélérait pour les rejoindre, plus il s’éloignait rapidement. Il lutta, lutta pour les rattraper tandis que les deux adversaires continuaient à s’entre-tuer malgré ses suppliques désespérées, que ni l’un, ni l’autre ne semblait entendre.
Il finit enfin par s’approcher suffisamment pour discerner les traits des deux combattants. Le premier guerrier était en fait une femme, d’une grâce inimitable et au corps de déesse. Elle esquivait les coups d’épée de son adversaire avec une agilité hors du commun. Ses mains qui tenaient fermement une lourde épée, étaient nimbées d’une fumée rouge teintée de noir. Mais curieusement, les traits de son visage semblaient entourés d’ombres et des ténèbres ondulantes. Elle avait de longs cheveux blancs et argenté qui flottaient dans le vent comme un drapeau, et était vêtue d’un long manteau de soie noire très sale, passé sur une épaisse cuirasse de métal magnifiquement ornementée qui semblait boire la lumière. Il resta un instant médusé par sa puissance et la force qui se dégageait de ses gestes. Quant à son adversaire, c’était un homme blond d’une trentaine d’années, de haute stature, au beau visage noble, mais défiguré par une hideuse expression de haine et de rage. Ses cheveux étaient aussi étincelant que le soleil et ses yeux gris scintillaient comme des étoiles en fusion. Son corps de guerrier était moulé dans un ensemble de cuir et de métal argenté et de multiples armes étaient fixées tout autour de son corps grâce à un arrachement de sangles de cuir sombre qui s’enroulaient comme des serpents autour de ses cuisses et de son torse.
Après un combat acharné contre ses propres jambes qui refusaient d’avancer, il finit par s’approcher suffisamment pour entendre ce qu’ils criaient. En dépit de la férocité de leur affrontement et le sifflement des lames, ils semblaient se…disputer.
- ASSASSIN ! hurla la femme. Monstre, traître. Infâme fils de…
- Silence ! lui répondit-il en criant aussi. Je n’ai pas de jugement à recevoir d’un enfant du démon !
- Je suis peut-être née d’un démon mais je ne lui ai pas vendu mon âme !
- Evidemment, tu n’en a jamais eu ! Tu es incapable de comprendre ce qu’est la dévotion ! Le sens du sacrifice ! Être capable de tout abandonner pour une cause est un privilège réservé aux…
- Le sens du sacrifice ? (Une pointe d’incrédulité perçait dans la voix de la jeune femme. Elle reprit en hurlant :) Comment crois-tu que j’en sois arrivée là ? Tu m’as pris tout ce que j’avais !
Et elle repartit à l’assaut avec encore plus de détermination. Au milieu du chaos des lames, l’homme trouva le moyen de se faire entendre :
- Les êtres comme toi ne devraient rien posséder. Vous autres, vous nous avez volé tout ce qui aurait dû nous revenir de droit !
- Tu as toi-même dépouillé tes propres soldats de ce qu’il y a de plus précieux. L’amour, la morale, la justice et même la vie. Et tu oses venir me faire la leçon ?
- Espèces inférieures et contrenatures ! Vous ne devriez même pas exister !
- Toi non plus !
Julian assistait à cet échange, bouche bée et impuissant. Ses pieds semblaient avoir fusionné avec la boue. Au-dessus de leur tête, la pluie s’était mise à tomber. Les deux rivaux continuaient de s’entretuer et de s’insulter, l’une traitant le premier de meurtrier, de tyran et d’assassin et l’autre continuant à la qualifier de folle, d’erreur de la nature et d’enfant du démon. Aucun des deux ne faisait attention à lui, il aurait tout aussi bien pu ne pas être là. Face à son impuissance, il s’était résigné à observer cet horrible spectacle, la poitrine contractée d’angoisse et de regret de ne rien pouvoir faire.
Le combat finit par ralentir pour finalement s’arrêter. Les deux adversaires se tenaient l’un en face de l’autre, essoufflés et transpirants, se fusillant haineusement du regard. L’homme finit par ricaner avant de déclarer d’une voix éraillée et moqueuse :
- Nous nous reverrons…
Il hoqueta de stupeur en voyant l’épée de l’homme se changer progressivement en glace depuis la pointe et se mettre à scintiller d’une lueur aveuglement. Le givre s’étendit jusqu’au pommeau de l’arme et commença à remonter le long des poignets de l’homme qui restait parfaitement impassible, affichant même un rictus vainqueur. La femme pour sa part, demeura parfaitement immobile comme distraite. Son visage était toujours noyé dans la brume.
Avec une rapidité déconcertante, la glace rampa sur la peau de l’homme blond et finit par atteindre ses épaules. Elle tinta d’un son cristallin en se répandant ensuite sur son torse, laissant son visage magnifique à nu. Une fois que tout son corps fut enveloppé d’un sarcophage de glace brillante, sa tête disparut également, avalée par le givre. La statut demeura là quelques instant avant de brusquement éclater dans une explosion de lumière et un fracas de fin du monde.
Il fixait encore l’emplacement humide où s’était tenu l’homme d’un air incrédule lorsqu’il entendit la voix de la femme. Elle était rauque et on aurait dit qu’elle était en train de s’étouffer. Il se tourna vers elle et cria d’horreur en voyant que son cœur était en flamme et jaillissait de sa poitrine comme s’il allait s’enfuir. Elle parlait de manière hachurée mais en se tenait parfaitement droite malgré la faiblesse qui se dégageait de son ton et sa blessure qui devait être affreusement douloureuse.
- Ne sois pas…désolé. Ne…te sens pas coupable…
Une si indicible tristesse et un si profond regret perçaient dans ses mots qu’il en eut la gorge serrée.
- Ne les laisse pas…tout détruire …veille sur...la paix…
Non, non, non…s’il-te-plait. Ne meurs pas. Ne m’abandonne pas.
Il sursauta en entendant sa voix, indéniablement masculine, qui semblait venir de vraiment très, très loin. Un tel désespoir résonnait dans son ton qu’il aurait voulu se mettre à pleurer. Mais il en était incapable, les larmes refusaient de couler.
- Je ne… regrette…presque rien…reprit la jeune femme et il eut l’impression qu’elle souriait.
Il eut envie de courir la prendre dans ses bras pour la soutenir en la voyant vaciller mais aussi pour la rassurer en réalisant qu’elle n’allait pas tarder à mourir. Cependant, il resta parfaitement immobile, planté sur ses jambes, son corps toujours aussi cruellement paralysé. La jeune femme prit une inspiration tremblante, le visage levé vers le ciel comme si elle pouvait y voir quelqu’un. Elle sembla rassembler ses forces pour prononcer ses derniers mots.
- Je…voulais juste te dire que…
Mais avant qu’elle puisse finir sa phrase, un tourbillon de flammes doré jaillit de son cœur incandescent et sanguinolent. L’incendie déchaîné l’emporta dans un grésillement et il vit sa silhouette se faire lentement avaler par l’éclat brûlant de flammes pour disparaître définitivement.
Un cri de désespoir pur fendit l’air comme un éclair, effaçant le paysage désolé comme un nuage de cendre dispersé par le vent. Une puissante odeur de brûlé persista dans ses narines alors qu’il se faisait emporter par un flot de ténèbres terrifiantes.
Il ouvrit les yeux sur un ciel noir constellé d’étoiles qui s’éteignaient une par une comme des chandelles. Il était allongé sur le dos sur ce qui semblait être de la pierre sèche et incapable de bouger. Il tenta de remuer, de se redresser, de se débattre et de hurler. Mais la nuit le maintenait solidement écrasé au sol et étouffait impitoyablement ses cris. Il n’arrivait pas à savoir s’il était prisonnier des ténèbres ou s’il était lui-même les ténèbres. Il agita la tête (ou du moins ce qui lui servait de tête) et cligna plusieurs de ses yeux aveugles pour tenter de repérer un signe lui indiquant où il était. En vain. Le paysage était noyé dans une brume opaque d’un noir d’encre.
Puis dans le silence pesant qui résonnait à ses oreilles, il entendit un sifflement strident percer l’obscurité comme un couperet. Il se dévissa le cou pour tenter de déterminer l’origine du bruit. Il pouvait l’entendre se rapprocher de lui dans un glissement qui le fit frissonner. Une terreur glacée lui coula dans les veines et son cœur s’emballa, résonnant furieusement à ses oreilles.
Un nouveau sifflement retentit tout près de son oreille et il sentit quelque chose lui effleurer le lobe. Il tenta de reculer ou de fuir mais ses membres refusèrent de bouger. Même sa tête était maintenu immobile par une force invisible. Il ferma fortement les yeux en sentant quelque chose de froid et de lisse s’enrouler autour de son cou et glisser sur son torse. Il frémit en priant pour que ce ne soit ce qu’il pensait. Mais lorsqu’il rouvrit les paupières, il put voir la pleine lune qui l’éclairait de sa douce lumière.
Le disque argenté illuminait le ciel nocturne d’une lueur bleuté et magique et pendant un instant, il se perdit dans sa contemplation. Puis un nouveau sifflement retentit, plus agressif que le précédent. Il sentit comme un poids sur son ventre et baissa les yeux.
Il poussa un hurlement en voyant qu’une dizaine de serpents noir aux corps huileux et épais dansaient paresseusement sur son corps, s’enroulant autour de ses jambes, écrasant ses bras et entravant sa respiration. Leurs crocs énormes luisant d’un venin vert brillaient à la lumière de la pleine lune. Il n’osa plus faire un mouvement de peur qu’ils ne se décident à l’attaquer.
Il trembla en sentant l’un d’eux s’enrouler amoureusement autour de sa gorge et lui siffloter à l’oreille. Les corps froids qui se pressaient contre sa chair le frigorifiait lentement et il crut qu’il allait lui aussi se transformer en statue de glace. Il aurait voulu se redresser en hurlant, jeter les serpents loin de lui pour ne plus jamais ressentir leur contact aussi glacé et dur que du marbre mais il resta parfaitement immobile, paralysé par la peur.
Puis, l’un des serpents, le plus gros et le plus imposant se dressa au-dessus de sa tête et le fixa droit dans les yeux sans ciller. Il se figea en croisant son regard vert poison étrangement humain. Le reptile resta un instant sans bouger, ondulant légèrement sur lui-même sans le lâcher du regard comme s’il voulait l’hypnotiser. Puis, sans prévenir, il ouvrit une gueule énorme dans un sifflement suraigu. Il eut juste le temps de voir jaillir ses crochets avec un chuintement feutré avant qu'il ne plonge en direction de son cou.
Il hurla en sentant un venin brûlant se répandre dans ses veines, son corps se tordre et sa vue se brouiller. Les crochets qui lui perçaient le cou devinrent brûlant et il eut l'impression qui se fondaient dans son sang. Lentement, avec une douceur et une douleur atroces, le serpent plongea la tête la première dans sa blessure, déchirant la peau et les os pour s'engouffer à l'intérieur de son corps. Il tenta à se débattre encore et de déloger le serpent de sa chair mais ses compagnons rampant le maintenaient toujours cloué au sol.
Il cria, réclamant désespérément de l’aide, un soulagement à sa douleur mais rien ni personne ne lui répondit si ce n’est l’écho de sa propre voix. Vaincu, épuisé, il sombra à nouveau dans les ténèbres…
Julian se réveilla dans son lit en hurlant comme un damné. Pendant un instant terrible, il resta paralysé dans le noir complet comme si les serpents noirs le retenaient encore cloué au sol. Il pouvait presque entendre leur sifflement à ses oreilles. Il pleura, sanglota, implora encore perdu entre rêve et réalité et finit par retrouver le contrôle de ses membres et de sa voix. Son cri s’éteignit et il se redressa dans son lit. Tremblant, en sueur, il tenta de reprendre une respiration normale. Sa gorge était sèche et irritée d’avoir trop crié et il se sentait tout poisseux. Il tendit l’oreille pour s’assurer qu’il n’avait réveillé personne et se souvint que son père était de garde de nuit aux urgences, que sa sœur dormait chez une amie, Domenica était rentrée chez elle depuis longtemps et sa mère dormait à l’hôtel ce soir. Quant à son grand-frère, cela faisait bien cinq ans qu’il ne vivait plus avec eux. Il fut soulagé de ne pas devoir expliquer la raison de ses hurlements à quelqu’un.
Il se tourna vers sa table de nuit pour allumer sa lampe de chevet et chasser les ombres sur les murs qui lui rappelait les horribles serpents de son cauchemar lorsqu’il vit que la bague de Deidre brillait d’une lueur rougeâtre dans la nuit. Il s’en saisit d’une main tremblante et le scintillement s’intensifia, éclairant la pièce comme une minuscule ampoule. La dernière fois qu’elle avait brillé comme ça, c’était lorsqu’un démon l’avait attaqué. Y en avait-il un dans sa chambre ?
Trop épuisé pour paniquer vraiment, Julian inspecta sa chambre du regard, sans se lever de son lit. Il n’était pas sûr que ses jambes pourrait le porter. A son grand soulagement, il ne vit rien. Pas d’yeux méchants scintillants d’un air mauvais dans l’obscurité, pas d’odeur de soufre ou de fruits pourris et pas de grognements menaçants. Rien que la nuit, la lumière de la lune qui filtrait à travers la fenêtre et les battement anarchiques de son cœur. En baissant les yeux, il vit que la pierre noire s’éteignait doucement comme les braises d’un feu de camp. Il respira plus librement. Le démon était peut-être parti ?
Vaincu par la fatigue, il s’enroula en position fœtal sur ses draps et reposa la bague sur la table de nuit, l’orientant en direction de son visage. Il avait l’impression que le bijou veillait sur lui comme un œil protecteur. Sa respiration et son rythme cardiaque s’apaisèrent et ses paupières se firent de plus en plus lourdes. Les quelques lueurs rouges qui se mouvaient à l’intérieur de la pierre le bercèrent doucement. Il ne voulait pas repenser à son rêve. Il avait trop peur et il était trop épuisé pour cela. Il voulait juste…dormir.
Il s’évanouit.