Le lendemain, après avoir réussi à remonter dans sa chambre par sa fenêtre sans trop de mal et s’être couché, Julian décida qu’il était malade.
Il n’était clairement pas assez motivé pour passer une journée de plus à l’institut derrière un bureau à écouter des profs parler pour ne – presque – rien dire. Aussi décida-t-il de simuler une petite grippe.
Son chirurgien de père partait tôt le matin, il ne risquait donc pas de percer à jour la supercherie grâce à ses compétences médicales. Le jeune homme n’eut alors qu’à s’enfermer dans les toilettes en courant bruyamment dans l'appartement pour se faire remarquer, s'enfermer aux toilettes et à mimer une violente nausée à grand renfort de hoquets, de toux et de verre d’eau versés à grand bruit dans la cuvette pour que Domenica et ensuite sa mère ne rappliquent à toute vitesse pour tambouriner contre la porte de la salle de bain en lui demandant ce qui n’allait pas.
En raison des quelques verres qu’il avait bu hier et de son sommeil court et agité, Julian n’eut pas à faire beaucoup d’effort pour paraître épuisé et maladif face à sa mère qui le prit dans ses bras en collant son front au sien pour tenter d’évaluer sa température. Prévoyant, il avait collé sa tête au radiateur de sa chambre pendant plusieurs minutes avant de commencer son show afin de laisser croire qu’il avait de la fièvre.
C’était un vendredi matin, sa mère était pressée et elle savait parfaitement que Lewis pourrait apporter les devoirs manquants à son fils et lui faire un petit cours de rattrapage express en prime. Elle décida donc qu’il pouvait rester à la maison pour se soigner.
Julian se retint très fort pour ne pas sauter de joie jusqu’au plafond lorsqu’elle le lui annonça.
Certes, il n’aimait pas plus que cela mentir à sa mère. Mais il avait en tête des projets bien plus divertissant que de rester assis en classe derrière un bureau. Il envoya rapidement un texto à Lewis pour le prévenir de son absence et retourna s’allonger en mimant la fatigue et une profonde migraine avec un air affligé.
Il devait sûrement avoir été acteur dans une autre vie.
Une fois sa mère partie après un dernier baiser, il sirota tranquillement une infusion aux plantes médicinales que lui avait préparé Domenica en le sommant de tout boire pendant qu’elle partait faire les courses. Il profita de cet instant de calme pour méditer sur ce qu’il avait appris la nuit dernière.
Il existait un monde magique peuplé de « Créatures de l’Ombre » comme les avait nommées Deidre. Il était appelé Monde de l’Ombre. Ces fameuses Créatures vivaient en parallèle avec les humains, dissimulées sous des charmes ou des enchantements. Et il semblait maintenant capable de voir cet univers merveilleux.
Julian n’arrivait pas à savoir s’il en était heureux. Était-ce une conséquence de la morsure du gobelin ? Ou bien en avait-il toujours été capable et toutes les apparitions qu’il avait vu auparavant et pris pour des illusions étaient en fait bien réelles ?
Ne trouvant pas de réponse à ces questions dans l’immédiat, il reprit son résumé.
Il s’était rendu à une fête de ce Monde de l’Ombre et il y avait vu des satyres, des loups-garous, des fées, des elfes et même une ondine. Il pouvait presque considérer cette dernière comme une amie. Il avait même réussi à obtenir un rendez-vous avec elle.
Il avait appris qu’il existait aussi des vampires, des sorciers, des sirènes, des phénix et peut-être tant d’autres Créatures qu’on ne lui avait pas encore mentionnées (Kris avait parlé des « démonistes », était-ce un autre nom pour désigner les sorciers ?)
Et visiblement, on le prenait pour l’une de ses créatures.
Ah ! Et un troll vivait autrefois sous Chiswick Bridge pour finalement déménager sous Richmond Railway Bridge. Il devait bien aimer la Tamise.
Ça c’étaient les grandes lignes.
Maintenant, il savait aussi que toutes les créatures du Monde de l’Ombre semblaient craindre et détester une mystérieuse Garde et des non moins mystérieux Seraphims. Mais malgré ses efforts, Julian n’avait pas réussi à savoir ce que c’était. Le nom « garde » et le fait que ces membres traquaient les gobelins sans papier laissait supposer qu’il s’agissait d’une sorte de police magique peu appréciée, mais pour ce qui était de ces fameux et apparemment terrifiants Seraphims, il n’était pas tellement plus avancé.
Son esprit romanesque s’en donnait à cœur joie, imaginant les théories les plus folles. Les Seraphims étaient-il des mercenaires traquant des Créatures de l’Ombre pour de l’argent ? Des guerriers chargés de les exterminer ? Une autre espèce du Monde de l’Ombre beaucoup plus dangereuse que toutes les autres ?
Déterminé, Julian sortit de son lit, s’assit à son bureau et ouvrit son ordinateur pour faire quelques recherches sur Internet.
En tapant dans la barre de recherche le mot « seraphim » il ne trouva aucun résultat. Mais son ordinateur lui suggéra l’orthographe « séraphin », il cliqua dessus et là, une foule de liens et d’images se déroulèrent sous ses yeux. Il décida pour commencer de lire les informations qu’offraient Wikipédia avant d’aller plus loin.
« Les séraphins sont des créatures célestes avec six ailes que l'on trouve dans la Bible et servant autour du trône de Dieu. »
Tel fut la première phrase qu’il put lire. Ça ne l’avançait pas beaucoup.
En poursuivant ses recherches, Julian fut surpris de découvrir que l’origine du mot en hébreu était bel et bien seraphim, lui-même dérivé du mot saraph signifiant brûler ou « qui cause une inflammation ». Les séraphins étaient donc censés être des créatures divines et littéralement en feu.
Pratique pour les barbecues au Paradis.
Il fut néanmoins surpris de constater que leur nom pouvait également signifier « serpent » ou « venimeux ». Mais cela avait plutôt un lien avec la fonction protectrice du reptile et n’avait rien à voir avec le serpent de la Bible qui tenta Adam et Eve.
Tous les sites s’accordaient cependant sur un même point, les séraphins – qui n’avaient donc rien à voir avec les adorables bébés joufflus ailés que l’on pouvait admirer dans les églises – étaient des êtres spirituels les plus proches de Dieu et ses protecteurs, servant autour de Son trône. Des guerriers célestes aux pouvoirs immenses pouvant repousser les ténèbres les plus noires et célébrant la gloire du Très-Haut dans des hymnes et des chants.
Tout un programme.
En fouillant un peu, il trouva même la version officielle de la hiérarchie céleste. Julian la survola rapidement sans vraiment trop s’y intéresser. Il n’avait jamais été croyant et ses convictions étaient sûrement trop païennes pour qu’il se permette de croire en la suprême puissance du Dieu unique. De plus, ses parents ne l’avaient jamais encouragé sur le chemin de la piété.
Julian avait tout de même du mal à imaginer que ces créatures divines puissent se balader tranquillement sur Terre. Surtout que les sites Internet les décrivaient comme des êtres immatériels trop purs et éclatants pour qu’ils soient supportables à la vue des humains. Les messagers divins envoyés pour guider l’Humanité étaient généralement des Anges et des Archanges moins puissants, représentés et glorifiés sur de très nombreux chefs-d’œuvre de grands maîtres, comme Michel-Ange, Raphaël ou encore Fra Angelico.
Par curiosité, Julian tapa Thaddeus Ravenclaw dans le moteur de recherche mais n’obtient rien de concret, à part des références à Harry Potter. Il préféra ne pas tenter l’expérience avec « Sorcière Noire » et poussa un profond soupir en fermant son ordinateur. Il s’appuya sur le dossier de sa chaise et renversa la tête en arrière pour réfléchir.
Le Monde de l’Ombre semblait encore ébranlé par l’Insurrection. D’après ce qu’il avait compris, c’était une sorte de révolution majeure, qui avait visiblement profondément marqué les esprits de toutes les Créatures.
De toute évidence, Thaddeus Ravenclaw y était de tout évidence intimement mêlé. C’était sûrement un Seraphim (ou un membre de la Garde) pour être aussi universellement détesté par les créatures de l’Ombre. Avec un peu de logique, la Sorcière Noire dont avait parlé Kris était son adversaire dans cette guerre et devait représenter les Créatures de l’Ombre. Mais c’était difficile de déduire qui avait remporté la bataille entre les deux camps.
Le jeune loup-garou lui avait dit que les Seraphims avaient repris leurs mauvaises habitudes d’avant l’Insurrection. Il y avait donc eu une amélioration notable après cet événement. Julian pouvait donc supposer que le Monde de l’Ombre avait eu l’avantage dans cette guerre et avait pu mener les négociations. Mais apparemment, les Seraphims étaient encore présents et commençaient à reprendre de l’assurance. Une nouvelle guerre se préparait-elle ?
Maintenant que ce fameux Thaddeus était apparemment de retour, c’était ce que semblait craindre Kris. Pendant un instant, Julian l’imagina une arme à la main, à demi-transformé en loup, debout au milieu d’un champ de bataille noyé sous la pluie, couvert de blessures et entouré d’ennemis aux ailes en feu. Puis il pensa à Aalisha. A l’eau de son étang rendue écarlate par le sang, les arbres desséchés, la gorge tranchée, ses beaux yeux bleus fixés sur le ciel sans le voir ; surplombée par un puissant guerrier ailé, auréolé de lumière et au sourire cruel.
Il frissonna.
Bondissant de sa chaise, il saisit son manteau noir, le même qu’il portait hier au Midnight Club, enfila ses baskets et décida de sortir. Il prit la bague de Deidre par simple sécurité et quitta sa chambre.
Domenica ouvrit la porte à l’instant où il effleura la poignée. En le voyant debout, la jeune Antillaise lui passa un savon mémorable en lui reprochant de ne pas prendre soin de sa santé. Avec une patience angélique, Julian négocia une petite balade d’une heure ou deux pour s’aérer l’esprit. En grande partie pour ne pas être obligé de ressortir une nouvelle fois par la fenêtre de sa chambre. En pleine journée, ça aurait été beaucoup moins discret.
Domenica finit par céder après lui avoir fait promettre de revenir pour le lunch. Julian jura et quitta la maison d’un pas joyeux, bien décidé à retourner au Midnight. Avec un peu de chance, il pourrait recevoir plus d’informations.
Il repassa rapidement par Holland Park pour voir si Aalisha était présente mais l’étang était vide de toute présence magique. En revanche, il était envahi de touristes allemands qui parlaient forts en mangeant des chips sur les pelouse et d’asiatiques qui prenaient en photo le moindre brin d’herbe en poussant des cris enthousiastes.
Julian haussa les épaules et pris la direction du Midnight Club.
Il retrouva la Moonlight Avenue sans se perdre une seule fois.
En pleine journée, elle était beaucoup moins effrayante. L’angoisse de la première fois passée, elle lui semblait déjà familière et accueillante, malgré les poubelles qui s’entassaient toujours contre les murs.
Julian s’avança d’un pas détendu et confiant, le regard fixé sur la porte au fond de la rue mais s’encoubla brusquement sur quelque chose. Il tituba, rétablit son équilibre de justesse et se retourna pour voir sur quoi il avait bien pu trébucher. Il manqua de s’étrangler avec sa salive.
Un homme à la peau sombre était affalé contre un mur. Sur sa tête recouverte d’une épaisse toison brune et emmêlée, une impressionnante paire de cornes jaillissaient d’entre ses boucles. Il avait des pattes de chèvre aux sabots fendus à la place des jambes et ronflait comme un tracteur.
Un satyre.
En se penchant, Julian devina à la forte odeur d’alcool qui émanait de lui qu’il était en plein coma éthylique. Il le secoua doucement par l’épaule pour tenter de le réveiller et en profita pour détailler attentivement sa barbe taillée en un bouc élégant, son torse parfaitement imberbe et la queue de chèvre qui dépassait de derrière son dos. Malgré sa petite taille, la créature était massive et possédait une musculature finement ciselée. Julian n’aurait pas voulu avoir à la défier dans un combat en un-contre-un.
Il se demandait s’il pouvait le laisser dormir là ou si les passants n’allaient pas finir par le remarquer et commencer à s’alarmer (la magie fonctionnait-elle si le magicien était bourré ?) lorsqu’il entendit un bruit venir de derrière lui, semblable au crissement des ongles sur un tableau noir. Le bruit atroce fit dresser ses petits cheveux sur sa nuque et crisper ses muscles. Il se retourna d’un coup et inspecta la ruelle d’un œil alerte.
Elle était vide. Complètement déserte.
Mais il pouvait sentir une présence autour d’eux. Maléfique et glaçante, elle semblait lui effleurer le dos dans une caresse visqueuse. Il frissonna une nouvelle fois et resserra sa prise sur l’épaule du satyre. Il le secoua de toutes ses forces, l’appelant alors qu’il ne connaissait pas son nom, l’implorant de se réveiller.
Le bruit se fit plus insistant et ressemblait de plus en plus à un rire moqueur face à sa panique. Une écœurante odeur de soufre et de fruits pourris se répandit dans la ruelle et Julian sentit une panique inexplicable se répandre dans ses veines comme un poison. Paralysé par la terreur, il s’accrocha à l’épaule du satyre toujours endormi qui fronça les sourcils dans son sommeil en reniflant. Il marmonna doucement :
- …démon.
La poitrine de Julian se serra et une sueur froide lui coula le long du dos. Il sentait, même sans la voir, que la présence se rapprochait. Lentement, très lentement, comme si elle se délectait de sa peur et de son impuissance. Un froid glacial, presque étouffant s’installa autour d’eux, engourdissant le bout de ses doigts et le faisant claquer des dents. Seule la chaleur du corps de satyre sous sa paume le maintint éveillé. S’il avait été seul, il se serait roulé en boule sur le sol, étourdi par le froid et aurait attendu sa fin.
Il entendit un grondement provenir du fond de la ruelle et discerna vaguement une forme sombre et massive qui lui rappela un gros chien sur le point de bondir sur sa proie.
Son cœur s’emballa et son cerveau envoyait des signaux de panique, lui hurlant de fuir le plus vite et le plus loin possible, mais ses jambes refusèrent de bouger. A travers la brume étrange qui obstruait sa vision, ses yeux rencontrèrent un regard de braise qui semblait contenir toute la colère, la malveillance et la perversité du monde. Un nouveau grognement retentit dans le silence de la ruelle. Julian songea à appeler à l’aide mais sa langue était en plomb. Il ne pouvait que rester là, accroupit face à cet énorme monstre grondant. Julian ne parvenait pas à la voir clairement car il était entouré d’une brume rouge et pestilentielle. La monstrueuse créature semblait lui promettre une longue et douloureuse agonie en montrant les crocs d’un air menaçant, sa gueule démesurée dégoulinante de bave et une lueur sadique brillant au fond de ses yeux fauve.
Un frisson fit trembler son échine et il ferma les yeux.
Mais alors qu’il croyait voir sa dernière heure arriver, une chaleur ardent enfla brusquement depuis l’intérieur de sa poche, le réchauffant doucement et le faisant reprendre conscience du monde qui l’entourait. Il baissa les yeux sur son manteau et vit qu’une lumière rougeâtre émanait de sa poche.
La bague de Deidre !
Il la saisit le plus vite et la brandit sans réfléchir en direction du monstre qui le menaçait. Ce dernier sembla hésiter, s’arrêta, grogna d’un air furieux en sortant les griffes et en montrant les dents. Il fixait la bague avec méfiance et sans ciller, les yeux étincelants de haine. La pierre, autrefois d’un noir profond avec quelques reflets rouges, brillait maintenant d’un éclat écarlate qui éclairait la scène d’une lueur sanglante. Julian se releva lentement et fit deux pas en avant, menaçant toujours le monstre avec le bijou. Entre ses doigts, l’anneau était brûlant et il le serrait si fort, de peur de le lâcher, que ses contours s’imprimait dans sa chair.
Le démon recula comme à regret. Sa queue en flamme battait l’air nerveusement derrière lui laissant une traînée d’étincelle dans son sillage. Ses grognements furibonds devinrent des gémissements effrayés. Julian avança encore et l’éclat de la bague se fit plus intense, l’anneau vibrait dans sa main et son bras s’engourdissait sous l’action de l’énergie qui l’enveloppait. Le démon semblait terrifié. Il couinait pitoyablement en reculant de plus en vite, jusqu’à se retrouver acculé contre un mur. Julian cessa d’avancer de peur que le monstre ne décide de l’attaquer sous le coup de la panique.
Il pouvait mieux le voir maintenant. La créature ressemblait effectivement à un gros chien rouge que l’on aurait écorché vif et dont les plaies suintaient de pus et de sang. Il avait quatre petites oreilles pointues réparties aléatoirement sur le crâne, un museau long avec plusieurs narines semblables à des pustules sur ce qui lui servait de truffe et des pattes de lion à six griffes. Sa gueule énorme et baveuse était garnie de crocs aussi menaçantes que des poignards et chaque fois qu’il grognait ou rugissait, une fumée rougeâtre empestant l’œuf pourri se répandait dans l’air.
Mais alors qu’il songeait qu’ils allaient rester ici à se regarder en chien de faïence jusqu’au soir, le monstre, dans un dernier grognement qui semblait promettre une revanche, disparut sans prévenir dans une odeur de brûlé et un flash de lumière noire.
Dès qu’il eut disparu, l’atmosphère se réchauffa doucement et Julian sentit ses forces l’abandonner brusquement. Il tomba en arrière sur les fesses et respira par à-coup pour se calmer. Dans son poing serré, la bague cessa de vibrer et s’éteignit doucement comme la flamme d’une chandelle. L’énergie magique que Julian avait senti bourdonner dans l’air s’évanouit aussi vite qu’elle était apparue et l’anneau redevint froid et inerte.
En observant ses doigts, le jeune homme vit les marques rouges et palpitantes que lui avait laissé le bijou.
Il serra les poings et inspira profondément pour se calmer.
Pendant que les battements de son cœur ralentissait, il songea furtivement que depuis qu’il avait rencontré Deidre à cet arrêt de bus, les événements les plus fabuleux mais aussi les plus terrifiants s’enchaînaient à une vitesse hallucinante. A ce rythme, il n’était pas sûr de tenir le choc.
Derrière lui, le satyre continua de grogner et de marmonner dans sa barbe d’un air mécontent sans ouvrir les yeux. Il gigota un peu dans son sommeil comme s’il combattait un ennemi invisible. Il ne s’était même pas réveillé !
Sans trop savoir s’il devait rire ou se scandaliser, l’adolescent se releva lentement en s’appuyant contre le mur et s’approcha de lui. Il tenta une nouvelle fois de le sortir de sa transe en le secouant un peu plus vivement et en l’appelant :
- Eh ho ! Vous m’entendez ? Debout !
Cette fois-ci, la créature daigna ouvrir paresseusement un œil. Cependant, son regard trouble ne semblait pas vraiment le voir. Julian ne se laissa pas démonter :
- Vous pouvez vous lever ?
Le satyre hésita, comme s’il n’avait pas très bien compris la question. Ayant déjà fait les frais à plusieurs reprises d’une puissante gueule de bois, le jeune homme savait que l’on pouvait parfois avoir du mal à s’amarrer dans la réalité le lendemain d’une cuite. S’il avait su comment l’appeler, ça aurait plus facile. Ne se sentant pas de lancer des noms au hasard pour tenter de faire réagir l’ivrogne, il entreprit plutôt de le remettre sur ses jambes. Il ne pouvait décemment pas l’abandonner dans cette ruelle. Le démon pourrait revenir.
A cette idée, Julian se retourna pour scruter les environs, attentif au moindre bruit et mouvement, guettant une attaque en traitre de la créature démoniaque. Mais il n’y avait personne à par eux. Et la bague qu’il avait remise dans sa poche resta parfaitement inerte. Il soupira de soulagement et empoigna le satyre sous les aisselles pour le relever de force. L’endormi grogna, protesta vaguement dans un demi-sommeil mais se laissa faire.
Julian le traina vaillamment jusqu’à la porte toujours aussi colorée du Midnight Club. Les ordures qui jonchaient le porche hier avaient été débarrassées. A la lumière du jour, ce bar aurait pu ressembler à n’importe quel autre établissement de Soho si Julian n’avait pas sentir la formidable énergie qui se dégageait de ses murs. Derrière les fenêtres, il pouvait entendre des bruits de chaises racler le sol et les bruits des verres qui s’entrechoquent.
Le satyre toujours dans les bras, il toqua difficilement à la porte avec le coude. Il n’aurait jamais pu pousser le battant avec ce poids mort et ronflant jeté sur l’épaule. Il entendit des pas s’approcher rapidement et manqua de tomber en arrière lorsque la porte s’ouvrit brusquement.
Kris se tenait dans l’embrasure de la porte, une énorme poêle à frire dans la main. Il croisa son regard et resta bouche bée. Julian décida de tourner la situation en dérision :
- Si j’ai fait quoique ce soit pour te contrarier, laisse-moi au moins une chance de m’expliquer avant de te servir de cette poêle.
Kris rougit furieusement, bégaya quelque chose, baissa les yeux sur le satyre qui Julian tenait toujours contre lui avant d’inspecter brièvement la ruelle d’un œil alerte. L’adolescent remarqua que les yeux du loup-garou brillaient d’un éclat jaune et phosphorescent. Mais cette lueur disparue très vite, laissant place à des prunelles d’un brun chocolat tout à fait charmant. Hier avec l’obscurité, il les avait cru noirs.
- Désolé, mais j’ai senti une présence démoniaque et j’ai…
- Les démons frappent à la porte avant d’entrer maintenant ? demanda Julian en haussant un sourcil.
Kris semblait mortifié.
- Non, non…c’est pas ça. C’est juste que…
Il se mordit furieusement la lèvre en baissant les yeux d’un air navré. Julian eut pitié de lui :
- Il y avait bien un démon. Mais je l’ai chassé, ne t’inquiète pas.
Kris redressa la tête, visiblement assez impressionné qu’il soit parvenu à mettre en fuite un démon à lui tout seul (Julian bénit au passage la bague de Deidre pour son aide précieuse), et lui demanda d’un ton inquiet qui le fit sourire intérieurement :
- Mais, tu n’es pas blessé ?
- Non, ça va. En revanche lui, dit-il en baissant les yeux sur le satyre, quelques secondes de plus et on ne retrouvait que ses cornes.
Puis s’adressant directement à Kris :
- Tu connais son nom ? Quand j’ai voulu le réveiller pour l’interroger, il m’a ronflé au nez.
- Il s’appelle Galan, il vient souvent boire quelques verres. Comme tu le sais sûrement, l’alcool est la grande faiblesse des satyres. Ils en abusent et deviennent vulnérables. Merci de l’avoir sauvé.
- Mais de rien, c’est tout naturel. Tu veux bien m’aider à l’emmener à l’intérieur ? Je lui offre un verre d’eau pour faire passer sa cuite.
- Oui, bien sûr.
Kris posa sa poêle et se plaça à la gauche du satyre pendant que Julian s’occupait de la droite. Passant chacun un de ses bras au-dessus de leurs épaules, ils le transportèrent le plus délicatement possible à l’intérieur. La manœuvre eut le mérite de réveiller un peu le soûlard qui fut presque capable de faire quelques pas. Kris les guida jusqu’à un canapé complètement défoncé que Julian n’avait pas remarqué la veille et l’aida à installer confortablement Galan entre les coussins jaunis qui sentaient un peu le moisi et la fumée de cigarettes.
Julian s’étira paresseusement et regarda sa montre. Dix heures et demie, il avait largement le temps de discuter un peu avec Kris avant de devoir rentrer.
- Je te sers un verre ?
La voix timide de Kris le fit sourire.
- Tu lis dans mes pensées.
Il le suivit jusqu’au bar, s’assit sur le même tabouret que la veille et attendit que le loup-garou lui fasse ses propositions. Ce dernier se baissa et fouilla un peu dans les placards sous le comptoir avant de dire :
- Alors j’ai…du jus de fruits du Jardin Boréal, du thé froid ou chaud du monde des humains, du nectar féerique, de l’eau ensorcelée, du sirop d’aubépine, de l’hydromel infernale, de la liqueur de lune…au moins que tu ne veuilles de l’alcool ?
- Jamais avant dix-sept heures, répondit Julian avec un sourire.
Bien qu’il mourrait d’envie de tester chaque boisson qu’avait mentionné Kris par simple curiosité, il préféra ne pas tenter le diable. Qui sait comment son organisme humain pourrait réagir à ces liquides magiques ?
- Un thé chaud, s’il-te-plait. Il fait froid dehors.
Kris emprunta une porte presque invisible de la même couleur que le mur et recouverte de poster. Julian l’entendit remplir une bouilloire, la brancher et faire cuire l’eau en cherchant une tasse. Il l’entendit ouvrir et fermer des placards en marmonnant.
- Quel thé ? lui cria-t-il depuis l’autre pièce.
- Earl Grey Green Tea, c’est possible ?
- Bien sûr, on est en Angleterre tout de même, sourit Kris en revenant après quelques instant, une théière fumante dans la main et une grande tasse recouverte d’un passe-thé dans l’autre.
Le jeune homme posa tout son attirail sur le comptoir et lui demanda avec un grand sourire :
- Sucre ? Lait ? Citron ?
- Sucre et citron, please.
Julian fit rouler l’accent presque aristocratique que lui avait enseigné sa mère sur le bout de sa langue en admirant les reflets dans la lumière dans les mèches d’or et de cuivre de son interlocuteur. Dans une élégante coupe en verre ciselé, Kris lui servit des rondelles de citron et lui tendit le sucrier. L’adolescent patienta sagement que son infusion soit prête, pour la verser dans sa tasse à travers le passe-thé. Il admira un instant les petits morceaux de feuilles de thé vert virevolter tranquillement en suivant les ondulations du liquide, la tête appuyée sur sa main, plongé dans ses pensées. Kris ne dit rien non plus et sortit un balais d’un placard pour nettoyer un peu le sol.
Le frottement de la brosse sur le parquet et les vapeurs parfumés de son thé apaisèrent Julian. Ses épaules se détendirent et il respira plus librement. Il n’avait pas réalisé à quel point sa rencontre avec le démon l’avait terrifié. Autour de sa tasse, ses doigts frigorifiés tremblèrent un petit peu. Il les colla un peu plus fermement à la céramique brûlante pour les réchauffer et but une gorgée de son thé en la dégustant pleinement.
Tout en appréciant l’amertume des feuilles, l’acidité du citron et la douceur du sucre, il réfléchissait intensément.
Il se demanda si ce qu’il faisait, courir après le surnaturel, revenir au Midnight Club ou chercher à revoir Deidre, était vraiment une bonne idée. Si ce n’était pas un peu trop dangereux.
La question ne se posait même pas. Évidemment que c’était dangereux ! Extrêmement risqué et peut-être même suicidaire ! Il n’était qu’un pauvre petit humain sans pouvoir, perdu dans un univers peuplé de démons semblables à celui qu’il venait de croiser. S’il n’avait pas pris la bague avec lui avant de partir, comment aurait-il fait ? Aurait-il fini déchiqueté par les griffes de la bête ? Aurait-il fui lâchement en abandonnant le satyre à un triste sort ? Son cœur tressaillit face à tant d’inconnues.
Mais il se remémora le plafond enchanté de Deidre, les lucioles d’Aalisha et sa voix ensorcelante, la fête magique d’hier soir et ses doutes s’apaisèrent. Certes, la magie était dangereuse et ce monde effrayant. Mais il était aussi magnifique. Et c’était cette beauté que Julian voulait découvrir.
Et puis, il avait peu de chance de revenir à un quotidien normal, maintenant qu’il savait quel genre de créatures monstrueuses se tenaient tapies dans l’ombre.
Un grognement sonore le tira de ses pensées. Il se retourna pour voir si le satyre Galan s’était réveillé. C’était bien le cas. Il se tenait le front en fermement les yeux et en marmonnant dans sa barbe.
Kris posa son balais et s’approcha de lui doucement :
- Galan ? Tu m’entends ?
- Smurf, groumpf…
- Galan ?
-…rrête de crier.
Julian ne préféra pas imaginer la quantité d’alcool qu’avait dû ingurgiter le satyre hier soir pour se taper une migraine aussi carabinée. Kris avait pourtant presque murmuré.
- …laisse-moi tranquille…de l’air.
Le jeune loup-garou ne sembla pas se formaliser de sa mauvaise humeur et lui tendit un grand verre d’eau fraîche. L’homme-chèvre ouvrit péniblement un œil, saisit le gobelet et le vida d’une traite dans un puissant déglutissement. De l’eau coula dans sa barbe et son torse. Il poussa un rot retentissant suivit d’une bordée d’injures. Julian eut du mal à ne pas éclater de rire et Kris devait se contenir lui aussi pour ne pas glousser. Ses yeux pétillaient d’amusement et un mince sourire ornait ses lèvres.
Le satyre se dirigea vers le bar d’un pas titubant en bêlant de temps à autre et se hissa difficilement sur le tabouret voisin de Julian. Le loup-garou passa derrière le bar après s’être assuré que l’équilibre du vieux grincheux était suffisamment stable et lui offrit un deuxième verre d’eau qu’il vida encore plus vite que le précédent.
- Ça va mieux ? demanda poliment Julian, sa tasse de thé à la main.
- Qui c’est c’ui-là ?
Le satyre avait l’air méfiant. Heureusement, Kris vint à sa rescousse.
- C’est Julian Clever, Galan. Il est nouveau ici, alors soit gentil avec lui s’il-te-plait, puis s’adressant directement à Julian, excuse-le, il est méfiant avec tout le monde. C’est l’âge qui fait ça.
- L’âge et la gueule de bois, non ?
- C’est ça, moque-toi ! intervint Galan, les yeux brillant de colère. Vraiment, les jeunes n’ont plus aucun respect pour les anciens de nos jours…
L’adolescent en question étouffa un rire en songeant que Galan ressemblait beaucoup à un grand-père un peu bourru qui regrettait le bon vieux temps. Il noya son amusement dans sa tasse de thé tandis qu’à côté de lui, Galan tentait de commander une pinte d’hydromel à un Kris intraitable.
- Non, c’est hors-de-question. Tu as assez bu hier pour les trois prochaine décennies ! En plus, avec les Seraphims qui deviennent de plus en plus agressifs, tu dois avoir les idées claires pour te défendre !
Julian s’étonna qu’il ne mentionnât pas également l’apparition du démon à titre d’exemple mais tint sa langue. Il se demanda à quel point les Seraphims étaient des créatures redoutables pour qu’on les cite avant les créatures démoniaques ? Le satyre grogna, râla mais finit par se résigner et demanda un autre verre d’eau glacée. Un silence confortable s’installa progressivement, interrompu de temps à autre par le tintement de la cuillère de Julian sur les bords de sa tasse.
***
Il ne s’écoula à peine plus d'une demi-heure avant que le bar ne commence à se remplir de clients.
Des personnes aussi humaines d’apparence que Kris, que Julian supposa donc être des loups-garous, firent leur entrée en premier. Certains se mirent au travail, apportant de nouvelles bouteilles, époussetant les meubles, sortant des tables, installant des chaises (sûrement rangées la veille pour laisser place à la fête) et décrassant un peu les fenêtres. Les autres commandèrent à boire à s’assirent pour commencer à discuter et à boire dans une ambiance très conviviale. Vinrent ensuite d’autres satyres, qui débarquèrent dans un concert de sabots et de bêlements. Si la plupart étaient torse nus, certains portaient des t-shirts souvenirs de Londres si kitsch que ça en devenait ridicule. Chacun dêntre eux possédait une flûte de pan pendue autour de leur cou par un lien de cuir. Ils semblaient bien connaître Galan et entamèrent très vite une discussion à propos d’alcool (n’avaient-ils que cela en tête ?) avec lui.
Quelques minutes plus tard, deux petites créatures franchirent la porte et s’installèrent à une table non loin de Julian. Ce dernier ne put s’empêcher de les admirer du coin de l'oeil, tellement elles étaient fascinantes. Elles avaient des ailes de papillons scintillantes, une peau violettes pour l’une et bleu indigo pour l’autre, des yeux de cristal, des oreilles en pointe décorées de nombreuses boucles d’oreille en rubis et émeraude et de longues chevelures soyeuses et brillantes, flottant dans le moindre courant d’air. Elles étaient toutes deux d’une beauté saisissante, mais très semblable qui semblait sous-entendre un lien de parenté. Elles parlaient d’une voix claire aussi ensorcelante que celle d’Aalisha. Julian aurait pu les écouter parler pendant des heures même s’il ne comprenait pas un traître mot de ce qu’elles disaient, et pour cause : elles semblaient parler la même langue que le gobelin qu’il avait croisé hier.
En toute logique, il décida que c'était des fées.
Un groupe d’elfes aux cheveux clairs, à la beauté surréaliste et aux oreilles en pointe, armés d’arc et de flèches furent les derniers à débarquer. Ils s’assirent à une table dans le coin de la pièce avec une grâce surpassant de loin celle des chats et commandèrent de la liqueur d’hibiscus elfique. La boisson était d’un magnifique rouge vif, parfaitement hypnotisant, saupoudrée de paillettes d’or et exhalant une délicieuse odeur sucrée. Julian aurait adoré y goûter mais il se méfiait des conséquences d’un liquide inconnu sur son organisme d'humain. Il se contenta donc de tranquillement finir son thé.
Personne ne fit le moindre commentaire sur sa présence, ne vint lui chercher des noises ou ne se leva soudainement pour le pointer du doigt en hurlant qu’il n’était pas une créature magique, et l'adolescent se permit enfin de se détendre un peu.
Au bar, les satyres avaient commencé à jouer des airs légers sur leurs flûtes, les elfes parlaient entre eux dans une langue inconnue mais agréable qui ressemblait à un poème et résonnait sur les murs de la salle. De leur côté, les fées riaient gaiement en faisant de l’œil à tous les mâles aux alentours. L’ensemble était bruyant mais très heureux et convivial. Julian se sentit soudainement parfaitement à sa place dans ce joyeux désordre. Il souhaita pendant un instant que ce moment puisse durer éternellement.
Mais au moment où il commençait enfin à se détendre tout à fait, il sentit un brusque changement dans l’atmosphère. Une tension soudaine et sous-jacente, comme un élastique tendu à mort et sur le point de craquer.
L’un des adolescents que Julian soupçonnait d’être un loup-garou se redressa, huma l’air en fronçant les sourcils et murmura d’un air sombre :
- Seraphims.
Aussitôt, ce qu’il restait de bonne ambiance s’évanouit dans l’air. Les rires et les chants s’étaient tus. Tout le monde se regardait ou fixait la porte avec une appréhension teintée d’amertume. Si Julian était déçu de voir cette joie légère s’envoler, il était tout de même curieux de voir à quoi ressemblait ses fameux Seraphims. Il essaya de ne pas avoir l'air trop curieux ou impatient en se dissimulant derrière sa tasse de thé et en calquant son comportement sur celui des autres convives pour ne pas se faire remarquer.
Au début, ce n’était qu’une impression. Une ondulation dans l’air, une sensation de chaleur parfaitement incongrue en ce mois de novembre. C’était négligeable, un humain normal n’y aurait sûrement même pas prêté attention. Pourtant, Julian les sentit approcher au plus profond de sa chair, comme si un instinct qu’il ignorait posséder le sommait de fuir le plus loin possible ou de se battre sans plus attendre. Il réalisa avec un temps de retard et beaucoup de surprise qu'il s'était inconsciemment mis à chercher autour de lui ce qui pourrait lui servir d'armes. Théière, porte-manteau, fourchettes, petite cuillière...l'idée de fracasser sa tasse contre le comptoir pour se servir de bords coupant comme d'une lame lui traversa même l'esprit un court instant, mais il la chassa vite.
Lentement, il entendit des bruits de pas, lourds et menaçants, venir de la rue. La présence se fit plus lourde, plus imposante. Une sorte d’aura lumineuse semblait s’avancer derrière la porte et Julian entendit son cœur commencer à accélérer doucement pour le préparer au combat ou à la fuite. En sentant la menace approcher, toutes les créatures présentes dans la pièce se tendaient un peu plus. Les elfes tripotaient nerveusement leurs arcs et leurs flèches, les satyres ne tenaient plus en place, les ongles manucurés des deux fées s’étirèrent furtivement pour devenir des griffes, longues d’une quinzaine de centimètres, toujourd aussi parfaitement manucurées mais tranchantes que des rasoirs. Les loups-garous, présents en plus grand nombre, grognaient dans leur barbe et se rapprochaient les uns des autres. Julian pu voir que leurs yeux brillaient du même éclat jaune que celui de Kris quelques minutes plus tôt.
Les pas finirent par s’arrêter juste devant la porte en métal et toute l’assemblée retint son souffle.
Le battant grinça en s’ouvrant et Julian étouffa un hoquet de surprise.
Six adolescents se tenaient dans l’embrasure de la porte, vêtus de longs manteaux de cuir noir à capuche, brodés d’un même écusson au-dessus du cœur. Julian ne put le détailler à cause de la distance. La mine peu avenante, les sourcils froncés, ils avaient l’air de chercher les ennuis. Le jeune homme fut étonné de voir qu’ils étaient tous vraiment très beaux, bien qu’ils aient des tailles, des visages et des physionomies très variées.
Les deux plus petits du groupe étaient sveltes presque androgynes et possédaient des visages parfaitement identiques. Des jumeaux sans doute. Ils avaient le même grain de beauté sous l’œil gauche, la peau très blanche et des cheveux mi-long d’un blond platine étincelant à la lumière. Le troisième membre était roux, le nez aquilin couvert de taches de rousseur et l'air survolté. Ses bras musclés étaient obstinément croisé sur sa poitrine et ses épaules semblaient trop larges pour un adolescent de son âge. Son torse puissant et ses mains caleuses et fortes étaient clairement celles d’un guerrier. Il fixait toute l'assistance avec un air de mépris supérieur parfaitement horripilant. Julian ressentit une pointe de méfiance se glisser petit à petit dans son esprit.
La seule fille du petit groupe était grande et mince presque frêle, mais sa posture irradiait d’une force et d’une agilité peu commune. Elle avait les traits fins, des cheveux noirs coiffés en une longues tresse qui pendait dans son dos et un nez en trompette qu’elle fronçait adorablement. Elle portait des bottes faites pour l’escalade et des gants aux phalanges recouverte d’une fine couche de métal. Le garçon à ses côtés, bien que plus grand et beaucoup plus massif devait sans conteste être son frère. Ils avaient les mêmes yeux de biche et la même carnation hâlée. Une ombre de barbe décorait sa mâchoire carrée, accentuant encore son air buté.
Le plus grand qui était également le plus avant du groupe, était un splendide adonis au visage d’ange. Sa courte chevelure d’un brun chocolat montrait quelques reflets cuivrés, ses lèvre étaient pleines et délicieusement roses, appelant aux baisers, et sa peau caramel parfaitement lisse soulignait une ascendances étrangère. Il se tenait très droit et était de tout évidence, le plus âgé et le meneur du groupe. Mais la perfection de son visage était gâchée par la sévérité de sa moue un peu boudeuse. Comme les autres, il ne cachait pas son déplaisir de se trouver là.
En dépit de leurs différences physiques, les Seraphims avaient tous le même regard gris-bleu profond, aussi tourmenté que l’océan un soir de tempête et le même air hautain que Julian se décida à exécrer.
Ils semblaient à peine plus âgés que Julian, et même s’ils dégageaient une indéniable prestance, ils n’étaient pas spécialement effrayants, ni même repoussants. Au contraire, à l’instar des anges dont ils portaient le nom, ils irradiaient d’une beauté si éclatante qu’elle en était presque douloureuse à contempler. Sans leur attitude froide et adulte, ils auraient pu passer pour des adolescents parfaitement ordinaires, puis que clairement plus resplendissants que la moyenne. Mais ce qui frappa le jeune homme en dehors de leur jeunesse et de leur splendeur fut la dureté de leurs traits. Ils avaient exactement la même expression que Deidre. Froide et antipathique, presque hantée. Comme pour elle, il sentait que leur attitude était une forteresse, bâtie pour tenir le reste du monde à distance de leurs sentiments. Pour se protéger.
Mais de quoi ?
La tension dans la pièce était à son comble et Julian entendit l’une des deux fées murmurer en anglais :
- Des membres de la Garde…
C’était donc eux ? Les Seraphims et la Garde n’étaient qu’une seule et même entité ? Pourquoi alors, tous en parlait comme de deux choses bien distinct ? Et puis, pourquoi tant d’angoisses refoulées et d’inquiétudes à peine masquées ? Ce n’était que des adolescents. Bien que leurs regards froids et menaçants et leur air hautain puissent paraître effrayants, ce n’était que des gosses ! Que pouvaient-ils faire face à plusieurs dizaine créatures magiques redoutables ?
Ce fut seulement lorsque le leader fit un pas en avant et que les pans de son manteau de cuir s’écartèrent légèrement que Julian remarqua qu’il était lourdement armé. Il entrevit pas moins de cinq poignards de taille différentes sanglés à sa ceinture ainsi qu’un fouet en argent enroulé autour de sa cuisse. Il vit du coin de l’œil les loups-garous tressaillirent à la vue de l’arme et se souvint des vieilles légendes.
Les lycanthropes ne supportaient pas l’argent.
Visiblement c’était vrai.
Il jeta un coup d’œil aux autres qui n’avaient pas remué d’un cil et devina les contours de poignards, d’épées de toutes les tailles et d’autres armes qu’il ne parvint pas à identifier, dissimulés sous leurs vêtements amples.
Julian se tendit, désormais sur ses gardes.
- Qu’est-ce que vous voulez ?
C’était Kris qui avait parlé. Julian reconnut à peine sa voix, tant elle était agressive, emplie de méfiance et de fiel, à mille lieux de celle, charmante et enrouée quoiqu'un peu timide qu’il lui avait fait entendre.
L’adonis prit la parole d’une voix grave et sèche, son expression laissant clairement savoir qu’il aurait préféré être partout ailleurs qu’ici.
- Nous avons détecté une émanation démoniaque près de cet endroit, et nous venons donc enquêter. Avez-vous remarqué quoique ce soit d’anormal pendant cette dernière heure ?
C'était difficile de poser une question sur un ton plus offensant.
- Nous vous rappelons que l’invocation de démons est rigoureusement interdite.
C’était la fille qui avait parlé, ses yeux lançant des éclairs, les bras croisés et l’expression féroce. Une telle animosité se dégageait d’elle que Julian sentit une chair de poule presque douloureuse lui hérisser les avant-bras. Il songea que si on enfermait cette fille avec eux pendant une heure et qu’on lui donnait une hache (si tant est qu’elle n’en possédât pas déjà une dissimulée sous ses vêtements), elle ferait un véritable massacre.
- On a l’air de faire quelque chose d’illégal ? cracha un loup-garou qui s’était rapproché du bar pour soutenir Kris.
Julian remarqua que tous les autres lycanthropes de la pièce avaient resserrés les rangs presque inconsciencement autour du comptoir pour faire face à l’ennemi. Il songea au fameux instinct des loups - la protection de la meute - et trouva cette solidarité sous-jacente qui se posait là comme une évidence, très touchante. Mais ce ne fut pas le cas des Seraphims qui prirent ce rapprochement comme une menace. Par réflexe, ils portèrent la main à leurs armes ce qui fit grogner les loups-garous et tressaillirent les elfes. Seul le leader du petit groupe n’avait pas remué d’un cil, l’air parfaitement insensible à la tension ambiante. Il se contenta de soupirer comme s’il savait déjà que la conversation allait dégénérer en baston générale quoiqu’il fasse.
N’ayant pas spécialement envie d’assister à un bain de sang, Julian surprit l’assemblée en prenant la parole :
- Il y avait bien un démon ici, il y a une heure. Mais il est parti.
Tous les Seraphims et les clients du bar se tournèrent vers lui d’un seul mouvement. Julian se retint de se tortiller sous le poids de tous ses regard. Il avait l'impression d'être de retour en classe et de devoir faire un exposé devant ses camarades.
-Comment ça, il est parti ? demanda d’un air suspicieux le frère de la jeune Seraphim qui pour sa part, le fusillait du regard.
Elle semblait profondément regretter que la discussion n’ait pas déjà dégénéré en mêlé générale.
- Il est parti car je l’ai chassé, expliqua patiemment Julian et se tournant complètement vers eux, croisant les jambes pour se donner contenance.
- Chassé et non pas tué. Pourquoi l’avoir laissé partir ?
Cette fois c’était le roux qui avait parlé, posant sa question sur le même ton qu’un enquêteur du MI6 persuadé de tenir un terroriste et déterminé à le faire avouer. Julian commençait un peu s’agacer. La méfiance de ces gens lui semblait quelque peu disproportionnée. S’ils traquaient vraiment ce démon, pourquoi enquiquiner le monde en restant ici à poser des questions idiotes alors que leur objectif se promenait librement dans la nature et avait peut-être déjà fait une autre victime ? Ils l’auraient déjà retrouvé depuis longtemps, ce démon, s’ils étaient directement reparti après qu’on leur ait gentiment expliqué qu’il n’était plus là.
- Je ne l’ai pas laissé partir, il a fui avant que je puisse l’achever.
- Comment ça, il a fui ? Devant vous ?
- Ne suis-je pas très menaçant ? fit Julian en écartant les bras, masquant son énervement sous une pointe d’humour.
Si sa blague fit sourire quelques Créatures de l’Ombre, les Seraphims restèrent parfaitement de marbre et eurent même l’air encore plus méfiant, si cela était possible. Ils fixaient Julian comme s’il avait en réalité caché ce démon dans sa poche.
- S’il vous a attaqué, pourquoi ne pas l’avoir tué ? insista la fille d’un air mauvais. Vous allez me faire croire qu’il a abandonné la partie face à une Créature de l’Ombre, seule et isolée ?
- Premièrement, ce n’était pas moi qu’il attaquait, répliqua Julian d’un ton doucereux, mais cette personne (il désigna Galan qui eut l’air de vouloir disparaître sous terre) à laquelle j’ai simplement offert assistance dans la mesure de mes moyens. Deuxièmement, si je ne m’abuse, c’est votre travail de tuer les démons n’est-ce pas ? Comment expliquez-vous alors que l’un d’eux se soit retrouvé dans cette ruelle, à quelques mètres seulement de la population humaine - faible et sans défense, je vous le rappelle - et quand plus, vous n’arriviez qu’une heure après ?
La jeune fille eut l’air d’avoir reçu une gifle. Elle rougit, ouvrit la bouche pour répondre mais, manquant d’inspiration ou d’arguments pertinents, elle la referma, les yeux étincelants de rage. Julian avait simplement supposé grâce à la logique la plus élémentaire que c’était le job des Seraphims de chasser les démons puisqu’ils venaient les interroger à ce sujet. Il n’avait pas vraiment voulu les insulter, mais il comprit vite que désormais, si on offrait une hache à cette fille, il serait le premier visé.
- Le démon…
- …a dissimulé son énergie…
- …nous avons eu du mal…
- …à retrouver sa trace.
- Et nous en avons croisé d’autres…
- …en chemin…
- …et ils nous ont quelque peu…
-… retardés.
C’étaient les jumeaux qui avaient parlé, chacun finissant la phrase de l’autre d’une voix égale, sans même avoir besoin de se consulter du regard. Si certaines personnes auraient pu penser qu'une telle complicité fraternelle puisse être touchante, Julian trouvait toujours cela parfaitement flippant.
- Nous avons également détecté une autre énergie suspecte…
Le grand brun baraqué qui se tenait juste derrière le meneur se tut en fixant tour à tour chaque Créature de l’Ombre présente d’un air accusateur, comme s’il attendait un signe qui pourrait les trahir. Mais trahir quoi ? Julian jeta un coup d’œil aux autres Créatures de l’Ombre mais visiblement, personne ne comprenait ce qu’il voulait dire par-là. Elles se regardaient tous d’un air consterné, se demandant silencieusement si l’une d’entre elles avait senti une quelconque variation d’énergie.
Agacé et impatient, le Seraphim finit enfin par expliquer sa pensée.
- Vivian Lane.
Toute la salle tressaillit à ce nom, sauf Julian qui n’y comprenait rien.
- Officiellement reconnue comme coupable de crimes contre le Monde de l’Ombre par toute la Communauté magique, continua le Seraphim, visiblement content de son effet. Offrir asile à un criminel recherché peut vous coûter très cher.
Un frisson outré parcourut la salle. Les loups-garous grognèrent et les satyres manquèrent de s’étouffer avec leurs boissons.
- Thaddeus Ravenclaw aussi était un coupable ! cracha une fée en fusillant tous les Seraphims de ses yeux de cristal. Et pourtant, beaucoup d'entre vous n'ont jamais hésité à lui offrir une protection !
Elle était si terrifiante et irradiante de colère, qu’à leur place, Julian aurait pris ses jambes à son cou.
Le jeune homme se tut brusquement et rougi de colère comme sa sœur. Mais bizarrement, il ne rendit pas la politesse à la fée et baissa les yeux devant son regard furibond. En l’absence du frère, ce fut la sœur qui prit le relai :
- Ce n’est pas de Ravenclaw que nous parlons mais de Lane !
- La Sorcière Noire n’est pas ici, affirma un loup-garou.
- Vraiment ? Comment expliquer que nous ayons pu sentir son énergie ?
- On a l’air de la dissimuler dans notre poche ?
- Vous en seriez bien capables, tous autant que vous êtes !
- Mais êtes-vous bien sûr que ce soit la sienne ? intervint Julian avant la discussion ne devienne encore plus agressive.
Un ange passa.
- Mais évidemment ! affirma la brune.
Pourtant une étincelle de doute traversa son regard. Julian décida d’en profiter.
- Ecoutez…que vous ayez senti une énergie démoniaque suspecte dans le coin et que vous veniez enquêter sur les lieux est parfaitement légitime et compréhensible. Cependant, nous n’avons rien senti de ce genre et nous n’avons rien à nous reprocher. Il est donc extrêmement malvenu de votre part de persister à nous interroger. Cela pourrait être considéré comme un abus de pouvoir.
Il laissa le temps à ses paroles de faire effet, voyant dans leur attitude qu’il avait réussi à ébranler la conviction des Seraphims de se trouver dans leur bon droit. Puis, il ajouta :
- Vous ne voudriez tout de même pas provoquer une deuxième Insurrection par simple obstination, n’est-ce pas ?
Il craignait d’exagérer en citant un exemple aussi violent qu’avait dû l’être cette guerre mais le murmure de soutien qui balaya l’assemblée le rassura. Le petit groupe eut un mouvement de recul et chacun porta à nouveau ses mains à ses armes, mais pas d’un geste menaçant. Plutôt dans une tentative de se défendre, comme si les Créatures rassemblées-là étaient devenus de terribles dangers.
Ce fut le Seraphim le plus âgé qui rompit le silence pesant qui s’était installé en s’adressant à Julian.
- Quel est ton nom ?
- Je ne vois pas en quoi ça vous concerne.
Face à son refus, le regard du Seraphim se durcit et sa voix se fit tranchante.
- Si ce n’est pas à moi que vous le dites, et tout de suite, vous devrez comparaître devant la Cour angélique pour refus de coopérer.
Julian n’avait aucune idée de la gravité de cette option mais préféra ne pas s’enfoncer d’avantage dans les ennuis. Ne sachant pas si le guerrier en face de lui pouvait flairer les mensonges, il dit la plus simple vérité :
- Clever. Julian Clever.
Il se sentait un peu des airs de James Bond à parler ainsi. Mais le Seraphim ne reconnut pas la référence ou alors il s’en moquait.
- Très bien, nous nous en souviendrons.
Voyant qu’il s’apprêtait à partir sans plus de cérémonie, Julian ne put résister à la tentation de le provoquer un peu :
- Et toi ?
Le Seraphim se retourna, le jaugea rapidement du regard, visiblement méfiant. Julian lui répondit par un sourire insolent et provocateur.
- Gabriel Hartwood, lâcha enfin le Seraphim du bout des lèvres.
Il tourna les talons sans une parole de plus et quitta la pièce d’un pas martial, tel un soldat bien entrainé. Les autres suivirent le mouvement sans faire trop de vague. Seule la jeune fille adressa un dernier regard meurtrier au jeune homme avant de quitter la pièce en claquant la porte derrière elle.
Julian comprit sans qu’elle n’eût besoin de parler.
« Je te retrouverai. Je te retrouverai et ce jour-là, tu me le paieras. »
Pour ce qui est de Julian, il est clair que c'est un parfait inconscient mais peut-être est-ce à cause de sa nature profonde que l'on tente encore de déterminer, tu ne crois pas ? Ou bien peut-être est-ce cette fameuse bague magique pas si anodine qui lui donne toute cette assurance ? Va savoir...
Je reviens vite avec la suite et de nouvelles réponses ^^