Tâchée de flou, ma vision lentement se recomposa. D’un battement de cil, je dégageai de la surface de mes yeux les humeurs du sommeil, laissant le paysage vaporeux verser sur la cornée son vermeil. Aux pores du cristallin s’amarrèrent des navires de couleurs, bannières au vent et gonflés de pigments. Leurs équipages, pirates de l’inspiration, remontèrent dans leurs chaloupes le long des nerfs l’image dont vacillait le ton.
Une brume légère enlaçait le pont, diffusant dans sa masse aérienne les rayons en ascension. La chaleur d’un ciel brouillon se dévisageait dans le profond de la mer, y mêlait la confusion de son reflet aux nappeuses impressions.
Perçant les cieux de ses cimes alambiquées, une cité superposa ses teintes au décor. Les bâtiments, azurs de corps, se confondaient avec le vague ambiant. De mon mirador me parvenait le diffus d’une agitation : dans des centaines de corridors s’écoulait le spectre d’une nation.
Ascendants, descendants, vrillants et s’enlaçant, les couloirs de ce Tartare imposaient à la gravité leur hasard. Inspirant par son nez le brouillard, l’Arès de ces lieux apparut: un colossal vieillard était allongé en fakir sur les pics de la cité-cauchemar et fumait son cigare tel César sirotant sur un divan son nectar.
De ses doigts noircis, il fouilla le gris de sa barbe et dégagea de la cendre une pensée épanouie. Sans doute avait-il remarqué ma présence, car ses yeux, lunaires et parsemés de cratères, eux qui jusqu'ici roulaient dans leur orbite, stoppèrent leur danse aux lignes inscrites.
Il pencha sur moi l'allonge démesurée de son corps, déposa à mes pieds la fleur puis hurla à la mort. Les nuances vibrèrent alors si fort que l'air s'emplit de douleur. Le fond indigo vira au mauve puis au noir. Je sentais perler sur ma peau la sueur de l'effroi et de la peur: la détresse distillait dans l'atmosphère, et à l'agonie du géant se joignit la plainte de mes prières.
J'étais allongé dans l'herbe fraîche et ombragée d'un saule pleureur. Les gouttes de lumière suivaient la flèche des branches jusque dans l’abstrait de mes yeux baladeurs. La fin de l’après-midi annonçait ses dernières ardeurs, lorsqu’une voix superposa son timbre au remous des heures. Scellant sur ma face leur moiteur, deux paumes me cachèrent soudain l’extérieur. J’inspirai : la lavande injecta dans mes poumons son odeur, mais au lieu de la candeur s’immisça dans mon cœur une douce puanteur.
Je levai la tête, et vis un corps inerte se balancer au vent. J’étais étrangement bien, bercé par le mouvement du pendule éolien. Les alizés venaient s’engouffrer dans le drapé de ses vêtements, et quand leurs caresses devenaient trop fortes, ils faisaient vriller la silhouette plusieurs fois sur son lien, resserrant encore à sa gorge le destin.
Le mobile avait pour visage une unique pensée sauvage. Lorsque cette dernière fana, le corps se disloqua, et à ses pieds roulèrent les restes de la cervelle dans un fluide amer. Un homme y trempa le doigt, le porta à ses lèvres avant d'en avaler le contenu. Il se plia en deux et frissonna, puis rejeta le liquide inconnu. Au contact de cette semence la terre modifia sa cohérence, et du sol sortit le cadran d'une horloge sans contenance.
L'homme était pensif et suivait du regard le battement de l'aiguille qui ne pointait aucun repère. La nuit s'écroula au loin, aposant sur les ultimes lueurs le voile de ses mains. Une femme à l'apparence vacillante apparut aux côtés de l’homme et vint l'enlacer par-derrière. Ensemble ils se laissèrent tomber dans le cercle du temps. Tandis qu’ils chutaient, une sensation lucide remonta le long de ma chair, mettant une fin abrupte à ce voyage éphémère.