L’esprit repu et l’estomac confus, je quittai le restaurant pour retrouver un temps l’intimité de ma cabine.
La seconde classe s’étendait sur tout un étage du navire. Son unique couloir tapissé était interrompu aux deux tiers par un joli salon. La cage d’ascenseur, en son centre, se voyait bordée d’une panoplie de canapés, de tables basses et de luminaires aux aspects chaleureux. Sur les côtés, deux superbes rosaces de deux mètres se faisaient face, confrontant la perspective qu’offrait leur surface.
A cette heure de la journée, le Soleil avait fini de chauffer le mobilier, et son regard orange bientôt s’éclipserait, filtré par les courbes des vitrages. L’étage vidé de tout personnage, seul l’élan ternaire des moteurs brisait le silence de l’air.
Pendant que je marchai, plusieurs questions me bousculèrent : Que penser de ce que le philosophe m’avait expliqué? Fallait-il abandonner ma quête d’identité et admettre mon mystère? Et puis, étais-je un enfant, une femme ou un homme à la fin?
“Ni l’un, ni l’une, ni l’autre! me souffla une voix derrière moi, faudrait-il être fixé là-dessus? Et puis, pourquoi pas les trois à la fois ? Tu es toi parce que je te ressens en tant que tel. Une odeur, une silhouette, une démarche, un timbre particulier…comme le nourrisson reconnaît sa mère sans qu’elle ne se soit présentée, nous sommes tous reliés les uns aux autres par des liens qui nous dépassent. »
Je n’eus pas le temps de me retourner que les lumières vacillèrent puis s’éteignirent. Le Soleil à l’horizon et la vue des environs, tout disparut dans une panne de courant. Sa voix continua cependant, se parant d’un calme étonnant.
“Ta sexualité n’occupe que ton intimité. C’est une des interprétations que tu te fais de toi même, comme l’artiste insuffle dans son œuvre un sens initial. Mais c’est au spectateur de lui donner sa propre teneur. Une phrase par exemple peut ne pas avoir le même sens selon l’homme qui la lit.
Et il en est de même pour tous nos traits. Une œuvre d’art ne peut plaire à l’univers tout entier, là n’est pas son objet. C’est plutôt un bijou d’expression, le cristal d’un instant capté sur le fil du temps, et dont le contenu continuera de vibrer tant qu’il existera une âme pour lui donner un sens. Capter l’instant, capturer l’humain, voilà mon objet.”
“L’humain jouit de sa diversité, il se donne à l’humanité comme œuvre d’art…se chercher reviendrait donc à trouver une interprétation de ce que l’on est, et parce qu’une œuvre vit et évolue dans le regard, nous sommes voués à nous réinventer.”
Cette phrase pensée à haute voix m’échappa et partit rejoindre l’obscurité, dont la texture devenait de plus en plus sucrée. L’inconnu n’était pas loin, et sa présence semblait s’étendre tout autour de moi. J’étais le noyau et lui l’électron, partout et nul part à la fois.
« Oui c’est cela, tu comprends vite, dit-il en esquissant un sourire d’une blancheur contrastante. D’ailleurs, cette idée de réinvention est totalement inhérente à l’art. Car, si l’on y réfléchit, ce que l’on appelle « œuvre d’art » n’existe pas en tant que telle, mais prend vie dans le regard du spectateur, dans les dédales de son imagination. Un livre comme un tableau, s’ils ont un sens initial prodigué par leur auteur, deviennent des œuvres d’art une fois passés à travers le filtre de l’observateur. Ce dernier, en l’interprétant, lui donne une teneur. Ainsi, une œuvre d’art naît des mains de son créateur, puis vit dans le regard de ceux qui veulent bien la contempler et la comprendre. Autrement dit, le récit d’un livre ou le contenu d’un tableau n’est jamais fixé, mais se pare d’une autre tournure, d’une autre atmosphère et d’une nouvelle dimension chaque fois qu’un amateur laisse une trace de son humanité en se l’appropriant par des références qui lui sont propres : un personnage auquel il s’identifie, une scène faisant écho à son vécu, etc.
L’état d’une œuvre, ou le souvenir qu’elle a laissé, est différent dans chaque esprit qui l’a déjà observé, si bien que ce que l’on appelle « œuvre d’art » se trouve finalement être la moyenne, ou plutôt, la superposition, de tous ces états.
Tiens, c’est une jolie transition ! Il me vient à l’esprit les propos qu’un savant, une certain Mme Damordian, m’a tenu il y a quelques jours.
Je dois avouer que pour égayer la réflexion, les raisonnements scientifiques sont souvent féconds. Si tu me l’accordes, j’aimerais te les partager, cela me permet aussi de me les réapproprier. »
Entre le philosophe et cette rencontre inattendue, cela commençait à faire beaucoup de leçons lourdes de sens. Bien que ma tête commençait à tourner, j’avais un terrible besoin de réponses, et lançai donc aux ténèbres, sur un ton déstructuré par le désir de réentendre cette voix:
“Je veux bien, mais qui es-tu?”
“A vrai dire, nous ne sommes pas inconnus. D’ailleurs, t’ayant aperçu près de la toile du restaurant, j’ai tout de suite reconnu la signature singulière de tes pas dans le couloir. Mais tu as raison, permets moi de me présenter.” La voix se concentra soudain derrière moi, m’inspirant un léger frisson: “Je suis l’enfant des sentiments, pour toi l’heureuse Providence née de l’attirance, la chimère au nom du temps: Crépuscule.”
Crépuscule prit une grande inspiration, fit savoureusement craquer chacune de ses vertèbres, fendit l’air à plusieurs reprises de ce que je supposai être sa chevelure, arrachant au silence quelques éclats scintillants de bijoux. Son parfum, puissant et maternel, me rendit étrangement mélancolique, mais elle ne me laissa pas plus longtemps seul avec mes pensées et, après s’être remis les idées en place, commença son exposé.
« Vois-tu, Damordian m’expliqua tout un tas de principes alambiqués. N’ayant pas tout compris, il n’en reste pas moins que cela m’a inspiré une théorie. Car en réalité, l’humain n’est pas seulement homme, femme ou enfant, vivant ou mort, savant ou ignorant, magnanime ou méprisant, ostentatoire ou discret, mais il est un curieux mélange, une étrange superposition de plusieurs de ces « états » à la fois. Aussi, il en abandonne certains ou en acquiert d’autres au cours de son existence, si bien qu’en son sein se confondent le passé, le présent et le futur, ou plus clairement, son vécu, son présent et ses ambitions. Tu en conviendras que résumer l’humain à quelques traits définis et décrétés reviendrait à ne dresser qu’une esquisse de ce qu’il est vraiment. »
Par hasard, nos mains se touchèrent, une fois, deux fois, puis s’enlacèrent. La silhouette parcourra la pénombre, vint enlacer mon corps comme une hélice de lierre. Les moteurs, d’une humeur dansante, se mirent à battre la douce valse de leurs fers. Je fis doucement tourner sur son axe l’ombre cavalière puis la voix repris, tourbillonnante, diffusant la science de l’hôte dont elle était prisonnière.
« Revenons à l’apparence. Ta réalité physique et « palpable », le fait que je puisse te toucher ou te voir, cela te fixe, à l’instant où je réalise une telle action, dans un état corpusculaire, celui de ton corps humain. Lorsque je te regarde, tu ne peux qu’être humain, avec les caractères physiques qui t’ont été attribués à la naissance.
Mais autrement, lorsque je ne te vois pas, tu deviens n’importe quoi, et tu n’existes plus que dans le souvenir que tu m’as laissé. Là encore tu cherches à savoir qui je suis, et tu ne sais pas non plus où je me trouve précisément. Autrement dit, je suis en ce moment la superposition de toutes les images que ton esprit dresse de moi.
Alors, de manière virtuelle, l’homme vogue au gré de ses pensées, et ce sont ces flots qui le font vivre plus intensément. Le caractère ondulatoire de l’homme siège dans les mouvements de sa conscience. La faim par exemple, ne témoigne pas d’une blessure physique, mais est un sentiment qui s’immisce dans l’esprit de l’affamé, tout comme la peur bouscule la tranquillité du corps et pousse l’effrayé à se dépasser pour fuir ou se protéger. La faim et la peur sont des états temporaires, mais de leur passage dans l'esprit humain naissent des comportements soudains, ces désirs et ces pulsions que l'on connait bien. Ainsi, on pourrait dire que l’homme se comporte comme une onde lorsque ses pensées interagissent avec la réalité. L’homme en colère et l’homme calme sont caractérisés par deux mouvances distinctes, bien qu’ils aient le même support matériel pour se propager : un corps humain.
En d’autres termes, nos mouvements, hors réflexes, sont conditionnés par l’état de notre conscience et trouvent leur carburant dans les vibrations de notre esprit : notre volonté. Tout se passe comme si le cerveau et le cœur percevaient nos pensées en entrée avant d’agir en conséquence. Tu en conviendras que nous ne levons pas le bras avant d’en avoir eu l’idée, ni ne trépignons de joie sans raison ; l’effet ne précède pas la cause.»
Les particules encore gorgées de Soleil rendirent leur dernier éclat, un instant suspendues dans les airs. Nous dansâmes dans les cendres du feu couchant. Chacun de nos mouvements perturbait le calme environnant, mettait en rotation ces constellations de poussière, et leurs bras alors nous entouraient, venaient caresser de leur brillant nos positions éphémères.
Nous nous approchâmes d’une des deux rosaces ; l’inertie nous sépara puis nous plaça de part et d’autre du centre. Il me semblait que l’inconnu regardait à travers la vitre, je me tournai donc de même. L’eau venait se réfléchir périodiquement contre la coque, puis son double atténué repartait vers le large, s’élevant ou se perdant dans la ruée des ondes incidentes.
« C’est parce que nous vibrons à des fréquences différentes que lorsque nous nous rencontrons, l’échange n’est pas nul. Prenons l’exemple de ces vagues. De l’association de deux sœurs peut en naître une autre, plus grande et plus puissante. Mais si leurs directions de propagation sont opposées, leur rencontre peut tout aussi bien les porter à s’évanouir, les deux s’annulant mutuellement. En ce sens, deux personnes fondamentalement opposées ne pourraient rien produire, car de leur dialogue ne naîtrait qu’un profond désaccord. Mais dans tous les autres cas, les passions et les centres d’intérêts nous réunissent. Ces accords d’esprit résonnent et s’amplifient entre eux. Ne dis-t-on pas alors que l’on se trouve sur la même longueur d’onde ?
Je pense donc qu’une des vertus nécessaire à l’homme est la capacité pour lui de s’accorder à volonté, de pouvoir régler sa propre fréquence de sorte à permettre le dialogue sans annuler l’autre. Il n’est pas question de se fondre dans la vibration des autres, mais d’en apprécier la dissonance, car l’on est tous caractérisés par une onde différente que le spectre humain est aussi divers !
A côté, les fermés d’esprit sont analogues à des cordes de guitare, faites pour vibrer à quelques fréquences définies, les flegmatiques, une ligne trop lâche pour osciller convenablement, et les romantiques passionnés, une chaîne montée sur ressort, condamnés à se contredire sans cesse tant l’amour les tiraille...
Mais, j’y pense… »
Crépuscule ne termina pas sa phrase et s’arrêta de parler, comme si elle se trouvait soudainement coupée de toute l’inspiration qui l’avait si bien servie jusqu’ici. Une larme scintillante roula le long de sa joue et versa son contenu sur la pente de son bras. Elle s’approcha du verre froid du vitrail et y apposa ses mains. Dans la pénombre, seule sa silhouette imprégnait le cercle brillant de la Lune d’or étendue sur l’océan.
De mon côté, je pris du recul sur la symétrie du décor. Les iris déployés, je vis alors Crépuscule se volatiliser, dévoiler la Lune dans toute sa splendeur, avant que, partantes de son plexus solaire vers l’extérieur, les ombres ne reforment petit à petit son corps, ou plutôt, le complètent à nouveau.
Le processus se répéta à plusieurs reprises, lentement, sans un bruit. Les vagues d’ombre s’échouaient contre les bords de son aspect avant de repartir au large, aspirées par son cœur ; tel un rivage silencieux, Crépuscule se vidait de sa substance puis se remplissait selon des marées cardiaques.
C’est la contenance toujours oscillante qu’elle se tourna vers moi. La belle sans visage pleurait, et les larmes, orbitant des yeux au cœur, spiralaient sur son corps salé.
D’une voix changeante, elle me demanda : « La ressens-tu toi aussi?…Perçois-tu la vibration du cœur qui chante mon existence ? »
Chaque mot qui sortait de sa bouche semblait être le fruit d’une douleur. Le roulis des ombres continuait inlassablement, faisant apparaître puis disparaître Crépuscule, et la voix suivait son mouvement: faible et plaintive en l’absence de sa gorge porteuse, claire et assurée lorsque cette dernière reparait.
« Mon image est entretenue par le battement de ce cœur, si bien qu’en ralentissant sa cadence, je peux mettre en évidence le vacillement de mon apparence.
Car ce cœur n’injecte pas seulement du sang entre chacune de ses respirations, mais y ajoute aussi la matière qui me compose. Il m’aspire, puis me recompose, et ce, des milliers de fois par seconde. Ainsi, selon l’humeur qui l’anime, j’apparaîtrai endormie, attendrie, énervée, excitée, voire plusieurs de ces états à la fois, car tous les mélanges de teintes sont envisageables ; c’est un peu le peintre et le sculpteur de mes émotions.
Il attire à lui tous les éléments qui témoignent d’un changement émotionnel, comme ces larmes, puis recrée ma silhouette en fonction. En recevant ces larmes, il détecte ma détresse puis me modèle triste ou émue.
De même, il actualise plusieurs fois par seconde la scène de mes yeux, y incorporant à l’occasion sa propre mise en scène… De ce fait, une illusion d’optique existe parce qu’elle est capable de tromper son jugement…
Et, si à vingt ans son activité est à son paroxysme, il est qu’avec l’âge sa reproduction du corps perd en fidélité et prend des rides – mes rides – jusqu’à ce qu’il s’éteigne, cessant alors d’entretenir le tas de particule que j’étais. En somme, mon aspect est l’onde résultante de ses palpitations.
Cependant, je ne suis pas entièrement soumise à la tyrannie de ses contractions…Notre relation est plus complexe… Disons plutôt que je suis la muse qui le nourrit de vécu, et lui l’artiste qui me donne vie. Je lui donne la seconde d’avant et lui me rend la seconde d’après. Je suis capable de contrôler partiellement son rythme et de jouer sur sa palette de couleurs : c’est au fond l’éternel conflit entre raison – c’est-à-dire moi – et passion – autrement dit, lui.
Au sommet de cette représentation trône la philosophie que je t’énonçais plus tôt, l’homme comme œuvre d’art… »
Je devais être bien attentif, car, sans savoir comment, je pus compléter son raisonnement, récitant ma leçon comme un enfant:
« L’être humain transpire la pratique artistique. La sculpture lui donne une enveloppe palpable, son corps, et une cinématique, ses muscles et articulations. La musique fait vibrer ses oreilles, gronde dans sa gorge lorsqu’il s’exprime, et le porte naturellement à danser lorsque les émotions deviennent trop fortes. De ses yeux il fixe et anime à volonté le décor, lui donnant un sens qui est le sien. Enfin, en son sein palpite un cœur bien spécial. Plusieurs fois par seconde, ce dernier reçoit des milliards d’informations à travers nos cinq sens et les flux de notre conscience, c’est-à-dire nos pensées, et s’en sert pour reconstruire à la fois notre apparence et ce que l’on voit.
Ainsi notre corps, état corpusculaire, n’est visible que par courtes intermittences indétectables à l’œil nu, le temps que notre cœur « recharge » notre apparence. En ce sens, il est plus vrai de dire que nous vibrons.
Pour finir, nous vibrons chacun à notre façon, en fonction de l’état et des imperfections de notre cœur et de notre vécu. Tous ces éléments constituent notre signature, font notre singularité. Lorsque deux humains se rencontrent, ils confrontent mutuellement le chant de leur cœur, ou autrement dit, ils superposent leur onde existentielle.
On peut alors imaginer que si les vacillements de leur apparence sont séquentiellement opposés, ils ne pourront jamais se voir, l’un étant formé lorsque l’autre se recharge.
Oh Crépuscule, c’est fascinant…se pourrait-il qu’une autre Humanité existe tout autour de la nôtre, dans l’envers de notre existence ? Et que penser de la nature de la matière ?»
La femme sourit, puis se remis face à la rosace. Je ne pouvais toujours pas la distinguer, mais son aspect était totalement opaque maintenant, et la Lune détourait parfaitement ses contours. Ainsi, ses cheveux arquaient à foison, lui donnant un air ensoleillé.
« Je ne peux malheureusement pas encore te donner la réponse à tes questionnements, mais peut-être la bibliothèque et ses centaines d’ouvrages le pourraient-ils.
Je dois me préparer, le Soleil m’appelle. Au plaisir de te revoir mon ami… »
Ce fut ses derniers mots. En l’espace de quelques secondes, ses mains passèrent au travers du verre, puis ce fut ses épaules et son corps qui disparurent dans le disque cristallin. La glace l’avait absorbée. Quelques secondes plus tard, comme si elle s’était donnée en sacrifice, Crépuscule avait rendu au navire sa lumière, et le salon reparut, cachant de son reflet la nuit noire qui s’était installée au-dehors.
Aveuglé par le soudain changement de luminosité, je me mis à fabuler. Il me semblait que le rythme des turbines s’était intensifié. Au-dessus, par-delà le plafond, la vie se rétablissait sur le navire, et avec elle reprit le concert donné au bar. Autour de moi, une vingtaine de spectres valsaient ensemble. Non…ce n’était pas des spectres, mais bien des fragments qui virevoltaient dans la salle, et ils laissaient s’échapper de leurs yeux gris sans atmosphère quelques amas de poussière, traçant sur la fibre des tapis les courbes de leur cavale. Le tempo de la valse ne cessait de s'accentuer et les fantômes d'accélérer le pas. Bientôt, le bal ne fut plus qu’un chaos de robes et de cannes en suspension. Je reculai de peur, cherchant une issue, mais trébuchai sur le côté relevé d’une carpette. Le phénomène infernal prit fin, grillant au passage les filaments des lampes alentours.
Bien que mon cœur battait la chamade, reconstruisant un millier d’émotions fortes en un instant, j’étais calme, allongé au centre d’un tapis aux mille arabesques de poudre, simplement éprouvé par la réflexion et la danse. Sur mes mains, le parfum de ma cavalière s’écoulait encore, et l’odeur, se mêlant à la sueur, imprégnait lentement mon corps. Je sentais jaillir dans mes veines un sang nouveau, plus rouge, tellement palpitant qu’en approchant le nez du bras il m’était possible de sentir son effluve. « Lavande…je sens la lavande ! » Ce constat termina de me rendre fiévreux. Plus rien n’avait plus d’importance en cet instant que ce fait : J’avais une odeur ! Je vibrais tant que ma peau rayonnait de toute part d’un bleu turquoise. Il me fallait absolument retrouver Crépuscule, la remercier, la serrer, la sentir de nouveau. Mais comment la reconnaître ? La fatalité m’atteignit : sombrant dans les méandres de la passion, il m’était impossible de remettre l’être que j’adorais.
Fidèle à mon inconstance, je me mis à sourire aux évènements. Une phrase me sauta à l’esprit : « Que j’ai hâte de vivre ma vie ! ». La naïveté s’était convertie en philosophie, et je me levai donc, tout confiant du reste en optimiste accompli.
À l’autre bout du couloir de la seconde classe qui me faisait face se trouvait la bibliothèque (une bibliothèque dans un navire ?). Plus je me rapprochais de son entrée et plus les détails m’apparaissaient. La double porte en bois possédait plusieurs vitraux colorés délimités par des armatures de fer aux courbes ciselées. Ces tiges sombres et froides spiralaient autour des cercles teintés et terminaient leur orbite par une plus petite spirale encore. Au bas de chaque battant était incrusté un demi-cercle orangé, d’où d’autres tiges forgées partaient, formant une couronne de rayons sur la surface boisée. L’étroit corridor s'ouvrit finalement sur un sas circulaire, donnant à cette entrée un peu plus de prestance. Des baguettes d’encens peuplaient la cendre de deux vases à la coque de poussière, placés de part et d'autre de l'élargissement. La lumière se frayait tant bien que mal un chemin à travers les volutes de fumée, et les odeurs, puissantes et épicées, m’étaient familières. Quatre miroirs étaient disposés à égale distance du centre de la chambre, où je me tenais à présent. Leurs glaces, toutes en longueur, jouaient ensemble à intriquer leurs images à l’infini. Je n’apparaissais sur aucune d’entre elles.
La colère, à moins que ce ne soit l’exaspération, monta soudainement en moi, et je frappai du poing le verre. Les éclats pénétrèrent ma chair, la blessant en profondeur. Des giclées de sang s’enfuirent des plaies et vinrent éclabousser le miroir de gouttelettes pourpres. Tandis que je respirai bruyamment pour étouffer la douleur, je n’en crus pas mes yeux : sur les autres glaces qui se trouvaient autour de moi se reflétait le sang qui versait de mes blessures. Le liquide visqueux s’écoulait dans le vide, comme sortant de nulle part, et tombait en longs filaments sur le parquet. C’était la première fois depuis cette nuit-là qu’il m’était possible d’observer une preuve de ma présence physique dans ce monde.
L’extase ne fut que de courte durée : pataugeant dans mon propre sang, je m’évanouis sur le champ d’éclats rubis.