Et le ciel ?

Par Rachael

Extrait du cours élémentaire standardisé : Oolkyuth

Les humains se sont installés sur Oolkyuth lors de la première vague de colonisation de la zone fédérale. Découverte plus tard, Oolkyuth aurait été ignorée, à cause de son habitabilité très inférieure à celle du reste des planètes fédérales. Il s'y est développé une des civilisations les plus originales de toute la sphère de peuplement humain, façonnée par des conditions de vie extrêmes.

 

****

 

Naelmo et Talie avaient à présent parcouru quatre autres planètes. Elles les avaient trouvées assez ternes : culture fédérale uniforme, paysages industriels ou agricoles vite oubliés. Rien d'aussi intéressant que Chuoo, Relwann, ou même Kamojo.

Talie y avait disputé quelques beaux combats ; Naelmo soupçonnait qu'il fallait voir là la principale raison de leur visite. Quant à elle, elle s'améliorait selon « une courbe de progression au profil satisfaisant », d'après les propres mots de Talie.

Elles avaient dû quitter la dernière planète précipitamment, Talie ayant été reconnue. Le trajet vers le spatioport s'était apparenté à un jeu de piste avec déguisements, changement de moyens de transport et chemins détournés. Pour l'occasion, Talie s'était teint les cheveux en noir et avait posé sur ses iris des lentilles qui noircissaient ses yeux clairs. Elles avaient beaucoup ri, même si Talie avait malgré tout pris cela très au sérieux : il ne fallait pas que Naelmo soit identifiée.

Malgré ces mésaventures - ou grâce à elles -, Naelmo n'était pas rassasiée des voyages. Elle espérait que leur prochaine destination comblerait un peu mieux ses attentes d'exotisme. Elle paraissait prometteuse :

- C'est Kaelán qui a choisi, avait expliqué Talie. Un endroit hors du commun et assez isolé. Je n'y suis jamais allée.

- Oui, ça a l'air... étonnant, avait remarqué Naelmo, le nez sur des clichés difficiles à interpréter. Dans quel sens on doit les regarder, ces paysages ?

Oolkyuth était connue pour ses canyons profonds, aux flancs desquels se nichaient les seules traces de vie de la planète. Le sol de ce monde usé était cuit et recuit par un soleil impitoyable. Il fallait s'enfoncer dans les abîmes, à plusieurs milliers de mètres, afin de trouver de l'humidité, de la végétation, de la vie. Les rayons mortels de l'astre, filtrés depuis la surface par des roches semi-transparentes, baignaient les parois des canyons d'une clarté douce. L'eau ruisselait le long de falaises d'une profondeur insondable, et des plantes s'y agrippaient, profitant du moindre creux pour prospérer. Les humains s'étaient installés là faute de mieux. Ils y avaient développé une civilisation étrange, utilisant la verticalité des canyons, puisque la vie ne subsistait que dans leur ombre.

Naelmo avait lu tout cela avec une incrédulité émerveillée, mais ce ne fut qu'en arrivant sur place, tandis que l'Yotto XI plongeait lentement dans les tréfonds d'un canyon étroit, qu'elle en comprit vraiment la signification. Passé le premier millier de mètres, la clarté aveuglante de la surface s'effaça au profit de la luminescence des falaises, qui créait un paysage plus étonnant que tout ce qu'elle avait tenté d'imaginer à l'avance. Ici, la lueur jaune orangé ne venait pas du dehors, mais du dedans, des roches qui la canalisaient depuis le haut, dans un invraisemblable jeu de miroir.

- Et le ciel ? demanda-t-elle à Talie.

- Comment ça, le ciel ?

- Les gens d'ici, ils n'ont jamais vu le ciel ?

- Non, sûrement pas, confirma Talie.

Sa voix n'était pas assurée comme à son habitude. Naelmo lui jeta un regard en coin et constata qu'elle paraissait presque aussi impressionnée qu'elle. Ou du moins, assez pour se taire et contempler leur descente avec des yeux écarquillés, pendant que le minuscule vaisseau poursuivait sa course en pilotage automatique vers le spatioport installé au sommet de Tabarnt, la capitale.

Les villes d'Oolkyuth étaient abritées dans la pierre vitreuse des murailles : on profitait des passages creusés par l'érosion plutôt que de forer dans la matière pratiquement indestructible. Elles s'étaient étendues en longeant les canyons et en plongeant toujours plus bas, seulement arrêtées par la nocivité des grandes profondeurs de la planète.

Tandis que leur appareil s'enfonçait graduellement vers la plateforme d'atterrissage et que défilaient des oasis de végétation émergeant de la roche lumineuse, Nalmo aperçut enfin des structures artificielles, trahissant la présence de la métropole. De nombreuses passerelles élancées de forme parabolique joignaient les deux faces du canyon, éloignées d'une centaine de mètres. La ville avait investi les deux côtés, obligeant les habitants à des déplacements constants au-dessus d'un vide sans limites.

Des navettes à antigrav sillonnaient en tous sens l'espace restreint entre les falaises, en un ballet étourdissant. Quelques gros ballons à la rotondité blanchâtre, guidés par un câble, étaient utilisés comme ascenseurs. Ils ne subsistaient que pour le folklore, comme l'avait lu Naelmo. Pas tellement à destination d'improbables touristes, mais pour les résidents des niveaux supérieurs qui souhaitaient cultiver une certaine tradition. Pour les autres habitants, de longs tubes transparents plongeant le long de la muraille abritaient des batteries de capsules à antigrav, mises à contribution pour la plupart des déplacements verticaux.

Bien au-dessus, de grandes voiles opalines étaient tendues en vue de récupérer l'eau de pluie. Il ne pleuvait qu'à l'intérieur des canyons : on s'ingéniait à stocker ce précieux liquide avant qu'il ne se perde au cœur de la planète.

Naelmo employa ses nouvelles capacités afin de localiser les habitants de la capitale et dresser une carte mentale des lieux. Étonnant : la zone urbaine s'enfonçait peu vers l'intérieur de la roche, mais elle s'étendait à l'infini le long des deux faces du canyon et vers le bas. Non... Vers le bas, les présences se faisaient rares à partir d'une certaine profondeur. À droite et à gauche, en revanche, elle n'en distinguait pas la fin, aussi loin qu'elle cherche à déployer ses perceptions. Une ville sans épaisseur, mais d'une longueur démesurée.

Dans le but d'éviter les croisements des innombrables trafics, le spatioport occupait une plateforme artificielle au sommet de la ville dans la partie la mieux éclairée, celle qui abritait également les habitations des plus fortunés : les quartiers résidentiels, si l'on pouvait les appeler ainsi. Les navettes de grande capacité qui parcouraient le canyon dans sa longueur faisaient elles le trajet bien plus bas, au niveau des quartiers ouvriers.

C'est ce que leur expliqua doctement leur guide, Nimro. Talie avait élu ce garçon déluré au milieu de la foule des solliciteurs qui venaient accueillir les nouveaux vaisseaux, à l'affût d'un travail ou d'un quelconque moyen de gagner quelques crédits. À première vue, il était un peu plus jeune que Naelmo d'une ou deux années standards. Il ressemblait physiquement à tous les autochtones que les deux filles avaient aperçus jusqu'ici : trapu, la peau mate et les cheveux noirs, avec un visage mobile. Pour un peu, Talie, toujours grimée en brune aux yeux noirs, aurait pu se fondre dans la foule, si ce n'est qu'elle dépassait tout le monde d'une demi-tête.

Le garçon parlait un patois que les deux filles eurent du mal à décrypter :

- Les richauds perchent sur les nivels élevés, juste en d'sous du spatioport. Ensuite, y'a les nivels des admins, des boutiquiers et aussi d'aut' perchoirs. Les manus logent en d'sous, dans les nivels inférieurs. Ils ont aussi leurs boutiques. Plus on monte, plus y'a de lumière et plus les perchoirs sont chérot.

Talie traduisit pour elle-même et pour Naelmo :

- Les riches en haut, les pauvres en bas ! Pourquoi ne suis-je pas surprise ?

- Tout en bas de la ville, qu'est-ce qu'il y a ? questionna Naelmo.

- Des entrepôts, pour stocker tout c'qu'arrive des fabriques.

Il grimaça :

- Et y'a aussi ceux qui vivent en dehors de la société, les ‘scrocs, les courtiseuses et les spions.

Il avait esquissé une moue de dégoût à ces derniers mots.

- Eh ben ! Les spions, au moins, on sait où les trouver, commenta Talie à Naelmo. On restera à l'écart : t'es pas assez bien protégée pour rencontrer des télépathes.

- Et encore en dessous ? questionna Naelmo, curieuse.

Le garçon haussa les épaules :

- Bof, rien de choucos. Dans les fondloins, y fait sombre, l'air est puant et irrespirable, ça intéresse que les miniers. Au fond du fond, personne peut y aller, y'a des vapeurs acides qui détruisent tout.

- Quelle planète charmante, observa Naelmo.

 

****

 

La capitale verticale fascinait Naelmo autant qu'elle la rebutait. Le système de couches structurant leur communauté semblait si naturel à tous qu'ils ne concevaient même pas qu'un autre pût exister ailleurs. Cela leur était à peu près aussi étranger que le concept de ciel.

Le but de tout un chacun dans la vie, à part quelques marginaux, consistait à s'élever autant que possible dans la société, ce qui se traduisait par une ascension physique vers les hauteurs de la ville. Nimro, devenu leur guide attitré, l'expliqua à sa façon naïve :

- Quand j'serai grand, j'aimerais vivre sous la jolie lumière, dans les nivels des richauds. Si j'ai assez d'économies, j'me paierai des études pour besogner là-haut.

Le message avait le mérite de la clarté. Naelmo et Talie décidèrent de faire davantage appel à lui. À défaut de mieux, elles pouvaient aider au moins quelqu'un ici...

Ceux qui réussissaient à ce jeu d'ascension étaient vite remplacés dans les étages du bas, car tout un contingent d'ouvriers habitait près des usines installées loin des villes. Ils n'attendaient qu'une occasion de rejoindre la civilisation pour y gravir eux aussi les échelons.

Somme toute, ce système était assez désespérant, pensait Naelmo, et ne donnait guère envie de s'attarder sur cette planète, malgré la beauté étrange du lieu.

Les deux voyageuses étaient logées à un niveau élevé, celui correspondant aux employés ou invités de la Fondation. Pas le plus discret, mais elles se seraient davantage distinguées si elles avaient résidé autre part que là où les assignait leur rang.

- Kaelán m'a dit que t'allais pas trop aimer les gens de cette ville, indiqua Talie.

- Tu les aimes, toi, à part Nimro ?

- Bof, c'est comme partout, le plus fort gagne, sauf qu'ici, c'est plus flagrant qu'ailleurs.

Elle éclata de rire devant la mine déconfite de Naelmo.

- Tu me trouves cynique ? Y'a qu'à voir ce qui les fait galoper tous : argent, beaux appartements, statut social, considération... Ils passent leur vie à cavaler après les honneurs et quand ils réussissent, pff... ils dépriment en s'apercevant que c'était la course qui les amusait, pas le prix à décrocher.

Elle s'arrêta, l'air désabusé, alors que Naelmo secouait vigoureusement la tête :

- Mais non, tout le monde n'est pas comme ça.

Talie balaya l'air de ses mains, comme pour écarter l'objection de Naelmo.

- Peu importe ! Garde tes illusions, Momo. Kaelán avait dans l'idée que puisqu'on ne connaîtrait pas ces gens et qu'ils n'éveilleraient pas notre sympathie, ça ne serait pas trop difficile de s'entraîner à l'espionnage ici.

Le mot tinta désagréablement aux oreilles de Naelmo. Elle savait bien que ce jour viendrait, mais elle n'était pas particulièrement pressée.

- Et pour se distraire, ajouta Talie, on ira détruire quelques détecteurs de spions dans les nivels inférieurs.

On pouvait toujours compter sur Talie pour concocter les programmes les plus surprenants.

 

****

 

Au bout de quelques jours, la société Oolkyuthienne n'avait plus de secrets pour Naelmo.

Elle s'était promenée en ville avec Talie, du moins dans les niveaux librement accessibles avec leurs identifiants de visiteuses. Pas question d'ennuyer les privilégiés de ce monde en arpentant leurs étages très privés. Les zones commerçantes se montraient plus accueillantes et permettaient de profiter de l'extérieur. La température tropicale qui y régnait n'était pas pour déplaire à Naelmo.

Les deux filles passaient leur temps sur les grandes terrasses de restaurants ou bars chics : elles sirotaient des jus en contemplant les navettes qui se croisaient en tous sens, les piétons qui se pressaient d'une rive à l'autre, les jardins suspendus au-dessus du vide, le tout baignant dans la lueur orangée diffusée par les roches.

Le canyon qui s'étirait à perte de vue faisait naître chez Naelmo des envies d'exploration, même si elle réalisait qu'il n'était pas vraiment infini : il devait bien s'arrêter quelque part. La perspective des deux falaises qui se frôlaient sans jamais se toucher lui donnait le tournis et la fascinait. Elle ne se lassait pas du spectacle ; Talie devait souvent la rappeler à l'ordre. Cette fois-là, Naelmo soupira, arrachée à sa contemplation rêveuse et s'appliqua à satisfaire Talie :

- Regarde celle-là, intima celle-ci. Où va-t-elle ? Je veux tout savoir sur sa famille, son job, son étage et surtout... ses petits secrets.

- Elle a trois enfants, débita Naelmo d'une voix morne, et elle a quitté son mari ; elle travaille à la mairie, habite au nivel vingt-cinq et s'encanaille tous les jeudis soirs dans un pub du nivel soixante-treize, après son cours de gymnastique.

En cinq jours, sous la supervision de Talie, elle s'était invitée dans la tête d'une bonne centaine de gens afin d'apprendre à manier l'art finalement pas si complexe de piocher à l'intérieur de leur cervelle les informations qu'ils y dissimulaient. Il suffisait de peu : juste un petit mot bien choisi, qui aiguillait leurs réflexions vers le sujet d'intérêt. Plus ils avaient à cacher, plus la culpabilité les tourmentait, les poussant à ressasser des pensées qu'il ne restait qu'à extraire.

- Ça sert à rien d'espionner, asséna Talie, si t'es infichue de déterrer les secrets bien moches. Alors, c'est sûr, ça sent pas bon tout le temps...

- Elle assiste à des combats interdits, ajouta Naelmo à regret, dans l'arrière-salle du pub qu'elle fréquente. Des empoignades sanglantes où on laisse les choses aller bien plus loin qu'elles le devraient.

Naelmo réprima une nausée en découvrant malgré elle les souvenirs inscrits dans le cerveau de la femme. Des images cruelles qui excitaient et dégoûtaient celle-ci, la ramenant semaine après semaine vers l'arène clandestine.

Talie plissa le nez d'un air narquois. Tout le monde ne cultivait pas de telles perversions. En revanche, Naelmo constatait que tout un chacun camouflait d'inavouables mesquineries : hommes et femmes, commerçants, notables, employés, personne n'en était exempt. Même des écolières, qui escamotaient le goûter de leur petit frère.

- Tu vois, l'espionnage, conclut Talie, c'est un truc si peu naturel et si répugnant que la plupart des télépathes le pratiquent seulement pour assurer leur sécurité. Ceux qui en vivent ne le font que par nécessité, la plupart du temps.

- Pourtant, c'est la seule chose qu'on retient d'eux.

- Mon Dieu, comme le monde est injuste ! se moqua Talie d'une voix aiguë, s'attirant des regards noirs de Naelmo.

- En tout cas, espionner, c'est facile, jugea celle-ci, alors si on l'oubliait, pour passer à autre chose ?

Talie la considéra avec son petit sourire ironique.

- Marrant comme t'es douée pour les machins que tu aimes le moins. En fait, il ne nous reste pas grand-chose au programme... devine quoi ?

- Les détecteurs ?

- Ah, ça ! c'est de l'amusement. Non, je pensais à autre chose...

Naelmo comprit et pâlit. Talie la dévisageait, une expression réjouie sur le visage.

- Un truc que tu sais déjà faire, si je ne m'abuse. On va juste pousser la maîtrise un peu plus loin...

Naelmo se demanda quel crime elle avait bien pu commettre dans une vie antérieure pour mériter une professeure aussi sadique.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez