1. Et le village de Narozbez ?
Le roi Anderson fixait d’un air sombre le dos de son plus proche conseiller récemment nommé à ses côtés en raison de ses judicieuses idées. Mais, aujourd’hui, il le considérait d’un autre œil, rempli d’une méfiance peu coutumière.
Fenrir, quant à lui, ne changeait rien à ses habitudes, et, sitôt arrivé, s’apprêtait déjà à se délecter de son whisky favori. Il venait de s’en verser une généreuse rasade sans s’alarmer sur les étranges circonstances ayant poussé son ami à le convoquer sans attendre dans son cabinet privé d’Oslo.
Le jeune homme de vingt-deux ans s’imaginait que le souverain souhaitait s’entretenir au sujet de cette réforme visant à développer l’ouverture commerciale de son royaume. Mais pour l’heure, les traits de ce dernier étaient des plus fermés.
Fenrir se retourna, les lèvres fixées au verre qu’il dû finalement se résoudre à déposer devant cette frustration royalement affichée :
‒ Non mais, Anders, on en a déjà parlé… Il n’y a rien d’immoral à boire au travail. Lâche-toi un peu sur les règles à la fin !
‒Les règles ? A ce propos, tu les connais vraiment, celles établies dans ce pays ?
‒Évidemment, puisque j’acte la plupart d’entre elles ! …Jamais sans ton aval, bien sûr.
Fenrir porta plus longuement son attention sur la mine franchement renfrognée de Sa Majesté.
– Tu cherches à insinuer quelque chose, tel que je te vois…
‒Sans doute… Alors, assieds-toi, qu’on en discute. Il est temps de te partager mon inquiétude au sujet d’un danger menaçant de très près Scanbrittania.
‒Ah… Dans ce cas, je suis l’homme de la situation.
Le conseiller prit place face au souverain qui ne put réprimer un rictus pincé sans pourtant s’interrompre de détailler son associé avec froideur. Cette ambiance pesante amena ce dernier à se conformer à la rigueur de son ami qui lui paraissait à cet instant complètement étranger.
‒Fenrir… Nos frontières sont en péril… D’ailleurs, Germania t’évoque sûrement quelque chose ?
‒… Autant qu’à toi.
‒Et le village de Narozbez, en Tchéquie ? Plus qu’à moi, pour le coup ?
Fenrir tiqua, interdit. Sa bouche s’entrouvrit sans qu’il ne parvienne à sortir un son. Comment ce nom avait-il pu atterrir dans celle d’Anderson ? Il ressentit un torrent d’émotion lui fendre le thorax à l’écoute de ces mots prononcés pour la première fois dans une intonation norrosaxonne. Toutefois, il ne releva pas le sarcasme du roi qui scrutait, attentif, sa réaction.
Comme pour répondre à son silence criant d’aveu, celui-ci reprit d’un ton plus cinglant :
‒Comme Miroslav Daňková, je suppose… Tu m’as l’air perturbé à sa simple évocation…
‒Où as-tu entendu ça ?
‒Au détour d’une triste affaire, car j’ai une nouvelle toute aussi affligeante à t’apprendre… Je vais arrêter de remuer le couteau dans la plaie, seulement, comprend qu’à l’avenir tu n’as plus intérêt à me mentir. Cette histoire est bien trop sérieuse et risque d’entraîner des incidents diplomatiques sans précédent avec l’État voisin. Mais tu es au fait de tout ceci, j’imagine, et depuis fort longtemps. Ce que je peux en revanche te dire, c’est que nous avons retrouvé Miroslav, il y a moins d’une semaine, à deux pas du Palais… Malheureusement, le pauvre se trouvait dans un état pitoyable et est actuellement pris en charge aux soins intensifs de l’hôpital royal. Je ne suis parvenu à remonter le fil de votre liaison que très récemment. J’ai fait de mon mieux pour t’en avertir au plus tôt, mais… ses heures sont comptées. Je suis désolé.
‒Merci ! Merci Anders ! Je m’y rends tout de suite ! Jubila Fenrir qui venait de cracher en un éclair des années de duperie.
Il était si heureux de retrouver celui qu’il aspirait tant à rencontrer, qu’il oublia de s’inquiéter pour la santé de son père, à ce jour compromise. Le conseiller
bondit de son siège, avala d’un trait son verre et déversa dans la foulée la moitié du whisky sur le luxueux tapis étendu à ses pieds.
‒Non ! Attend ! Rassie-toi. Nous n’en avons pas terminé ! Somma Anderson d’une voix tempétueuse.
‒ Ses heures sont comptées ! On reprendra plus tard !
‒Les tiennes le seront également si tu ne fais pas ce que je te dis.
L’intéressé soupira mais saisit trop bien la portée de la menace. Il resta toutefois debout, n’ayant plus la moindre envie de se rasseoir.
‒Ne t’avise pas de franchir le seuil de cet hôpital. C’est clair ? Personne n’entre en son contact sans mon autorisation. C’est un ordre et tu dois t’y soumettre comme n’importe quel sujet de Scanbrittania.
‒Comment ? J’ai attendu toute ma vie pour ça ! S’indigna Fenrir, en ouvrant les bras pour signifier son incompréhension.
‒Eh bien tu patienteras encore… Sûrement pour toujours, en vérité.
‒Mais pourquoi ? J’ai au moins le droit à ce privilège. Nous sommes amis !
‒Et… ? Mon royaume est plus cher à mes yeux que notre amitié qui repose visiblement sur un épais tissu de mensonges… La découverte de ce clandestin plonge nos autorités dans un profond embarras. Que faisait cet intrus, isolé dans notre capitale ? Ce comportement n’a rien d’anodin. Le fait qu’il soit si… seul… Pourquoi n’était-il pas en compagnie de pirates ou ne pas s'être réfugié en Bretagne comme les autres reclus ?
‒Mais ça le regarde ! S’écria Fenrir, stupéfait par la rigidité nouvellement assumée du souverain. Comment pouvait-il régresser aussi vite et approuver ces valeurs réactionnaires qu’il reprochait tant à ses aînés ?
‒Cette façon de vivre n’est pas appropriée et laisse place à de nombreux fantasmes parmi les agents en charge de l’enquête. Et il vaut mieux éteindre les premières flammèches avant que l’incendie ne se propage à l'Europe entière. Tout ça va nous diviser plus que de raison et créer une véritable paranoïa sur le continent. Tu imagines la psychose qui s’emparerait de la population si le public apprenait votre lien de parenté ? Toi ? Le numéro un de mon gouvernement ?
Censé être un pur Viking sans autre origine ? Nous te faisions tous confiance !
Alors tu conçois que, malgré ta facilité à tromper ton monde, -celle qui t'aura tant servi jusqu’à présent-, tu ne pourras pas berner à l’infini les autorités sur ta réelle ascendance. Personne ne doit se douter de quoi que ce soit. De ce fait, il convient de te tenir à bonne distance de Miroslav. Laisse-le loin de tes préoccupations et penche-toi sur les intérêts de « tes » concitoyens… Vikings, j’entends.
Fenrir affichait une mine déconfite. La fermeté de son ami, qui, plus que de le sidérer, le répugnait désormais. Le roi était cruel et se plaisait à l’humilier en l’écrasant d’un pouvoir aussi absurde que détestable.
Anderson continua de lister les arguments visant à dissuader son conseiller d’enfreindre les règles sachant que ce dernier s'amusait souvent à les outrepasser.
‒Le chef du service en charge de ton père est un proche du Docteur Brown, par ailleurs… Et je ne te cache pas que ce bon Liam, d’une loyauté de fer en son royaume, se fera un malin plaisir de te dénoncer au plus grand nombre s’il ne relève ne serait-ce qu’une preuve de ta relation avec ce clochard. Ta réputation sera instantanément déconstruite autant que la mienne. Fenrir, si, par malheur, quelqu’un me rapporte t’avoir vu dans cet hôpital, et sache que j’y ai mis tous mes moyens pour te surveiller, je te fais enfermer dans un endroit privé de ma connaissance bien plus reculé que le bagne de Rennes. Ainsi, je m’assurerai que ton nom et tes origines douteuses s'oublient à jamais.
‒Tu me dégoûtes… Articula le jeune homme dont la mâchoire tremblait de devoir faire face à tant d’adversité.
‒C’est toi qui es infecte, à m’avoir menti de la sorte toutes ces années ! A moi, ma famille, et à l’entièreté de notre pays ! Si je ne m’étais pas penché sur ton cas grâce aux conseils avisés de Liam, je n’aurais pu établir de lien entre toi et ce
Daňková. Et j’ai eu raison de me méfier et d’investiguer sur ta personne, visiblement… Mais quel usurpateur ! Tu comptais me soumettre combien de temps à ta mythomanie ? Avec ton accent ? Comme si les villageois du nord parlaient de cette manière ! Ton physique ressemble bien plus à celui d’un Latin, d’ailleurs, qu’à celui d’un bon Scandinave… Tu t’es bien fichu de moi dans cette histoire. Mais ma crédulité a des limites, de même que ma tolérance.
Des limites ? Songea Fenrir, éberlué. Comment Anders pouvait proférer de telles paroles, lui qui se plaisait tant à rire de la bêtise des vieilles personnes concernant leur attachement maladif à tout autant de principes archaïques que d’idéaux jamais atteints ? Si le roi comptait révolutionner son pays en s'entourant de jeunesse, il n’avait aucun intérêt à se restreindre, quels que soient les enjeux.
Ce fichu Liam, flanqué de ses implacables obsessions, venait une fois de plus s’immiscer dans leurs affaires et avait su retourner la cervelle malléable de son ami en quelques jours. L’Anglais ne manquait pas d’air, de même que Sa Majesté, bien trop manipulable à son goût.
Fenrir s’apprêtait à fondre sur Anderson faute de s’en prendre à Brown, lorsque des coups précipités résonnèrent derrière la porte. Celle-ci s’ouvrit dans la foulée, et la silhouette longiligne de la princesse Tatiana se détacha du cadre sans en franchir le seuil. Elle-même, bien qu’étrangère à la discussion, portait un masque grave.
Elle accorda un furtif coup d’œil au conseiller avant de déclarer froidement à l’attention de son frère :
‒Anders, le patient vient d’être conduit à la morgue.
‒Le patient ? Quel patient ? interrogea le fils Daňková d’une voix blanche.
La jeune femme le dévisagea, perplexe. En quoi le décès du clandestin le concernait ?
Le roi adressa à Fenrir un message dissuasif par le seul moyen de prunelles froides et autoritaires. Ces deux-là devaient être au cœur d’un sérieux contentieux juste avant qu’elle vienne les interrompre. Elle avait bien perçu des éclats de voix depuis l’antichambre du cabinet, mais elle était trop préoccupée par l’affaire en question pour s’en inquiéter.
‒Dans ce cas, ordonne d’incinérer le corps. Immédiatement. Statua Anderson d’un timbre impersonnel.
Ses yeux parcouraient un vieux dossier laissé à l’abandon lui servant d’alibi pour ne pas se confondre. Il s’empara d’un stylo tout aussi bienvenu et fit mine d’ajouter des notes comme s’il était en pleine séance de travail.
‒Et nous, remettons-nous à l’étude, Fen, d’accord ? Il faut rendre ce rapport d’ici demain à l’expertise.
‒Attendez ! Je dois me rendre à la morgue ! Lâcha le concerné, balayant le grossier jeu d’acteur de son ami.
‒En quoi cette affaire t’importe ? Tu n’as rien de mieux à t’occuper ? Lui reprocha la princesse d’un ton tranchant. Elle n’avait toujours pas digéré la manière dont cet arriviste avait évicté Liam Brown du gouvernement et tenait à ce qu’il l’entende.
‒Pour des raisons de sécurité… Il devait s’agir d’un espion.
‒Non. Pouffa-t-elle. Ce n’était qu’un vulgaire Tchèque paumé loin de sa zone ! Désolé qu’il ne corresponde à tes fantasmes, mais je l’imagine mal représenter une menace, crois-moi.
‒Bon. Merci vous deux, mais on a du travail. Les coupa Anderson dont l’agacement se fit rudement sentir. – Fenrir, tu peux disposer. Prend ce dossier et traite-le pour demain. Ton esprit s’en trouvera effectivement mieux occupé.
Il tendit une liasse factice à son conseiller qui la saisit sans protester.
Une tête de mort y avait été dessinée.
Sa Majesté le gratifia d’un sourire nappé de sardonisme et se tourna vers sa cadette : – Et toi, rend cette crémation la plus discrète possible. Je ne veux qu’aucun mot ne sorte de la bouche de qui que ce soit à propos de ce Germain, c’est clair ?
La princesse opina sans sourciller et tourna le dos aux deux chiens de faïence parés à s’entretuer. Une fois débarrassé de l’écho de ses escarpins et l’antichambre refermée, Anderson se pencha de nouveau vers Fenrir. Il veilla toutefois à ce que les murs ne puissent entendre la fin de leur discussion.
‒Si j’apprends que tu as enfreint « mes règles », je te détruis. Je pense qu’il est trop tôt pour que la mentalité collective accepte une si soudaine ouverture de nos frontières. Maintenant, laisse-moi me remettre de tes mensonges. On se revoit bien entendu aux aurores pour avancer de « notre » projet.
Le roi détailla d’un œil en coin Zimová avant de tordre ses lèvres de mépris
:
–Franchement, vous êtes un drôle de peuple, les Germains… Une bande de maniaques consignant dans des registres les miettes les plus insignifiantes de leur pays… Rien que des bibliothécaires gâteux qui s'évertuent à classifier avec autant d’abnégation les épluchures de patates et les chefs d’œuvre sous couvert d’équité formalistique. Mais à Scanbrittania, il n’y a de reconnaissance que pour les grands noms. Enfin, je dois reconnaître que j’aurai apprécié consulter ce genre de torchon tel qu'ils s’en trouvent à Narozbez avant de te prendre sous mon aile, Viktor Anderson prit tout son temps pour tirer une minuscule carte racornie de son secrétaire. Il plissa les yeux d’un air appliqué et feint de déchiffrer avec peine l'identité du dépositaire. Dans une ultime provocation, il le lu et buta d’une voix ostensible sur le patronyme de son conseiller :
–...Mi-ro-slav Daňko-ková.
Fenrir leva le menton, indigné, et lui arracha des mains ce qui restait de son père. A la suite de quoi, il proféra des insultes tchèques qui résonnèrent en sourdine jusqu'aux oreilles d'Anderson, bien incapable d'interpréter leurs significations. Viktor, honteusement démasqué, laissa les feuillets rejoindre le whisky sur le tapis d’un geste énervé et fusilla dans l’idée ce qu'il pensait être un ami quelques minutes plus tôt. Son regard était habité d'une douleur assassine mais le Viking n'en avait cure. Ses mensonges l'avaient terriblement déçu et cet escroc méritait cette savante correction.