Et pis la troiz

Par Ewen

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21 octobre – Fontaine

Dans la fontaine de la rue des aulnes, les anciens jetaient leur petite monnaie à la fin de chaque mois et avaient, selon la tradition, droit à un vœu pour le mois prochain.

Dans la fontaine de la rue des aulnes, nos parents récoltaient au début de chaque mois les quelques pièces que leurs aînés jetaient au lieu de leur donner.

Dans la fontaine de la rue des aulnes, pour nous il ne restait pas grand-chose, alors nous jouions dans l’eau avec d’autres enfants.

Dans la fontaine de la rue des aulnes, nos enfants à nous jetaient négligemment des cannettes et des emballages vides.

À la fontaine de la rue des aulnes, leurs enfants à eux n’iront plus, car l’eau n’y sera plus ni propre ni potable.

À la fontaine de la rue des aulnes, plus personne n’ira. Il n’y aura plus d’aulnes, ni de fontaine, ni d’eau.

 

22 octobre – Dentier

— On n’est pas dans la tête des gens. Sauf quand on est un dentier. Tous vous le diront : on ne claque pas des dents de la même façon lorsqu’on a froid et lorsqu’on stresse. Les mâchoires se serrent et se détendent également selon le degré de nervosité de chaque individu au cours de la journée. En fait, on peut savoir vraiment beaucoup de choses sur les gens rien qu’en regardant leurs dents ! Certains ne se les lavent pas assez et ont des caries, voire pire. Ces gens-là ne prennent pas suffisamment soin de leur santé, peut-être par manque de maturité ou par désintérêt d’eux-mêmes. Certains ont des dents cassées devant : ils ont eu un accident. Certains sont réservés et sourient ou rient en les cachant. À l’inverse les gens sûrs d’eux sourient en grand ! Et puis un jour ou l’autre on les perd toutes ou presque, nos dents. On se fait vieux, on tombe en miettes. Voilà pourquoi aujourd’hui j’ai choisi de vous présenter le dentier de ma mamie pour cet exposé sur le corps et les émotions ! Je vais maintenant vous le faire passer dans les rangs. Tiens Bastien.

— BEEEUUUURK !

 

23 octobre – La nuit des morts vivants

Benoît venait de se mettre au lit comme tous les soirs à vingt-et-une heures, lorsqu’il entendit qu’on frappait à sa porte.

— Qui est-ce ?

— Bonsoir cher monsieur, c’est l’Établissement Français du Sang, qui organise le don du sang. Je vous dérange ?

Benoît observa son interlocuteur à travers le judas.

— Qu’est-ce qui me dit que c’est bien le Don du sang ? Ne le prenez pas personnellement, mais vous avez l’air d’un parfait clochard.

— Comme vous pouvez le voir, j’ai encore du sang sur les mains, affirma l’inconnu. Quelle meilleure preuve voulez-vous ?

— D’habitude vous m’appelez, et à des horaires raisonnables. Revenez samedi, je serai plus disponible. Bonne nuit !

— Je vais être contraint d’insister cher monsieur. Nous sommes actuellement en situation d’urgence mondiale, raison pour laquelle nous venons directement frapper chez vous. Moi et mes collègues n’avons pas tout notre temps.

— Vos collègues ?

— Ils font actuellement le tour de votre propriété, au cas où vous vous échapperiez.

— Mais c’est très très menaçant comme comportement ça !

— Nous n’avons pas tout notre temps, je vous l’ai dit. Il nous reste encore tout le quartier à visiter avant le lever du j… Écoutez, il nous faut ce sang rapidement.

— Avant le lever du jour ? Vous êtes quoi, des vampires ? Ou des zombies, peut-être ?

— … OK les gars, il en sait trop. On peut passer à la méthode dure. Cassez les vitres.

— Hein ? Quoi ?!

— YAAAARRGGHHH !!!

 

24 octobre – Escalade

Il était quand même salement bourré hier soir. Et le problème, quand Max est bourré, c’est qu’il est super susceptible. Donc Philippe l’a taquiné, et les évènements s’escaladant… Je t’explique. Terrasse d’un bar. Max commence à se vanter d’être le plus compétent de sa boîte, enfin tu le connais… Et ça n’a pas manqué, Philippe lui sort « ç’aurait été trop dur pour toi d’être bon dans un truc qu’on puisse vérifier ». Bon, c’est pas du grand Philippe, mais pour Max c’était pareil. J’te passe les détails, mais ils se sont alors retrouvés à faire des épreuves de force en pleine rue, comme grimper le plus haut possible sur un lampadaire, monter et descendre des escaliers le plus vite possible… Ils passaient pour des fous, mais encore là ils ne faisaient de mal à personne. Après ça, Max a commencé à escalader la façade des maisons à colombage. Y’a plus simple à escalader, on est d’accord. Mais ce bougre-là se débrouillait pas mal en plus ! Même Philippe était impressionné. Et tous les punks à chien du quartier. Ils formaient une petite foule qui l’acclamait d’en bas. Et… il est tombé, ça n’a pas manqué. En plein dans le tas de punks et de chiens. Deux minutes après c'était la guerre : les barmen fermaient en avance, et on a eu droit à trois fourgons de CRS. Mais on n’a pas vu la fin parce que Max avait disparu et Philippe nous a appelés de la gare : ils s’étaient enfuis par le métro mais étaient toujours poursuivis par quatre ou cinq gars. Et tu sais ce que Max leur a crié dessus pour les faire partir ? En pleine gare ? « J’AI UNE BOMBE ». Voilà pourquoi on t’appelle si tôt ce matin. Tes parents ont une voiture ?

 

25 octobre – Chocolat chaud

Un putain de chocolat chaud. Il n’avait pensé qu’à ça sur tout le chemin du retour. À sa place, peut-être pensez-vous que vous auriez eu autre chose en tête. Votre bière préférée, une bonne blonde bien fraîche. Ou bien ces pâtes carbo divines dont seule votre mère a la recette. Peut-être ce buffet à volonté au restaurant asiatique auquel vous allez tous les mois. Ou alors tout simplement votre femme ou votre homme. Chacun ses goûts. Lui, c’était son chocolat chaud. Pour s’en rendre compte, il lui aura fallu traverser la France des côtes de Normandie jusqu’au sommet du Mont Blanc, qu’il s’était promis d’escalader dès son premier jour au club d’escalade de la Fosse Arthour. Un chocolat chaud parfaitement onctueux, avec sa mousse de lait épaisse, ce qu’il faut de sucré et par-dessus-tout ce savoureux, cet intense et surtout ce si réconfortant arôme de chocolat… Il en a salivé des heures de marche durant, sur la neige, la pierre, la terre, le bitume et enfin le sable normand, avant de s’arrêter épuisé de journées entières de marche et de stop, économisant ses dernières pièces pour ce satané chocolat. Au soir du dernier jour de ce pèlerinage éreintant, il n’eût même pas la force de se rendre au café du bourg de son village. Il frappa directement à la porte arrière de chez sa mère. Elle était si heureuse de le retrouver après tant de semaines sans nouvelles ! Tous deux s’attablèrent immédiatement pour qu’il lui raconte l’entièreté de son périple en détails. Et vous ne devinerez jamais ce qu’elle lui servit pour l’accueillir et le réchauffer après ce si long voyage ! Une soupe.

 

26 octobre – Lanterne

Avant le milieu du XVIIe siècle, on n’y voyait que dalle dans les rues des villes une fois le soleil couché. Gare à ceux qui s’y aventuraient seuls à des heures peu recommandables ! Ce n’est que dans les années 1660 que les grandes villes, Paris en tête, ont commencé à installer des lanternes pour l’éclairage public. D’abord, on laissait le soin à certains habitants de les allumer eux-mêmes à l’heure prévue, puis peu à peu un métier à part entière fût créé : allumeur de réverbères. C’est ce que j’ai fait comme travail d’appoint lorsque j’avais la vingtaine. C’était un boulot très répétitif, mais que je me suis plu à faire pendant quelques années. Seulement, il y avait régulièrement des complications. Certaines nuits étaient relativement calmes, lorsque je m’occupais de quartiers bourgeois ou de grandes avenues, mais invariablement un soir ou l’autre je me trouvais chargé de ce qu’on appelait entre allumeurs les « quartiers obscurs ». Ces coins-là, personne ne voulait y passer la nuit. On les appelait ainsi parce qu’aucun d’entre nous n’osait allumer l’intégralité des lanternes indiquées sur notre plan : deux aux extrémités de chaque rue et une en leur centre. Souvent, nous n’allumions que celles situées aux extrémités. Personne n’allait vérifier notre travail, après tout. Les rues de ces quartiers-là étaient plus sombres, impénétrables au sens propre. D’un noir très profond, peu importe la clarté du ciel. Et pourtant, beaucoup de mes collègues d’alors témoignaient d’ombres mouvantes qui s’approchaient progressivement d’eux dès lors qu’ils allumaient la première lanterne de la rue. Crois-moi ou pas, mais je peux te jurer que je les ai vues, moi aussi. Nous savions tous précisément de quoi parlaient les autres. Je ne l’avais dit à personne jusqu’ici. On n’en parlait qu’entre nous, de peur d’être pris pour des fous.

 

27 octobre – Brume

Au matin au soir

les brumes gomment l’espace —

Linceul automnal

 

28 octobre – Bière

C’est pas tant la bière, mais plutôt qui te l’offre et où tu la prends. J’en ai bu, des « goût produit lave-vitre » et des « parfum pisse » (les meilleures sont celles qui trouvent le juste milieu). Mais les plus savoureuses, ce sont bien celles qu’on boit après trois heures de bûcheronnage. Elle est tiède, parce que ça en fait quatre, d’heures, qu’on l’a sortie du frigo (une de plus, le temps de faire le trajet jusqu’à la futaie en tracteur). Mais elle a le goût d’or. C’est comme ça que payent les amis. Les pintes en terrasse dans la rue de la soif c’est pour les bourgeois-bohèmes et les soiffards. La bière la vraie, je me fiche de son nom. En pression ou décapsulée, tant qu’une main terreuse me la tend je sais que je l’apprécierai. Les bières c’est fait pour accueillir et remercier. C’est comme ça qu’on m’a élevé.

 

29 octobre – Nuit d’orage

Les soirs d’orage, lorsque la pluie martèle les volets et que le vent siffle des airs glacials, impossible pour nous de fermer l’œil. Le tonnerre gronde de plus en plus fort, et l’on en ressent les vibrations jusque dans nos os. Malgré deux couvertures et des pyjamas chauds, on claque toutes les deux des dents. Alors Agnès et moi on se sert l’une contre l’autre, un doudou sous chaque coude, en espérant que le ciel se calme peu à peu… Ce soir-ci, c’est différent. Papa et maman sont chez des amis et nous ont dit de n’ouvrir la porte à personne. Pourtant, il nous semble bien entendre des coups frappés contre la porte. Peut-être n’est-ce que le vent qui souffle plus fort ? Maintenant c’est contre les volets de notre chambre. Ça ne peut pas être le vent cette fois-ci, il y a bel et bien quelqu’un qui essaye de rentrer chez nous. Il faut qu’on se barricade, mais Agnès me tire par la manche pour que je ne la laisse pas seule au lit. Elle me dit qu’elle entend une grosse voix venir de dehors. Je tends l’oreille, mais n’entends qu’un son sourd et lointain, couvert par le vacarme de la tempête.

— MAIS BON SANG ELLES VONT NOUS OUVRIR OU QUOI ? AGNÈS ! ROSE ! OHÉ !!! ON EST RENTRÉS !

 

30 octobre – Au bord du gouffre

Fier escarpement nu que le vent fouette au sanG

Abrupt et glacial, gris vert indigO

Lustré brisé par sel et eaU

Atypique massiF

Ignorant tout de son relieF

Surveillant le ciel, écartant la meR

Et qui pourtant s’écroule où mon pas va et rôdE

 

31 octobre – Le premier jour du reste de ta vie

Je n’ai jamais été dormir en forêt

Je n’ai jamais pris de train sans billet

Je n’ai jamais appris à coudre, ni à surfer ou danser

Je n’ai jamais fait de plongée.

 

Je n’ai toujours pas participé au Festival Interceltique de Lorient

Ni visité d’endroit particulièrement effrayant

Je ne suis jamais allé en Italie, en Grande-Bretagne ou au Canada

Je n’ai jamais vu de mes propres pupilles un anaconda.

 

Je n’ai jamais construit de cabane

Ni fabriqué de lance-pierre ou de sarbacane

Je n’ai jamais enregistré d’album

Et n’ai toujours pas créé mon propre site : ewen.com.

 

Je n’ai jamais eu de tatouage ni de piercing

Je n’ai jamais payé en rouble, en dollar ou en shilling

Je n’ai jamais lu 1984 de George Orwell

Et n’ai jamais eu tout ce que je voulais pour Noël.

 

Je n’ai jamais planté d’arbre

Ni touché des yeux une statue de marbre

Je n’ai jamais fait de barathon (ni de marathon, d’ailleurs)

En outre, il serait grand temps que j’aille voir un tailleur.

 

Si ce jour est le premier du reste de ma vie

Cette liste en témoigne, il me reste un tas de désirs inassouvis

Alors… que dire de plus ? Allons-y ?

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