Et si on commençait par la fin

Par AdaBe

Elle portait un secret, un secret si profond qu'il ne pouvait être partagé. Il était trop intime, trop précieux, surtout, elle craignait d’être jugée et incomprise.

La plupart du temps, il sommeillait, tapi dans l'ombre de son esprit. Puis, sans prévenir, il resurgissait, tel un éclair déchirant le ciel. Un regard par la fenêtre, une conversation anodine, un geste banal, et la voilà transportée ailleurs. Subtilement son doigt se mettait à caresser sa bague, un mouvement imperceptible. Elle était là, mais plus vraiment. Elle continuait à sourire. Son esprit s'évadait, loin, expédié à des milliers de kilomètres.

Personne ne remarquait jamais rien. On pouvait mettre son absence sur le compte d'un souci passager, d'une humeur changeante. Mais c'était bien plus que cela. C'était le souvenir de cette journée, volée, volée à la vie, à la bienséance, à la raison.

Il n'y avait eu ni fête, ni cérémonie, ni famille, ni amis. Rien qu’elle et lui, deux témoins discrets et l’officiant. Elle n'avait pas cherché à se mettre sur son trente et un, pas de robe princesse, sirène, fourreau ou à traîne. Elle se sentait belle dans ses yeux, tout simplement, comme dans cette chanson de Lynda Lemay : "Je ne suis peut-être pas exactement jolie, l'important c'est que ce compliment vienne de Johnny". Lui, il l'avait trouvée magnifique, dans sa robe d'été rose, au tissu léger et doux. Son rouge à lèvre délicatement teinté de framboise, l’attirait à sa bouche irrésistiblement. Il lui avait murmuré qu'il aimerait danser avec elle jusqu'à la fin des temps.

Pas de nouvelle bague ce jour-là. Qu'en aurait-elle fait ? Elle aurait été obligée de la dissimuler. Alors, il avait eu cette idée merveilleuse : graver deux mots à l'intérieur de l'anneau qu'elle portait depuis l'enfance. Une inscription discrète, presque invisible, qu'il fallait chercher, déchiffrer, surprendre. Deux mots qu'elle connaissait par cœur : "À toi". En fermant les yeux, elle pouvait visualiser l'inscription au détail près ; les courbures de la lettre A et la finesse du trait qui dessinait le « toi ». Deux mots gravés à jamais dans son cœur

Ils avaient cru défier le destin, mais la vie avait repris son cours, implacable. Le souvenir de cette journée était resté intact, comme les lettres gravées sur sa bague. Au début elle eut la sensation que ça lui brûlait la peau puis elle avait fini par s'y habituer, comme une simple présence. Parfois, elle oubliait. Et puis, ça revenait, sans crier gare, et la submergeait. Tout s'arrêtait autour d'elle, la vie se figeait quelques instants, semblable à ces voyages qu'on veut prolonger à l'infini.

Ce matin, il l'a appelé. Elle a reconnu sa voix instantanément. Son cœur n'a pas bondi, ses lèvres n'ont pas tremblé.

Ça faisait longtemps, il était content de savoir qu'elle allait bien. Il ne voulait pas la déranger mais il avait une nouvelle à lui annoncer, elle l’entendit déglutir au bout du fil. Il prit quelques secondes puis il annonça d’une traite comme quand on arrache un pansement sur une peau endolorie, voilà, il avait rencontré quelqu'un. Il fallait qu'ils se libèrent de leur secret. Il s'occuperait des papiers. Elle n'aurait qu'à signer.

Ils ont convenu de se revoir dans ce café, celui de leur rencontre. Il y a cinq ans et demi, six ans peut-être. Elle ne se souvenait plus de la date exacte. Pourquoi se souvenir des dates de commencement quand on ignore celles de la fin ?  

 Pendant leur conversation au téléphone, une question lui tournait en tête : pouvait-elle porter sa robe rose ? Puis, elle avait chassé cette pensée. Ce n'était plus la saison.

En raccrochant, un sourire serein illumina son visage. Elle se sentait étrangement calme. Elle avait mis un soupçon d'anticernes sous ses yeux fatigués. Elle portait le chemisier blanc qu'il lui avait offert, et un bracelet fin à son poignet. Elle croisa son propre reflet dans le miroir, elle se trouva plutôt jolie. Elle enfila son imperméable. Elle hésita à enlever sa bague, puis se ravisa, après tout, elle la portait bien avant de le connaître. Elle essaya de se remémorer leur première rencontre. Lui, tout de noir vêtu, l'attendant au coin de la rue, dans un écrin de verdure, sous un ciel azur.

Depuis son appel, elle ne pût s’empêcher de penser à ce "quelqu'un" qu'il avait rencontré. Était-elle blonde ? Elle lui avait toujours dit qu'il finirait sa vie avec une blonde. Même ce jour-là, après leur "oui" volé, quand il lui adressa un sourire taquin en se targuant d’avoir épousé une jolie brune, elle avait ri en lui disant qu'il la tromperait sûrement avec une blonde. Ensemble, ils partirent dans un éclat de rire plein de promesses inavouées qu'ils ne tiendront jamais.

Un SMS la fit sortir de ses pensées, il arrive bientôt, une heure de route d’après le GPS.

Elle prit ses clés et sortit. Elle n'était pas nerveuse. Juste un peu inquiète. Avait-elle oublié quelque chose ?

Le ciel s'était couvert. En montant dans sa voiture, elle se souvint. Son rouge à lèvres framboise ! Elle devait faire demi-tour. Trois minutes de retard. Dans une heure et trois minutes, elle signerait le fichu document. Il patienterait bien trois minutes !

À la fin de cette journée, elle retrouverait sa liberté. Avec trois minutes de retard. Et son secret ne serait plus.

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Akiria
Posté le 19/02/2025
Comment dire... Ta plume donne à ton personnage une allure élégante. C'est agréable à lire. S'il y a une fin à leur histoire, il y a une raison, à découvrir.
AdaBe
Posté le 19/02/2025
Votre retour est précieux et m'aide à poursuivre la suite tout en essayant d'explorer ce style d'écriture
Plume_jasmin
Posté le 19/02/2025
Un magnifique chapitre !
J'aime beaucoup ta plume. Légère et élégant.
L'histoire est captivante et on veut tout de suite savoir la suite.
Franchement, très bon début !!!
AdaBe
Posté le 19/02/2025
Merci beaucoup pour votre commentaire et la générosité de votre accueil, ça m'encourage à continuer cette histoire sur plume d'argent
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