Et tandis que l'ogre dormait...

Les jours passèrent. Jacques ne revenait pas. Augustine s’occupait de la ferme. Elle ne pensait ni plus à lui, ni à Mathilde, qui n’avait pas réapparu, elle non plus. Un soir cependant, Jacques fit son retour. Il lui dit les choses assez simplement : « tu vois ces deux mains Augustine, il ne faut plus que tu y touches. Il ne faut plus que tu les déranges ». Il lui montrait ses mains sacrées. « Je recevrai entre deux et quatre heures. Pour les invités de marque, tu feras en sorte de leur prévoir quelque chose à manger, quelque chose de subtil s’il te plaît ». Et royalement, il se coucha.

Cette nuit-là, Augustine dormit dans le fauteuil près de la cheminée. Le lendemain, en voulant entrer dans la chambre pour réveiller son mari, elle entrevit, encore dans l’ombre, le tout petit corps de Mathilde, et agrippée à sa poitrine blanche, la main velue de Jacques. Mathilde ne dormait pas. Elle regardait Augustine. Augustine descendit les marches, soudain écrasée par un terrible sentiment de culpabilité. Mathilde n’était-elle pas dans les bras de l’ogre seulement parce qu'Augustine l’avait voulu ? Cette noirceur au fond d’elle-même, Augustine ne la formulait qu’avec une extrême difficulté, tant les mots sont rares pour décrire nos cœurs profonds.

Mathilde vécut à la ferme pendant un mois. Tous les jours Jacques suivait le même rituel. Il passait la nuit avec Mathilde, se levait tard et allait s’asseoir avec sa bouteille à l’ombre d’un grand arbre choisi comme cabinet de consultation. Bientôt cependant, les visites s’espacèrent, livrant Jacques à son loisir favori : boire. D’extatiques et blanches, ses mains retournèrent à leur crasse. Toute la journée, Mathilde attendait Jacques dans sa chambre. Etrangement, elle ne craignait plus le froid. Sa toux avait cessé. Quand Augustine et Mathilde se croisaient, elles baissaient les yeux toutes les deux.

Au beau milieu de la nuit, quand le lit commençait à grincer à l’étage, parce que son désir de les regarder, de rentrer dans la chambre était trop fort, Augustine s’enfuyait dans les champs jusqu’à ce que la maison fût suffisamment loin pour ne plus rien entendre. Elle ne parvenait à se calmer qu’en mangeant une poignée de terre. Un jour, elle entendit les rugissements de Jacques et les cris de Mathilde. Elle eut beau s’arracher les cheveux, elle ne put se défaire de cette chaleur qui lui envahissait le ventre.

C’est à ce moment-là, qu’employant une force de volonté surhumaine, Augustine décida d’agir. Le maléfice n’avait que trop duré. Alors que Jacques était sous son arbre, elle mit Mathilde dans la confidence. Augustine fut inflexible. La pauvre petite obéit contre son gré.

Le soir même, Jacques cuvait sur sa chaise, la tête et les bras abandonnés sur la table. Les petits sanglots de Mathilde lui faisaient des hoquets dans la gorge. Augustine lui avait bien dit de ne pas faire de bruit. Si Jacques se réveillait, elles étaient perdues. Dans l’ombre, Augustine se tenait droite. Elle avait mis sa robe du dimanche. Elle sentait en elle une force de typhon. Une heure plus tôt, elle s’était allongée sur le lit, avait pris le visage de Mathilde dans ses mains : « Va, tu ne vas pas le perdre ton Jacques ». Elle avait essuyé ses larmes. Les deux femmes lièrent ensemble les poignets endormis sur la table. Les deux mains bougeaient à peine, bien ligotées. Sommeil Troyen. Alors, tandis que Mathilde détournait le regard, que Loth ronflait, Augustine brandit la hache au-dessus de sa tête et frappa de toutes ses forces à la jointure des poignets. Jacques ouvrit les yeux. Du sang coulait sur sa tête de Mathilde, cachée sous la table. Une main expirait, l’autre était encore attachée par un filet de chair. Sans attendre, Augustine frappa au même endroit.

Jacques se leva en faisant basculer la table. Il éleva ses deux moignons sanglants. Augustine, à genoux, cherchait les mains dans l’obscurité. Elle se saisit de l’une puis de l’autre, qu’elle rangea, encore chaudes, dans un pli de sa robe. Mathilde et Augustine prirent la clef des champs.

À bonne distance de la maison, Augustine déclara : « toi Mathilde, tu prends la main gauche, moi la main droite, tu en fais ce que tu veux ». Mathilde toujours en larme, prit le cadeau et le serra contre son cœur. « Je la garde avec moi le temps que mes poumons guérissent, et puis, promis, j’irai la confier à l’église Saint-léger, ils lui feront un reliquaire bien joli... ». Elle parla encore et encore, tandis qu’Augustine réfléchissait à une manière avilissante de se débarrasser de la main droite. Leurs chemins se séparèrent. La silhouette de Mathilde s’évanouit dans le lointain. Augustine savait ce qu’il lui restait à faire. Elle rejoindrait Lille, puis de Lille, Roubaix, et là, elle se fera ouvrière dans la première fabrique qui voudra d’elle. C’est ainsi qu’elle disparaitrait. Elle donna la main à un chien errant qu’elle rencontra. Il ne fut plus jamais question du mauvais Jacques.

 

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JeannieC.
Posté le 27/01/2024
Salutations !
Woah diantre, je n'étais pas revenue ici depuis tellement longtemps ! Le début de ton récit m'avait plu en plus, je me suis gardée le suite bien au chaud. Mais bref ! Profitant donc d'une semaine de congés, me revoici :D

>> "Et royalement, il se coucha." > Oh le cynisme de cette phrase me plaît, après tout ce premier paragraphe de relation tellement malsaine et menaçante. Les choses vont vite, mais quelque part ça dit quelque chose de l'habitude dans ce couple. Même dans l'absence du mari, il y a un stress, une rapidité et que le retour de l'homme ne fait que continuer, confirmer.

>> "Augustine ne la formulait qu’avec une extrême difficulté, tant les mots sont rares pour décrire nos cœurs profonds." > très belle aussi cette phrase et toute l'ambivalence de relation qu'elle vient cristalliser.

Puis vient cette ritualisation de la noirceur - Jacques avec Mathilde, puis Jacques qui boit, et ça recommence. Puis on y retourne etc etc, sans que personne ne change vraiment quoi que ce soit. Du moins jusqu'à ce rugissement qui décide enfin Augustine à afir.

>> "Mathilde toujours en larme" > petite coquille. "en larmes"

Et ce final, brrrrrrr ! Tu as maintenu (c'est le cas de le dire xD ) une sacrée ambiance, glauque, troublante, bien éloignée d'un dénouement traditionnel et c'est une bonne chose. Pas de manichéisme, des sentiments sinistres et des pulsions à l'œuvre chez tous les protagonistes.

Bravo pour ce récit !
Au plaisir
Zadarinho
Posté le 02/02/2024
Bonjour Jeannie,
Merci pour ta lecture - encore une fois - très attentive. J'apprécie toujours beaucoup la très grande qualité de tes commentaires. Je suis content que le dénouement te plaise!
A une prochaine!
Melau
Posté le 09/11/2023
Re ! :)

On prend les mêmes et on recommence. Je ne m'attendais pas à cette fin. Ce titre de vengeance, et cette colère d'Augustine si profonde me faisaient penser que le grand méchant du conte finirait mort.

Bon. Ben, non. On est bien loin du conte traditionnel où les gentils s'en sortent et les méchants meurent. Certes, Jacques est puni, mais à vrai dire il s'était déjà puni lui-même en reprenant la boisson et en revenant chez lui (chez Augustine ?).

Comme sur la première partie, les faits se passent très rapidement. Cependant, ici ça m'a un peu gênée d'être aussi en retard sur les personnages. Enfin, c'est un choix : le lecteur en sait autant que Jacques pendant tout ce temps, et cela entretient la tension.

Je n'aimerais pas énerver Augustine, moi ! Bonne chance à tous ceux qui la croiseront à Roubaix...

Le détail de la poignée de terre qu'avale Augustine pour se calmer, et cette fin macabre donneraient presque froid dans le dos !

Merci de nous avoir offert cette lecture :)

Melau
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