Il était une fois un miracle

Il n’y avait pas une journée sans qu’Augustine arrêtât son regard sur les mains de Jacques. Elle qui, toujours affairée, toujours soucieuse de la bonne tenue de la maison, passait de la cuisine à la cour et de la cour à la cuisine des dizaines de fois par jour, entrait en contemplation devant ces mains payées à ne rien faire, grasses et engourdies. Augustine se figeait, les joues rouges, le nez qui coule, les jupons mouchetés de fientes, et les mains de son mari produisaient sur elle exactement les effets de l’hypnose.

Un jour, alors que Jacques, pour une fois en état de travailler, accomplissait sa besogne de rétameur assis sur les marches de la porte, une voiture s’arrêta devant la maison. « Monsieur le comte fait un malaise ! » s’écria le cocher en sautant de son siège. Il prit Jacques par la manche, lui expliqua ventre-à-terre que le comte, en promenade, avait abandonné Madame la comtesse dans les bois pour repartir seul. Sans doute accablé par la chaleur, il avait perdu connaissance. Augustine qui passait par là, tenant une poule dans une main, et une hachette dans l’autre, se faufila dans le potager. Que Jacques se débrouille ! Il pouvait crier après elle, elle ne viendrait pas.

En attendant, le comte agonisait sur sa banquette. C’est que Jacques n’avait rien compris à cette histoire de comtesse, de dispute et de promenade... De toute évidence, il était trop imbibé et le cocher trop chétif pour porter le comte plus loin que sur l’herbe à leurs pieds. Des promeneurs s’attroupèrent. Soudain, et Dieu seul sait d’où cette inspiration lui vint, Jacques posa ses deux larges mains sur les tempes du comte. Le silence se fit. Le sang reflua au visage. Le comte ouvrit les yeux et au lieu d’être effrayé par la grosse face noircie aux émanations d’étain, par cet ogre de Perrault, les cheveux et la barbe trempés de sueur, il se laissa aller à la plus pure expression de reconnaissance. Ni une, ni deux, on emmena Jacques à l’église du village.

Augustine ne vit pas son mari pendant trois jours. Elle dormit trois bonnes nuits. D’humeur excellente, elle s’occupa des bêtes, passa le balai dans la cuisine et ouvrit un livre d’images dans la soirée. Au troisième jour cependant, se reprochant d’avoir trop joui d’un répit qui ne lui avait été, après tout, prodigué que par un heureux hasard, elle décida de se rendre au village. Sur le chemin, elle eut tout le temps de se maudire. Que se pressait-elle de faire revenir cette brute ? Il fallait qu’elle soit bien soumise ! Augustine doubla la foule d’éclopés qui attendaient devant l’église. Passant la porte, elle aperçut Jacques. Propre, souriant, il était assis dans une perspective parfaite avec l’autel et la croix au-dessus. Une femme se présenta à lui. Elle découvrit sa tête. Elle n’avait plus de cheveux. Elle voulait que Jacques lui fît pousser des cheveux. Alors Jacques leva ses mains, les retint quelques instants au-dessus du front de la femme. Une vieille murmura derrière Augustine : « regardez, une pluie d’or tombe de ses paumes »

- Ben voyons » lui répondit Augustine.

Jacques disparut par la porte du presbytère sans un regard pour sa femme. À la sortie du village, Augustine se mit à courir. Elle arriva à la ferme couverte de sueur. Une fois à l’intérieur, elle dégrafa sa robe et dénuda ses épaules. Aussitôt après, elle s’attelait à la confection de la soupe. À cinq heures précisément, la soupe, le pain, la bouteille étaient posés à la place de Jacques. Le soir couvrait l’horizon d’un feu pâle. Par moment, elle croyait voir Jacques surgir de derrière le bois. Elle resta deux heures debout. Puis la nuit vint. Dans le lit, elle se redressait toutes les minutes, à l’affut du moindre petit bruit qui annoncerait le retour de Jacques.

Augustine entendit frapper aux carreaux. Elle se pressa d’aller accueillir son mari, mais ouvrant la porte, au lieu du gros Jacques, elle tomba nez à nez avec une toute jeune femme, une petite fille presque, la tête frissonnante, les vêtements en lambeaux. Celle-ci lui raconta que, venant de Mazingarbe exprès pour voir Jacques, elle était arrivée trop tard à l’église. La jeune femme s’était débrouillée pour obtenir l’adresse de Jacques et Augustine auprès d’un fermier voisin.

Augustine invita la jeune fille à entrer et mit devant elle une assiette de soupe. Tout juste assise, la petite eut un atroce accès de toux. La crise passée, elle mangea de bon appétit. Augustine s’était assise à côté d’elle pour mieux l’observer. Elle se dit qu’elle était sans doute un peu plus âgée que ce qu’elle avait pensé de prime abord. Elle songea aussi que c’était bien dommage qu’elle fût aussi malingre – elle pouvait suivre le contour de ses veines bleues sur ses bras – parce qu’une blondeur pareille, c’était chose rare.

Augustine décida de laisser son lit à la jeune femme qui s’appelait Mathilde. Elle se demanda ce qu’il se passerait si Jacques rentrait à l’aube et qu’il découvrait la gamine à côté de lui. Elle chassa ces méchantes pensées et remonta maternellement la couverture sur la petite. Une heure plus tard, Augustine, dormant à côté de la cheminée, fut réveillée par un bruit venant de sa chambre. Elle se précipita à l’étage. Mathilde était assise dans son lit. Ses yeux s’agrandissaient encore et encore jusqu’à former deux lunes blanches. Elle tomba au pied du lit. Sa toux la rivait au sol. Augustine tenta de l’entourer, mais Mathilde la repoussa. Elle parvint à demander quelque chose de Jacques. Vite ! Augustine trouva une chemise. La petite l’enfila fébrilement. La toux se calma. Les veines bleutées de sa gorge, qui s’étaient une minute auparavant gonflées avec violence, se tarirent peu à peu. La petite plongea ses yeux dans les yeux d’Augustine. « Promettez-moi de m’emmener voir Jacques demain Madame Augustine ». Augustine, muette, acquiesça.

La place de l’église était couverte de tentes. On avait loué les cages d’escalier, les cagibis. Les malades venaient de partout. Des rudes patois tombaient des fenêtres. Un fonctionnaire de mairie s’essoufflait, il répétait sans cesse « il ne viendra pas, il ne viendra pas ». Augustine se planta devant lui. Elle lui demanda où elle pouvait trouver Jacques. « Savez-vous combien de personnes avant vous m’ont demandé la même chose ?

- Oui mais moi, je suis Augustine, sa femme depuis dix ans ».

Elle lui montra Mathilde : « cette petite est vraiment très mal. Elle ne passera pas l’année ». Le fonctionnaire considéra la jeune fille. Elle avait une maigreur de squelette. Sa peau sans lustre, noircie par endroits, lui donnait l’aspect d’une mourante. Pris de pitié, le fonctionnaire consentit à les mener jusque Jacques. « Ne dîtes surtout que vous savez où il est – leur murmura-t-il – ce serait l’émeute… ». Il les mena dans une partie reculée du village, où commençaient les champs. Ils pénétrèrent dans une allée bordée d’arbres et se retrouvèrent bientôt devant eux une gentilhommière en brique rouge. Ils attendirent une bonne demi-heure dans un vestibule aux étagères pleines de trophées de chasse. La petite se mit à tousser. Augustine lui tint un mouchoir devant la bouche. On consentit finalement à les faire entrer dans la salle à manger. Il y avait toute une famille autour de la table. Les femmes étaient habillées de belles robes en dentelle. Un homme moustachu, au visage circonspect, se tenait en bout de table. Il se retourna pour voir les nouveaux arrivants. « L’épouse de monsieur Jacques » annonça le majordome. L’homme fronça les sourcils. Il se tourna vers Jacques assis à l’autre bout de table, dans la lumière verte du jardin. « M. Jacques, vous avez demandé votre femme ? ». Jacques haussa les épaules. Il ne semblait pas remarquer l’œil noir d’Augustine. « Si cette femme se dit ma femme, alors qu’elle le soit.

- Bien, prononça le chef de famille d’un ton sec, faites-les sortir...

- Non non, coupa Jacques, qu’elles restent, et surtout, ajouta Jacques en soulevant ses mains des décombres du repas, qu’elles observent ». 

On fit venir un petit garçon sur un fauteuil à roulette. Dans un silence absolu, les deux mains se posèrent sur les jambes atrophiées de l’enfant. Jacques les tint là un moment puis les retira. Un spasme traversa les jambes du petit garçon. Ce n’était presque rien et pourtant cela suffit à l’audience, qui applaudit le thaumaturge. Jacques s’applaudit lui aussi. « Escroc ! » cria Augustine avant de partir. La porte claqua derrière elle. Elle était si pleine de rage qu’elle en avait oublié Mathilde.

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Melau
Posté le 09/11/2023
Hello !

Bon, eh bien, on est bien loin de ce à quoi je m'attendais, ahah ! A vrai dire, je ne sais pas bien à quoi je m'attendais... Bon, passons, il y a plus important à dire !

Tout d'abord, merci de m'avoir entrainée dans cette histoire (je le dis sans avoir encore lu la suite).

L'action passe vite, tout se passe très vite, mais on est dans l'esprit du conte : on va à l'essentiel, et tu parviens à le faire sans qu'on ait l'impression "d'avoir loupé un épisode", d'avoir raté quelque chose d'important. Les éléments sont simples, les personnages aussi, et la trame du récit est finalement plutôt commune (quoi que, on pourrait presque dire que tu prends le contrepied d'un certain topos littéraire habituel). Pourtant, tu parviens à créer une tension à travers le personnage d'Augustine et l'arrivée de Mathilde comme élément perturbateur qui vient redoubler cette première tension. Bien joué.

J'ai particulièrement aimé la manière dont tu construis le récit, en forçant ton lecteur à se concentrer sur des choses simples, notamment les mains de Jacques au début, puis à passer à autre chose. Ainsi, on en oublie ces mains jusqu'au moment où elles deviennent réellement importante. Chapeau bas !
Cette colère qu'Augustine a envers son mari, à très juste titre, est poignante et donne du relief au récit. Cette pauvre femme est caractérisée par deux éléments : son travail et son désamour pour Jacques qui se mue en colère ; ainsi, j'appréhende nécessairement la suite du conte. Etant-donné le titre, et cette fin de première partie... je m'attends au pire (et cette fois, je sais à quoi je m'attends, ahah !).

A tout de suite sur la deuxième partie ! ;)

Melau
JeannieC.
Posté le 05/11/2023
Salutations ! Bienvenue à toi sur PA, d'abord !

Ton texte m'a tout de suite tapé dans l'œil, avec cette couverture qui rappelle volontiers des ouvrages du XIXe siècle - puis le résumé qui a parlé lui aussi à la passionnée de récits historiques que je suis.

Bref, me voici, et ce premier chapitre a un rythme et une tonalité qui m'ont tout de suite embarquée. Une plume soignée, une vivacité avec laquelle les événements s'enchaînent et donnent un premier portrait des protagonistes. Les thèmes sont posés d'entrée de jeu : du désamour, de la violence, de l'alcool, et un environnement étriqué dans lequel ne peut que se développer cette violence.
J'aime le soin que tu apportes aux détails très éloquents - notamment cette ouverture sur les mains d'Augustine et celles de son mari. Ces mains par lesquelles passent les enjeux et la tension de cette histoire : mains qui prétendent soigner - le côté escroc / thaumaturge - et mains qui frappent. Et toute cette atmosphère de crasse avec les vieux habits, les fientes, brrrr - ça me parle ce genre d'univers.
Je suis aussi très curieuse de qui peut bien être cette Mathilde, de la relation qu'elle va nouer avec Augustine. Et naturellement, j'ai de l'empathie pour Augustine, coincée dans cette situation dans laquelle elle-même ne peut que dégager elle aussi de l'aigreur. Va-t-elle s'en sortir ?

À une prochaine donc !
Je vais poursuivre cette lecture =)
Zadarinho
Posté le 06/11/2023
Merci infiniment pour ton retour Jeannie et surtout pour le bel accueil que tu me fais sur PA!

Ton commentaire sur mes textes (sur celui-ci et sur Hervé ^^) m'a vraiment fait chaud au coeur ; je ne suis pas sûr qu'ils méritaient une lecture aussi attentive!

En fait, je ne suis pas très satisfait de ces derniers: je trouve finalement mon écriture très corsetée, j'aimerais que cela respire un peu mieux...au travail donc!

J'ai de mon côté lu les premiers chapitres des aventures de Hyriel. J'ai été vivement impressionné par votre style(à toi et à ta co-autrice), riche, foisonnant, "collé" au réel; l'érudition que le texte dégage sans en faire des caisses (décrire une procédure judiciaire au XVIIème siècle tout en intéressant le lecteur, faut quand même le faire!), le dynamisme de l'action et surtout votre art du portrait (j'ai eu l'impression de voir le terrible Monsieur Berlinier devant moi).

Je vais à présent prendre le temps de lire "le conte du cheval et de la lune".

En tout cas, j'ai le sentiment que j'ai beaucoup à apprendre de toi. N'hésite pas, (évidemment, si tu as le temps de les lire!) de commenter les autres textes que je publierai à l'avenir. Je ne me vexerai pas si la critique est dure, au contraire!

A une prochaine,

Paul
JeannieC.
Posté le 07/11/2023
Mais avec plaisir ! Et je n'hésiterai pas à signaler ce qui peut me turlupiner autant que ce qui me plaît, dans ce cas.

Oh et merci beaucoup pour ton regard sur les mésaventures d'Hyriel ! Ravie que cette entrée en matière t'ait emporté ainsi.
Je te souhaite bonne lecture du côté de la fable du cheval, et même aux côtés d'Hyriel et des autres déglingués de l'Hôpital général si tu poursuis la route sur les étonnants chemins du repentir -

A une prochaine en tout cas, sur nos textes respectifs !
Bonne journée
Vous lisez