Sur Terre, cette créature a reçu le nom de Lucifer. Elle est constituée de pattes de chèvres, de cornes de boucs, d'un visage humain tendu par l'angoisse et est entièrement recouvert de flammes. Cet être polymorphe habite sur une exoplanète encore à ce jour jamais découverte par l'humain.
Cette créature a la caractéristique de prendre la forme la plus ignoble aux yeux de celui ou celle qui en fait la première rencontre. Les autres personnes la verront ensuite de la même façon. Si la personne en question est peureuse, la créature ne prendra pas une forme trop importante vis-à-vis des autres plus téméraires, mais dans le cas inverse, il peut en résulter un véritable traumatisme collectif comme pour celui qui fut à la base du personnage de Lucifer.
Lucy regarde d'un coup droit devant elle. Un monstre – il n'y a pas d'autre description possible – comme on n'en a jamais vu, se dresse devant elle. Sa laideur est indescriptible. Il s'agit du premier compagnon de Lucy, mordu à mort au visage, rongé par les vers, sa chair encore fumante de sa mort récente. Lucy nous dévoile sa deuxième plus grande peur. Le premier « humain » à l'avoir mis enceinte revient d'entre les morts la narguer et lui faire porter la culpabilité de son décès. Noé ne se laisse pas impressionner. Dans sa première vie il a eu affaire aux ignobles restes de la race des Homo habilis, cannibales sans vergogne tuant tout sur leur passage pour survivre. Il prend une barre de fer posée contre le mur de la chambre et l'envoie violemment dans le reste de la tête de ce qui fut un australopithèque malchanceux.
- Je déteste ces bébêtes... elles ne sont pas bien dangereuses, mais leur instinct est encore trop primaire, c'est le premier brouillon de l'humanité.
- Eh ben... Lucy n'a pas l'air de partager ton avis, viens m'aider à la calmer.
Lucy commence à se calmer, elle accepte de s'asseoir sur son lit, mais son regard reste figé et son visage ne se détend pas. Il lui faut une nuit entière pour se remettre de ses émotions. Noé vient me trouver, selon lui, nous avons été écoutés et cette apparition est le résultat d'un stratagème pour nous ralentir dans nos plans.
- Noé, tu ne m'avais pas dit que tu es né à l'époque de Ramsès I ? Comment ça se fait que tu connaisses si bien ces premiers hominidés ?
- Il en restait dans la profonde Afrique que j'ai visitée avant ma première mort. Ils avaient trouvé un territoire où leur stade d'évolution suffisait pour y vivre. Comme si à cet endroit la terre avait décidé d'arrêter le processus. Mais notre venue les a décimés, nous étions porteurs de maladies encore mortelles pour eux.
- Je pensais que seuls les premiers Sapiens avaient eu l'occasion de rencontrer ces peuplades moins avancées.
- Aucun livre ne le relate... cette mémoire a été oubliée volontairement.
- D'après toi, qui nous écoute ? Comment cela se fait-il que nous sommes coincés ici alors que nous avons été invités ?
- À mon avis là-haut ça ne doit pas être rose ces temps-ci, je pense que c'est la raison de notre appel...
- Un conflit entre les grandes instances ?
- C'est possible, il faudrait pouvoir se renseigner sur qui ils sont.
- On enquêtera demain, il faut dormir, bonne nuit Noé !
- Bonne nuit Albus.
Jour 101 de l'année 4.135.251.003
C'est Lucy qui vient nous réveiller. Elle a l'air de s'être remise des évènements d'hier. Cependant, son visage – si serein d'habitude – est encore tendu et son teint a pâli. On peut deviner une poignée de mèches blanches soigneusement rangées en dessous de ses cheveux foncés. Dès le réveil, Noé part à la recherche de documents concernant nos commanditaires. Après de longues heures passées dans la bibliothèque située à côté de notre endroit de séjour, Noé revient avec une pile de vieux livres dont la poussière s'envole derrière lui.
- J'ai peut-être trouvé quelque chose ! – s'exclame-t-il
- Raconte-nous
- Pour faire bref, il est impossible de tracer la naissance de ces grandes instances. Toujours est-il qu'ils sont responsables du fameux « Big-Bang », créateur d'Univers tel que nous le connaissons sur terre. Cela veut donc dire qu'ils étaient déjà réunis pour le créer. Apparemment, chaque instance possède sa planète, construite exactement comme il le souhaite. Tous se sont accordés à donner une « âme » aux planètes créées, sorte d'énergie infinie qui régit la vie sur ces planètes. Et jamais les habitants de ces planètes ne peuvent se rencontrer, car cela complexifierait les relations entre les instances qui seraient obligées de travailler ensemble pour gérer deux planètes qui deviendraient sœurs.
- Ça c'est la théorie, mais il doit exister des complications non ? L'exemple de Lucifer est parlant !
- J'ai cherché et rien de mentionne aucune tension ou conflit entre eux...
- Mais quelle est la raison de notre venue ici alors ? – s'enquiert Lucy
- À nous de le découvrir.
Il est maintenant certain que nous ne pouvons rester ici. Alors que Lucy et Noé cherchent ensemble un moyen de sortir, je m'active de mon côté à étudier les sources des légendes, afin de déjouer les pièges qui pourront nous être tendus. Le soir venu, nous nous retrouvons dans la chambre de Lucy afin de préparer notre évasion. La route s'annonce longue et dangereuse, nous serons les premiers humains à dépasser les frontières de notre monde. Personne ne sait si nous en serons capables, personne ne sait où nous allons atterrir. Les gardes, finalement de mèche avec nous, nous facilitent le départ en feignant un moment de distraction dans leur lourde tâche. Nous passons le dernier mur et le décor change.
Une plaine immense, verdoyante sous un ciel bleu et un soleil généreux, s'étend devant nous. Un chemin en pierre se dessine sous nos yeux, menant à l'horizon où nous distinguons une vaste chaine montagneuse. Nous sommes sur nos gardes, nous nous décrivons, à chaque heure, le paysage qui se dresse devant nous pour s'assurer qu'il ne s'agit pas d'hallucinations. Aussi, chaque sensation est exprimée, nous savons que nous sommes maintenant sous la main de ces instances et que nous risquons, à tout moment, de ne plus répondre de nous-mêmes.
Jour 116 de l'année 4.135.251.003
Deux semaines. Il nous aura fallu deux semaines d'une longue marche dans un décor qui n'évolue pas pour enfin arriver au pied des montagnes. Nous trouvons là un petit village qui semble animé. Nous décidons d'y faire un tour.
La surprise est grande, la population qui l'occupe est uniformisée, pas question d'un brassage de « planétiens » comme aux ambassades, mais bien d'une peuplade unique. Leur physionomie est proche de la nôtre ; bipède et d'une taille moyenne d'environ 1,70 m, il est aisé de distinguer hommes et femmes. Aussi leurs visages présentent deux yeux, un nez, une bouche et d'épais cheveux noirs retenus par une tresse qui les tire en arrière. La seule différence avec nous est la couleur rouge de leur peau et l'étrange queue terminée par ce qui semble être un crochet osseux, coupant comme un rasoir. Leur étonnement est égal au nôtre et très vite nous entrons en contact. Ce qui semble être un jeune adulte fait le premier pas d'un air intrigué.
- Qui êtes-vous ? – lâche-t-il d'une voix grave
- Nous venons des ambassades. Mais nous parlons la même langue ? – s'étonne Lucy
- Existe-t-il des langues différentes que la nôtre ?
- De là où nous venons oui, enfin, de notre planète d'origine, car dans les cieux, il semble que nous parlons la même langue...
- Je ne comprends pas de quoi vous parlez, déclinez vos identités, vous effrayez nos enfants.
- Je m'appelle Lucy, je suis une femme terrienne, et voici Noé et Albus, mes compagnons de voyage, venus eux aussi de la planète Terre. Et vous qui êtes-vous ?
- Je m'appelle Xelandra, fils d'Uhge, le chef de notre village.
- Enchantés ! – s'exclame Noé
- Que faites-vous par ici ? L'ambassade se situe à des semaines de marche.
- Effectivement ça fait maintenant 15 jours que nous marchons à travers ces immenses plaines en suivant le même chemin – osé-je — nous avons été appelés par les instances qui régissent notre galaxie, nous sommes en route pour les rencontrer. Savez-vous nous dire où sommes-nous ici ?
- Vous entrez dans le pays des montagnes, notre village a été construit pour monter la garde à l'entrée de la chaîne qui se dresse devant vous. Vous devez être fatigués, venez, je vous offre l'hospitalité pour cette nuit, demain je vous conduirai au passage qui permet de couper à travers.
- Que pouvons-nous faire pour vous remercier de votre offre ?
- Restez discrets, notre village vit dans la peur ces derniers temps, des choses peu agréables rôdent autour des maisons une fois la nuit tombée...
- Dans ce cas, nous nous ferons tout petits.
La maison de Xelandra trône au milieu du village, près de la place principale où les habitants vaquent timidement à leurs occupations. L'effet de surprise disparut, nous sentons l'ambiance peureuse dans laquelle nous nous situons. Le village a l'air de vivre une véritable crise. Nous nous interrogeons sur ce que cela peut bien être. Mais la fatigue nous rattrape tandis que le jeune couple héritier nous prépare un repas succulent. Rougissant sous nos compliments, ils nous indiquent la chambre spécialement affrétée pour nous. Nous prenons congé d'eux et allons nous coucher.
Jour 117 de l'année 4.135.251.003
Le réveil fut éprouvant. Alors que nous dormions à point fermés, une femme et son enfant ont été retrouvés morts près du puits qui alimente le village en eau. Aucun coup n'est visible sur leurs corps, seuls leurs visages étaient marqués d'une peur dont aucun n'ose imaginer la force. Après avoir rapidement fait nos bagages, nous suivons Xelandra, la conscience lourde, vers le passage creusé dans les montagnes.
Cela fait deux heures que nous marchons, personne n'a encore desserré les dents et le visage de Xelandra trahit une angoisse croissante. Personne n'ose lui demander comment le village va s'en sortir.
- C'est ici que je vous laisse, soyez prudent, le coin n'est pas sûr.
- Merci, Xelandra, j'espère que vous trouverez vite une solution à vos problèmes.
- Je l'espère aussi, bon voyage.
Et d'un pas décidé, il rebrousse chemin vers le village où nous avons passé la nuit.
- Nous revoilà seuls mes petits gars.
- Lucy, Noé, vous ne trouvez pas cette histoire étrange ? Les visages de la mère et de son enfant me rappellent le visage de Lucy lorsqu'elle a eu son apparition.
- J'y pensais également, tu crois que ces créatures rôdent dans ce pays ?
- Restons sur nos gardes.
Nous entrons dans cette immense faille creusée artificiellement dans la montagne. La lumière se fait rare dès les premiers mètres, mais des champignons luminescents qui se sont installés sur la paroi humide éclairent la voie, donnant une ambiance étrange au décor rocheux. Nous marchons pendant des heures, de temps à autre nous apercevons de vieilles cabanes en bois, qui devaient servir aux ouvriers à l'époque. Nous ne voyons pas le bout du chemin et nous commençons à fatiguer. Après avoir trouvé une cabane encore solide, nous installons notre campement et y faisons un feu pour briser l'humidité régnante.
Jour 120 de l'année 4.135.251.003
Trois jours. Cela fait trois jours que nous marchons. Noé, pour passer le temps s'est amusé à compter les pas entre les cabanes et a constaté une étonnante régularité dans nos pas et dans la distance entre les cabanes. Il faut exactement 700 pas pour atteindre la prochaine cabane, ce qui fait un abri toutes les 45 minutes. Sur cette constatation, Lucy observe les détails. D'un coup, elle s'écrie :
- On n'avance pas !
- On le sait, pas besoin de le crier
- Non Noé, tu ne comprends pas, cette faille est un leurre !
- Comment ça ? explique-nous ?
- Regardez, dans 200 pas, la paroi aura un creux d'une dizaine de centimètres et d'une profondeur de deux centimètres, elle est placée à environ un mètre cinquante du sol, juste au-dessus d'une fougère.
Le temps d'ingérer l'information, nous réalisons les 200 pas... et oh ! Quelle stupeur ! Lucy a raison, le creux est exactement placé au même endroit que dans ses prédictions.
- Arrêtons-nous !
- Il faut qu'on enraille le système, on doit arriver de l'autre côté !
- Il y a un endroit où l'on voit le ciel, on peut grimper à la paroi et traverser la montagne par au-dessus
- Il doit bien y avoir un autre moyen.
- Les cabanes ! – crie Lucy – les cabanes ont une porte à l'intérieur !
Lucy a raison, nous forçons une des portes de la cabane et nous déboulons sur un passage étroit. Il fait noir, nous amassons le plus de champignons que nous pouvons et construisons des torches afin d'y voir plus clair. Le couloir est long, étroit et humide. La température baisse au fur et à mesure que nous nous enfonçons dans le passage. Notre cadence de marche trahit la fausse pente descendante du chemin.
Après 10 heures de marche, on s'arrête. La température s'est stabilisée aux alentours de 12 °C, mais l'humidité est effroyable.
- Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? – hasarde Noé, épuisé
- Il faut que nous continuions — osé-je
- On n'a pas le choix les garçons. Établissons un camp ici, le passage s'est élargi depuis l'entrée. Demain, nous en arriverons à bout, j'en suis certaine.
Après avoir disposé de vieilles toiles moisies le long des parois, nous nous endormons sans traîner, éreintés de cette marche interminable.
Jour 140 de l'année 4.135.251.003
Le lendemain fut tout aussi éprouvant, mais à la fin de la journée le passage noir et humide avait cédé sa place pour une immense plaine ensoleillée, aux couleurs chaudes et accueillantes. Nous nous arrêtons dans ce doux paysage durant 5 jours, installant notre bivouac le long d'une rivière d'eau claire.
Aujourd'hui, après 15 jours passés à travers plaines, forêts, montagnes et rivières nous faisons le topo de notre voyage extraordinaire. 20 jours et toujours rien de concret, même plus un village. Nous sommes seuls.
- J'en ai marre !! – crie Noé — à quoi jouent-ils là-haut ? Pourquoi nous avoir appelés pour nous mettre dans cette situation ? S'ils voulaient nous mettre à l'épreuve, pourquoi ne pas nous avoir renvoyé sur terre ?
- Calme-toi Noé, tiens, asseyons-nous, il faut que l'on trouve un moyen de sortir de cette terre. Tu as une idée Lucy ?
- Attendez, je réfléchis. Comment sortions-nous de la terre ?
- En mourant.
- On la tient notre idée !
- Qu'est-ce que tu racontes ? Albus, Lucy est folle ma parole ! comment pouvons-nous mourir ici ?
- Avons-nous déjà essayé ? Et si tout ce qu'on avait vu jusqu'ici n'était rien d'autre qu'une planète sœur de la terre ?
- Tu oublies les fameux « gardiens des montagnes » qui se sont payés de notre tête. Ils ne se revendiquaient que de ces montagnes, de rien d'autre.
- Ils n'ont peut-être simplement pas conscience de leur planète... et le fait qu'ils nous aient trompés me conforte dans l'idée que nous sommes en plein dans une planète leurre.
- Dans quel intérêt ?
- Je ne sais pas, nous faire réfléchir ?
- Que proposes-tu alors Lucy ? – questionne Noé, intrigué.
- Que nous nous empoisonnions ensemble pour voir où nous atterrirons.
L'idée de Lucy est rapidement approuvée. Nous trouvons des baies verdâtres et décidons de concert de les avaler en quantité pour nous assurer une mort certaine.