@Larmedepluie à 18:21
Ça y est, je viens de rentrer… >
@Vulcain-27 à 18:24
< Alors, ce cours ?
@Larmedepluie est en train d’écrire…
J’appuie encore sur le bouton de l’ascenseur. Il ne s’allume pas. Bon… une dernière tentative ? Parfois, il est un peu paresseux et il faut le forcer à coopérer. Mais toujours pas de réaction. En panne, à tous les coups. D’ailleurs, c’est clairement ce qu’a noté le gardien juste au dessous de l’écran censé indiquer les étages. « HORS SERVICE… » sur une petite feuille à carreaux scotchée aux coins, accompagné d’un gribouillage qui signifie probablement « désolé pour la gêne occasionnée, réparations dans les plus brefs délais, ect… »
Quoi de mieux qu’un marathon pour terminer la journée ?
Je prends une inspiration et dévie ma course vers les escaliers. Mon index replace l’écouteur droit dans mon oreille. Plus fort. Il me faut une bonne musique pour oublier l’engourdissement dans mes pieds. Quelle idée d’enchaîner sport et théâtre ! De l’endurance, en plus. Je déteste ça. Tourner en rond pendant des heures… à quoi bon ? Heureusement que notre prof de cette année autorise les téléphones. Avec une bonne playlist, on a l’illusion de souffrir moins longtemps.
Quatrième étage. Enfin, j’abandonne la cage en béton pour me retrouver sur le palier. Première porte à gauche, et me voilà à la maison. Derrière, ça crie. Bah tiens, pour changer…
— EWEN !
Je n’ai pas le temps de passer le tapis de l’entrée que deux petits monstres en pyjama animaux se ruent sur mes bras. Leur poids me fait lâcher les sacs de courses qui me rougissaient les doigts. Comme tous les soirs, j’ai le droit à une expérimentation de danse contemporaine doublée d’un solo de trompette en plastique. Leurs cheveux trempés forment des tâches humides sur mes manches. J’essaie malgré tout d’enlever mes chaussures et de les déposer dans le placard de l’entrée. Le tigre en chaussettes trébuche dans mes bottines, se rattrape à son frère-crocodile qui le repousse. Et les cris recommencent.
— MARVIN ! LOUKA !
Les jumeaux arrêtent aussitôt leur tintamarre. Je reprends les cabas pleins et traverse le couloir qui s’ouvre sur la cuisine. Notre mère fusille ses enfants du regard, une pile de torchons dans une main et un stylo dans une autre.
— Allez ranger votre chambre, si vous ne savez pas quoi faire !
Ils hochent la tête et disparaissent derrière la porte qui porte leur nom. Et leur bataille d’enfants de six ans continue de manière étouffée. Ce qui me fait rire n’a pas l’air d’amuser ma mère, de nouveau penchée sur le bloc note magnétique accroché au réfrigérateur.
— Bah voilà… je ne sais plus ce que je voulais noter.
— Il n’y avait plus de beignets à la framboise, alors j’ai pris ceux à la pomme.
— Ah ! Des éponges pour l’évier, c’est ça !
Elle ajoute un tiret à la liste et retourne à ses torchons après avoir réordonné les mèches folles qui s’échappent de son chignon mal serré. Il lui reste tout le linge d’un étendoir à ranger. Alors je ne lui pose même pas la question, et commence à vider les courses. Beurre, fromage, quelques yaourts d’avance… j’en ai aussi profité pour ramener des compotes. Les sans sucre ajouté, rien d’autre. Elle considère le sucre comme notre pire ennemi. Addictif et destructeur de neurones, d’après les magazines de santé-nutrition. Bon, ça ne m’empêche pas d’ajouter un paquet de sucreries dans le caddie pour les jours où j’ai besoin d’un peu de réconfort. De toute façon, quand c’est moi qui dépanne, elle ne me demande pas le ticket de caisse.
Une fois le congélateur fermé et les sacs repliés, je traîne des pieds jusqu’au canapé.
— Attends. J’ai des affaires à toi.
Elle me dépose une pile de linge sur la table basse.
— Et pour If ?
— Ne t’embête pas avec ça, je le ferai.
— Tu t’occupes déjà du repas. Laisse, j’ai le temps.
— Mais, tes devoirs ?
— Déjà faits.
Mensonge. Mais plus vite je la débarrasserai de ça, plus vite elle pourra se reposer. Ses journées sont déjà éprouvantes. Aucun de ses sourires n’est assez fort pour dissimuler sa fatigue. Ranger les habits de mes frères ne me prends pas plus de cinq minutes. Ce n’est rien face à la montagne de corvées imposée par la vie de famille.
Je commence par celles de mes cadets. Déjà pliées. Elle n’a pas le temps de repasser, aussi je fais au moins attention à les ranger correctement. Pour ne pas faire de plis supplémentaires. Louka et Marvin n’ont jamais voulu porter les mêmes vêtements. Ils sont habitués à se différencier depuis petit. Je dois vérifier toutes les étiquettes pour ne pas me tromper et créer un nouveau scandale. Le tigre pour Marvin, le crocodile pour Louka. Et puisqu’ils sont condamnés au rangement de chambre, ils m’aident à choisir le bon côté de l’armoire qu’ils partagent.
J’en ressors vite, après avoir esquivé briques de construction, petites voitures, toupies, figurines d’animaux et autres coffres à jouets vidés au sol. Ils m’ont plutôt l’air en phase d’imagination que de rangement. Mais bon. Ils ont aussi une longue journée d’école derrière eux. A leur place, je ferais pareil.
— Toc-toc, je rentre.
If joue à la console sur son matelas, la tablette de bois qui lui sert de bureau repliée contre le mur. Ses cahiers d’école sont éparpillés sur les couvertures, et j’imagine que lui non plus est loin d’avoir terminé. Il lève à peine les yeux de son jeu, me saluant d’un « Mhm » si commun aux garçons de son âge.
Difficile d’avoir douze ans. Je ne repasserai par cette époque là pour rien au monde.
Je range ses affaires au son de son jeu – une course de voiture qu’il vient de gagner, apparemment – puis m’attaque à mes vêtements.
— T’as passé une bonne journée ?
— Mhm.
— Et le contrôle de français ? T’as eu une bonne note ?
— Mhm.
— Maman l’a signé ?
— Mhm !!
Je le saoule. Très bien.
On n’est plus aussi proches qu’avant. C’est dommage, puisqu’on partage la même chambre depuis que les jumeaux sont venus au monde. Ça fait six ans que je vis littéralement perchée au-dessus de sa tête. Et depuis son entrée au collège, il ne me parle plus. Du moins, plus pareil. Il a besoin de sa bulle. Je le comprends, quelque part.
Je retire mes chaussons et emmène mon sac à dos au sommet du lit superposé. Toute ma vie se trouve sur ces quelques étagères : lampe de chevet, livres, petites figurines en origami. Mon ordinateur, aussi. Je l’allume et prépare mes manuels pour demain en attendant la fin de sa mise à jour.
Ma tête passe par-dessus les barreaux.
— L’ascenseur était déjà en panne quand vous êtes revenus du médecin ?
— Ouaip. Maman a dû me porter. Ils abusent, franchement.
If relance une partie, mais enfile un casque pour m’épargner les musiques insupportables de ce jeu. Je tasse mon oreiller dans mon dos. Quatre étages sans ascenseur… si Maman avait le choix, ça fait longtemps qu’on serait partis d’ici. Elle a dû se briser le dos. If est un poids plume, mais… avec son fauteuil, elle a sans doute fait un aller-retour. Comme à chaque fois que l’ascenseur nous lâche.
Mon téléphone vibre dans ma poche. Presque plus de batterie. Une fois branché, j’en profite pour répondre à Vulcain.
@Larmedepluie à 19:05
Devine ce qu'on va jouer cette année. >
@Vulcain-27 à 19 :05
< Aucune idée
@Larmedepluie à 19:06
Roméo et Juliette. >
Le pire c'est qu'il y a qu'un seul garçon... alors j'espère qu'il joue bien ! >
@Vulcain-27 à 19 :07
< Ouais... on parie combien que ça va finir en "Juliette et Juliette", cette histoire ?
@Larmedepluie à 19:07
Arrête MDR, la nouvelle s'appelle comme ça. >
@Vulcain-27 à 19:08
< Délire :D
Je souris derrière mon écran. Cette fille a mal choisi son année. Ou monsieur Delombart a mal choisi sa pièce. Ce groupe est moins chaotique que celui de ma seconde, mais elle n’est pas à l’abri des remarques. Encore, elle a de la chance que les garçons avec qui on a joué Le Malade Imaginaire ont changé d’option ou obtenu leur diplôme.
Comme je n’ai plus rien à répondre, Vulcain m’envoie une de ces vidéos qui ne font rire que lui. J’ai le droit à ces compilations au moins une fois par jour. Je passe le message sans le lire. Les gamelles, c’est pas drôle. D’autant plus que tout à l’heure, cette Juliette m’a fait une belle frayeur.
Je me redresse vivement. Est-ce que je me suis au moins excusée ? Mon souvenir repasse sous mes paupières. Je l’ai aidé à se relever. C’était la moindre des choses. Même s’il s’agissait d’un accident, d’autres m’auraient fait une scène pour moins que ça. Enfin bon… impossible de retourner dans le passé. Je verrais bien si elle m’en veut à sa façon de me regarder la semaine prochaine. Puis, je n’ai aucune raison de la forcer à m’apprécier. On aura qu’à s’ignorer. Comme je le fais déjà avec une bonne partie de cet établissement.
— A table !
Mon frère s’agite sur le matelas du dessous. Je descends l’échelle qui nous sépare et l’aide à se glisser dans son fauteuil. Les deux tornades de la chambre voisine nous coupent le passage. Bagarre pour la même chaise, comme tous les soirs. Et comme tous les soirs, c’est Maman qui finit par s’asseoir sur le petit coussin à franges.
Ce soir, c’est pâtes aux beurre et poissons frits. La télévision tourne tout bas au-dessus du réfrigérateur. D’ici, on ne voit pas grand-chose, mais assez pour amuser les plus jeunes. Les dessins animés ont un pouvoir sur les enfants qui me dépasse. Je sers mes trois frères en eau tandis que notre mère remplit les assiettes. Un peu de fromage râpé pour donner du goût, une tape sur l’une des jambes qui se battent sous la table, et enfin, on se pose.
— Bon appétit.
Mon téléphone vibre. Heureusement, personne ne semble l’entendre. Vulcain, à tous les coups… Je lâche mon couteau pour glisser l’appareil sur ma cuisse. Raté. Pour une fois, ce n’est pas lui.
L’écran s’allume sur une notification des « Trous Badours ». La conversation de l’option théâtre. Deux nouveaux membres ont été ajoutés. Les filles n’ont pas perdu leur temps ! Trop curieuse pour attendre jusqu’au dessert, je déverrouille l’appareil et fait défiler la discussion. Déjà des dizaines de messages. Beaucoup de « merci pour aujourd’hui, c’était cool », de « bisous, à demain », et de compliments à Souria pour son mime de la boîte de conserve périmée. Ils continuent de se parler même une fois tous rentrés chez eux. Je les vois tous écrire en même temps, envoyer des petits cœurs et des visages qui pleurent de rire.
@Juju_paillette a modifié l’image du groupe.
Le photomontage de monsieur Delombart en tutu de danseuse cède sa place à un selfie de notre troupe réunie autour d’une énorme tête d’alien en plastique. Sur le bord inférieur droit, Juliette, un peu décoiffée et tout sourire. Comme si elle connaissait ces filles depuis dix ans. Ça me rassure, quelque part ; une bonne ambiance mène toujours plus facilement à un bon spectacle de fin d’année.
— Ta main sur la table, Ewen…
Ma mère me dévisage d’un œil intrigué par-dessus ses lunettes en demi-lune. Je reprends mes couverts et gobe un bout de poisson.
@Juju_paillette vous a mentionné dans la disscussion.
Qu’est-ce qu’elle me veut, celle-là ? La surprise me fait avaler de travers. Je tousse, cogne mon poing contre ma poitrine. ça ne passe pas. Bois. Allez bois un coup. Je vide mon verre d’une traite et tape le fond contre la table, hoquetant toujours sous ma franche effilée. Et tout le monde me fixe.
— Une… une arrête…
Ma respiration finit par se calmer. Mes joues reprennent une teinte acceptable.
@Juju_paillette à 19:28
< Y manque plus que @Ewen, et on aura la photo de classe parfaite ;p
Est-ce que je suis sensée répondre ? Qu’est-ce qu’on répond à un message pareil ? Est-ce que c’est une blague ? Une critique ? Est-ce qu’elle tente de lancer une conversation ? Ou… de me convaincre de sortir avec elles ? Je ne comprends pas. D’ailleurs, personne ne comprend, puisque toutes les filles connectées cessent d’écrire. Qu'est ce que cette nouvelle ne comprend pas dans "tout le lycée m'appelle Casper" ?
Mon nom s’ajoute à la liste des personnes qui ont ouvert la photo. Et voilà… je suis piégée. Je ne peux plus faire celle qui n’a pas suivi.
Le flan au caramel n’a pas le même goût que d’habitude. Je m’empresse de finir – de toute façon je n’avais pas si faim que ça – pour retourner me percher sur mon lit.
— Ewen, tu m’aides pour –
— La vaisselle, oui, j’arrive.
Mais pas avant d’avoir trouvé comment me débarrasser de cette prise en otage virtuelle. Est-ce qu’elle a pris le pari de me faire parler ? A quel moment a-t-elle pensé à moi ? On ne s’est même pas adressé la parole… Je l’ai juste aidé à se relever !
Stratégie. Je devais agir en connaissance de cause : tout ce que nous disons derrière notre écran peut être retenu contre nous. Après plusieurs essais, j’efface mon paragraphe d’excuses pour avoir manqué cette première après-midi et envoie simplement :
@Larmedepluie à 19:41
Ahah, ouais. >
Et j'ajoute un petit cœur sous la photo. Pour la forme. Je ne peux rien faire de plus contre la panne d’inspiration… à part, peut-être, sortir mon carnet à poèmes. Et mon réflexe m’emporte. L’avantage du papier, c’est que quand on le cache bien, personne ne peut le partager à notre insu.
Je n'ai pas tout de suite compris que le narrateur était Ewen, mais c'est super on découvre peu à peu le personnage!
J'espère vite lire la suite !!!
J'ai pris pour habitude de mettre le nom du narrateur en titre de chapitre, mais je vais réfléchir à une méthode plus claire...
hâte de lire la suite comme toujours :)
J'aime beaucoup ce chapitre, et Ewen en général ^^ elle prend sa place de narratrice petit à petit dans cette histoire :)