Été 1597. L’air est lourd dans les rues de Vérone. Des jours qu’il ne pleut pas. Le pavé chauffe les sabots des chevaux. On se couvre la tête pour se protéger du soleil italien. On se salue à peine. Tout le monde connaît tout le monde. Mais on ne s’accorde pas plus de quelques mots. Mieux vaut ne pas trop en dire. Car Vérone est dangereuse. On y vit mal. On étouffe au milieu de ce labyrinthe d’habitations. Les enfants ne jouent plus sur le pas des portes. On garde les filles dans les maisons. Les garçons ont des fréquentations soigneusement choisies. Les odeurs des ordures remontent des égouts et se mêlent à la pesanteur ambiante.
C’est l’éclat de voix d’une fillette qui m’alerte. Je suis à la fenêtre d’une bâtisse aux volets proches de tomber, occupée à tresser une couronne de fleurs séchées avec les restes d’un bouquet fané.
— ILS SE BATTENT ! COMBAT SUR LA PLACE DE LA FONTAINE !
Le petit aux pieds nus disparaît au tournant de notre allée. Une vague de panique agite le voisinage. Les loquets se ferment. Les gens se précipitent à l’intérieur des immeubles. Des cris résonnent contre les pierres de la ville.
Je dépose mon travail inachevé sur la table de notre unique pièce. Au loin, on entend le tintement sec des lames qui s’entrechoquent. Mon épée est dissimulée dans un coffre. Je sais exactement quoi faire. Il n’est peut-être pas trop tard.
— Ma fille…
Mon père m’attrape le poignet de ses doigts enfarinés. Je le dévisage, avec sa toque, ses grosses joues rouges et son tablier taché. Il n’aime pas la violence. Il s’inquiète pour son enfant unique. Mais moi… je peux aider. J’ai l’espoir qu’un jour, la paix prime à Vérone.
— Je reviens vite. Promis.
Sur la place, le spectacle se répète. Il en est presque lassant. Quatre hommes se font face au milieu de la foule. N’importe qui les reconnaîtrait. Les uns portent un blason doré sur leurs vestes vermeilles. Les autres, en noir, exposent fièrement l’écusson d’argent qui orne le côté cœur de leur pardessus. Samson et Grégoire ont – encore – provoqué deux autres valets, Abraham et Balthazar. Ou plutôt Balthazar et Abraham. Ils fonctionnent sans cesse par deux, alors personne ne sait réellement qui s’appelle comment. Peu importe, au fond, puisque leur sang finit toujours par se mélanger.
Des épées sortent de leurs fourreaux. La foule s’exclame, s’agite et recule. Je me faufile entre les curieux, tente de m’approcher un peu, la main sur le pommeau de mon arme. Ces brutes-là ne connaissent que ce langage. Mais je suis sûre de moi. Je sais que je peux les arrêter.
— Séparez-vous, imbéciles !
Un jeune homme se jette entre les quatre trouble-fêtes. Sans peur ni hésitation, il abaisse les pointes prêtes à déchirer peau et vêtements. Son regard de braise fusille chaque camp avec la même intensité, sous les mèches brunes et lisses qui tombent sur son front en sueur. Il est beau. Malgré la colère. Malgré l’effort. Il est beau comme un Montaigu.
— Rengainez, au nom de la Paix ! Vous ne savez pas ce que vous faites…
— Tourne-toi, Benvolio. Fais face à ta mort !
Une ombre s’étend derrière lui. Une ombre qui a fendu la masse d’observateurs de ses bottes au pas lourd. Celui-là nous dépasse tous d’une tête. Lui n’observe personne, mais nous savons tous qui il est. Le maître des lames. Le roi des duels. Le terrifiant Tybalt. Un serpent de vingt ans et d’un mètre quatre-vingt-quinze, dont le sourire carnassier siffle à l’oreille de son ennemi de toujours :
— La Paix… ?
Ses sbires reprennent son ricanement de mépris en écho.
— Je n’aime pas ce mot… comme je hais l’Enfer, les Montaigu.. et toi, lâche !
Tybalt abat ses paumes sur Benvolio et le pousse de toutes ses forces. L’autre essaie de maintenir son équilibre, mais s’écrase contre la fontaine. Il encaisse le choc d’une grimace endolorie. C’est le geste de trop. La goutte d’eau qui lance le combat. Toute la place s’en mêle. Les épées, les dagues, les couteaux, les bâtons, on use de n’importe quelle ruse pour séparer ou assommer. Il n’a jamais fait aussi chaud dans les rues de Vérone.
Je ne suis pas avantagée avec mes jupons et mon tablier. Mais j’essaie d’imiter les pacificateurs. Personne ne m’écoute. On ne m’entend même pas.
— Le Prince ! Le Prince arrive !
Le râle d’un vieillard à sa fenêtre est vite étouffé par le chant profond d’un cor. S’ensuit le bruit métallique des armures. Le hennissement d’un cheval. Le bavardage outré d’une ribambelle d’aristocrates. Le soleil forme un halo de lumière sur la silhouette du cavalier dont la couronne reluit d’innombrables joyaux. Sa fureur gonfle les veines à ses tempes et écarquille ses yeux. Mais le poing qu’il lève pour faire taire l’assemblée ne tremble pas. Sa poitrine prend une profonde inspiration, sa bouche s’ouvre grand, et il crie :
— JULIETTE !
La narratrice poursuit la tirade du Prince dans le vide, l’enregistrement étouffé par les plis de mes draps. J’arrache les écouteurs de mes oreilles et rouspète assez fort pour être entendue au rez-de-chaussée :
— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?
— À table doudou-chérie, les invités sont là !
Dommage : j’entrais tout juste dans l’histoire. J’ajoute un marque-page virtuel pour reprendre le livre audio dès que l’occasion se présentera, et descend sans avoir terminé de ranger les affaires d’escrime éparpillées sur mon lit. À faire deux choses en même temps, j’oublie souvent d’en achever une.
Mon oncle, ma tante et son fils sont déjà assis autour de la table de la salle à manger. Comme tous les samedis, mon père a pris soin d’installer la rallonge et la nappe à broderies, transmise de sa mère qui la tenait elle-même de ses parents. Belle vaisselle, serviettes en tissu, verres à vin pour eux et carafe pleine de grenadine pour nous. Rien n’est laissé au hasard. Mon cousin Tobias pioche de manière régulière dans les fruits secs au centre de la table. Ma mère a arrêté d’ajouter des chips à l’apéro pour des questions d’équilibre alimentaire. Depuis plusieurs mois, on doit se contenter de carottes en bâtons et de champignons crus au fromage persillé. Pas mauvais, mais ça ne vaudra jamais les cônes goût poulet grillé.
J’ai du mal à sortir du premier acte. La transition entre mes livres et le monde réel me fait toujours un drôle d’effet. Plus de Montaigu, de Capulet, de bagarre sur la place de la Fontaine. Le conflit du jour est la défaite, compréhensible selon mon père, totalement injuste selon son frère, de l’équipe de baseball locale lors du match de dimanche dernier.
— À domicile, en plus ! C’est honteux !
— Les Requins de Brest jouent une catégorie au-dessus. C’était évident qu’ils allaient perdre.
Ma tante ne tarde pas à se lever pour « aider » ma mère en cuisine. J’imagine mal mon père à mon âge, tout boutonneux et décoré d’un appareil dentaire, empester la transpiration sur un terrain de sport. Maintenant, il a les cheveux gominés et porte un costume-cravate chaque jour de l’année à l’exception de nos vacances, la dernière semaine de juillet, où il le délaisse pour son mythique combo claquette, chaussettes, appareil photo.
Mon père n’est pas boulanger. Pourquoi me suis-je imaginé une chose pareille ? Il n’est même pas artisan ! Difficile pour moi de décrire son métier. C’est en rapport avec les chiffres. La bourse du commerce, quelque chose du genre. Je n’y comprends pas grand-chose. Alors au fond, je préfère qu’il parle de baseball plutôt que de son travail.
— Et ta matinée à l’escrime, ma chérie ?
Tous les regards se tournent vers moi. La fierté de mon père prend beaucoup de place dans nos conversations du samedi midi. Moi, contrairement à l’équipe de baseball locale, j’arrive à remporter quelques victoires. Mes coupes ornent toute une étagère du vaisselier. En neuf ans de pratique, j’ai pu traverser la France, gagner souvent - et perdre encore plus, surtout au début, mais ça… on l’entend beaucoup moins. Depuis ma troisième place au championnat national l’an dernier, il rabâche comme un vieux disque rayé :
— La médaille d’or cette saison, les Jeux olympiques dans quatre ans !
Je rabats une mèche échappée de ma tresse derrière mon oreille. Il n’attend pas ma réponse pour retourner à ses home run. Qu’est-ce que je pourrais dire ? « Le coach est content, comme d’habitude ».
Mon cousin me donne un coup de genou par-dessous la table.
— Alors… t’as rien remarqué ?
J’hausse un sourcil, ce qui fait monter son incompréhension d’un cran. Il approche sa figure de moi, les yeux proches de sortir des orbites sous ses mèches vert sapin. Évidemment que j’ai vu son nouveau piercing à la narine. Mais ça fait quinze ans qu’il réagit toujours de manière exagérée et ça, je ne m’en lasse pas.
— Ta couleur a déteint ?
Il s’affaisse sur sa chaise. J’en profite pour lui ébouriffer les cheveux.
— Mais, Juliette…
— Mais, Tobias ! je reprends avec un rictus. Tu t’es perforé le nez, oui.
— Et donc ?
— Ça te va bien.
Ce grand gamin croise les coudes sur la table avec un air déçu.
— C’est tout ?
Je le repousse avec un gloussement.
— Quoi ? Tu veux que je saute de ma chaise et que je me mette à hurler comme une groupie ?
— Bah ouais.
S’ensuit un duel de grimaces. Nos pères respectifs nous accordent quelques secondes de considération, interloqués par cette jeunesse dont ils ne comprennent plus grand-chose, et embrayent sur les conflits syndicaux politiques de leur entreprise. Je lui donne une tape sur la cuisse. Il me pince le bras. J’en ris, mais réplique avec un peu plus de force. Elle va se calmer, la brute épaisse ?!
Ma mère me rappelle à l’ordre. Je replace mes deux pieds devant ma chaise et mes mains de part et d’autre du set de table. Avec l’aide de ma tante, elle dépose les deux plateaux de petits fours entre nous et les adultes. Tobias pince ses lèvres avec la malice d’un gamin prêt à faire une bêtise.
C’est mon oncle qui ouvre la chasse aux brochettes olive-emmental.
— Tobias m’a dit que Juliette s’était mise au théâtre…
Surprise par ma tante, j’arrête ma main à quelques centimètres du plat. Mon cousin en profite pour me piquer la munition que je voulais et l’engloutit sans mâcher. Il n’aime même pas les anchois !
— C’est étonnant, ça… tu as de si bonnes notes en sport, ça aurait été plus bénéfique pour ta moyenne générale.
J’ouvre la bouche, mais ma mère répond à ma place.
— Notre chérie aime se challenger. Puis, c’est une excellente occasion d’élargir ses connaissances artistiques et culturelles.
À ma droite, Tobias croque bruyamment dans un bâtonnet de carotte. Ses yeux roulent dans ses orbites. Se « challenger », bah voyons… s’ils savaient que tout ça n’est qu’un accident de parcours !
— Elle est courageuse, cette petite. Toujours viser plus haut…
— C’est qu’on l’éduque bien !
— Ah, mais nous n’en doutons pas !
Est-ce que ces éloges vont continuer longtemps ? Ce sont mes chevilles qui devraient gonfler, mais j’ai plutôt l’impression que les compliments gonflent l’ego de la maîtresse de maison.
— La com-ba-ti-vi-té, articule mon père. C’est notre mot d’ordre. Ne rien prendre pour acquis et valoriser l’échec.
Tu parles. Monsieur Guillot n’a pas franchement réagi avec autant de positivité la dernière fois que sa championne a ramené un sept sur vingt en géographie.
— Tout de même… une option littéraire… avec une forme de dyslexie si sévère, quelle audace -
— L’audace de quoi ?
Ils m’énervent, avec leurs grands mots. Courage ? Je n’ai rien choisi. Vouloir faire les mêmes choses que les autres n’a rien d’héroïque. Audace. Bah voyons ! C’est audacieux, de passer du temps avec son meilleur ami ? Je mérite de participer à cette option autant que n’importe qui dans cette école.
— Les cours sont faits pour être suivis par tout le monde, nan ? Ma dyslexie ne m’empêchera pas de faire ce que je veux.
Après un petit raclement de gorge gêné, ma tante me remplit mon verre de grenadine et dévie adroitement le sujet sur son fils. Ah, Tobias ceci, Tobias cela, lui qui a encore choisi le club de défense environnementale, ah oui c’est sûr que c’est important de nettoyer la nature une fois par mois, mais il aurait pu s’ouvrir un peu, se tourner vers le sport, ça ne lui ferait pas de mal parce qu’il ne se dépense pas assez pour un garçon de son âge…
Je pioche quelques tomates cerises et profite de la diversion pour sortir mon téléphone. Quoi de beau sur les réseaux ? Ce sera toujours plus intéressant que leur conversation.
@Larmedepluie a accepté votre demande d’ami.
Enfin une bonne nouvelle. Il ne manquait plus qu’elle. Toutes les autres filles m’ont ajouté dans l’heure qui a suivi notre premier cours. Je souris : elle a un peu de retard, mais au moins, je sais qu’elle n’a pas mal pris mon dernier message.
Larme de pluie… poétique. Et un peu triste. Le genre de nom amérindien emprunté par des blogueuses anonymes qui passent leurs nuits à écrire des rimes sur l’indicible mélancolie des poètes contemporains — ou des trucs comme ça. Je plisse les paupières pour tenter de calmer mon imagination. Pourquoi je lui demanderais pas, plutôt que de me faire des films ? Mon élan de curiosité me permettra peut-être d’en apprendre plus sur elle… et de remplir mon nouvel objectif secret : la rameuter sur la prochaine photo de groupe.