Face cachée I - Vie ordinaire

Notes de l’auteur : Où on en découvre un peu plus sur le monde.

Famille HarönTorii - Date inconnue

 

La neige tombe à petits flocons serrés, tapissant le rebord de la fenêtre et le planché mal protégé d’un mince tapis blanc. A l’opposé de l’ouverture mal calfeutrée par du papier huilé, le tas de couverture entassé sur une palette remue faiblement, laissant apparaître deux touffes de cheveux bruns aux reflets rouges, puis des visages froissés par une trop courte nuit de sommeil dans le froid de cette fin d’hiver. Les deux enfants s’extirpent lentement de la chaleur qu’ils ont partagé, chacun enroulant son corps nu, parfaitement identique, dans une petite couverture qui leur servira de vêtements jusqu’à ce qu’ils descendent au rez-de-chaussée, dans la cuisine, seule pièce chauffée tout l’hiver. Encore somnolant, les jumeaux empruntent un étroit couloir qui s’enfonce dans les méandres de la bâtisse qui leur sert de nid, traînant leurs pieds nus sur le sol glacé sans que ça ne semble vraiment les déranger. Deux escaliers branlants plus tard, ils entrent dans la chaleur réconfortante de la salle commune, premiers arrivés, comme bien des matins, et s’attellent rapidement à leurs corvées quotidiennes. Pas besoin d’être réveillé pour ça, tant l’habitude leur est chevillée au corps : toilette sommaire, récupération des vêtements mis à sécher devant l’âtre, nettoyage de la grande table servant aux repas, mise des couverts, préparation de l’eau pour le thé…

Autour d’eux la maison s’éveille en même temps qu’apparaît l’aube. Ils entendent le lit de leur mère craquer, signalant son réveil, le bébé de leur grand frère se mettre à pleurer pour réclamer son lait, les plus jeunes de la fratrie se chamailler dès le levé… la maison grince, craque, tangue, gémis, au fur et a mesure que les âmes qui l’habitent quittent le sommeil pour rejoindre le monde des vivants. Bientôt la salle se remplie de vie : frères, sœurs, neveux, nièces, mère, beau-père… c’est une quinzaine de personnes qui se retrouvent serrées les unes contre les autres autour de la grande table en chêne et du petit déjeuner. Les conversations, d’abord rares, se font de plus en plus fournies et denses à mesure que chacun prend de l’assurance et sort de cet état semi comateux qui suit l’éveil. Les garçons, eux, se sont retranchés près de l’âtre, le plus fin des deux se concentrant sur un clavier de piano d’entraînement en pierre tandis que le second s’écorche les yeux sur un vieux livre. Il n’y a pas de bougies chez eux, ça coûte trop cher. La lumière, c’est celle du feu, ou celle du soleil. Et quand il n’y en as plus et bien… on attends le lendemain.

Il ne sait pas exactement pourquoi il se force, tous les matins, à déchiffrer un maximum de mots dans un maximum de langues possibles. Sa mère lui dit que c’est lié à une rencontre qu’il a fait durant les deux mois qui se sont effacés de sa mémoire, mais elle n’en sait pas plus… et comme à chaque fois qu’il pense à ce vide dans sa mémoire, il ne peut s’empêcher de frotter la cicatrice qui s’étale comme une fleur grotesque sur sa poitrine. C’est la seule différence réelle entre lui et son frère… cette blessure, située au niveau du cœur, qui a faillit le tuer… qui l’a tué en réalité. Quelques minutes, guère plus. Ç’aurait pu être bien pire si ses organes n’avaient été en miroir par rapport aux humains normaux. Seuls son poumon a été sévèrement touché, au point de souffler la flamme de sa vie jusqu’à ce que sa magie le ramène du monde des morts, aidée par celle de sa mère, et celle, bien plus forte, de son frère. A l’évocation de ce souvenir, il se rapproche inconsciemment de son jumeau qui vient de pencher la tête vers lui. Ils s’effleurent, juste une caresse pour s’assurer que l’autre est bien là, puis se séparent sans un mot, savourant simplement le fait d’être ensemble…

L’heure passe, il sera bientôt temps pour eux d’aller vaquer à leurs occupations. Vaëm, celui qui a frôlé la mort, quittera la maison le premier. Parmi les « petits » c’est lui qui a le travail le plus pénible. Ses petits frères, siamois et liés par la main, restent à la maison seconder leur mère dans son travail d’apothicaire et de sage-femme des quartiers pauvres. Son jumeau, lui, aura rendez-vous au Temple des Portes pour jouer à l’office du matin, puis à celui du soir, sur le piano branlant de l’édifice. Ce n’est pas grand-chose, mais cela lui permet au moins de jouer sur un vrai instrument et de ne pas gaspiller l’or qu’il a dans les doigts. Entre deux cérémonies, il ira louer ses services de coursier au marché de la ville basse, portant colis, lettres et commandes pour les commerçants qui le connaissent. De son côté, Vaëm devra monter dans la zone haute des bas quartiers pour récupérer les quatre Bijoux d’or qui, une fois connectés à son flux sanguin, emmagasineront une partie de l’énergie qu’il dépensera à chaque mouvements. Ensuite, il ira exercer ses talents dans une zone encore au dessus, où sa petite taille comme sa vélocité lui permettront de voler quelques porte-feuilles et un ou deux sacs dont il pourra empocher les Rills et revendre une partie du contenu. C’est le port des Bijoux qui rend son travail pénible… pour en charger pleinement la petite batterie, il faut être capable de courir plus de trois heures de suite avec un rythme cardiaque plus élevé que la normale. La plupart des adultes en portent deux, trois tout au plus, lui, il est capable d’en supporter quatre trois fois par semaine, et de les charger à bloc.

Bien sûr, ça l’épuise, mais sa magie l’aide, et les 2000 Rills obtenus par batterie chargée permet l’achat du peu de viande et de lait qu’ils peuvent se permettre pour une famille de quinze, et même si leur régime est principalement végétarien, agrémenté des œufs des quelques poules de sa mère, il leur faut régulièrement un peu d’apport de protéines animales pour tenir leurs longues journées de travail. Le reste de sa semaine se passerai normalement entre arythmie cardiaque à cause des Bijoux et fouille de la vase à la recherche de coquillages pour les vendre ou les manger, le grand air du large et le soleil finissant de bronzer sa peau déjà naturellement foncée, pâlissant ses yeux verts et colorant ses cheveux d’ombres rouges… mais l’hiver est arrivé tôt cette année, conséquence du chaos qui s’est emparé de la Famille régnant sur l’île, et les coquillages sont morts par centaines, pris dans les vagues gelées figées sur le rivage. La seule alternative c’est l’usine, qui à besoin de petites mains pour les assemblages délicats, la prostitution, ou bien les cambriolages, quelques fois l’accueil et le guide des touristes, quand les portiers sont d’accord pour donner du travail aux gamins fiables du quartier. Lui se débrouille assez bien en Haute Langue malgré son accent lourd des bas fond lorsqu’il parle le Commun, alors, tous les matins depuis les premières neiges dues aux accès de folie de l’Héritier, il grimpe jusqu’à la limite des beaux quartiers pour proposer ses services, vêtus de vêtements propres qui ont vu des jours meilleurs, l’échine secouée par le froid, les lèvres légèrement bleues, mais un sourire son visage pointu aux allures de chat.

Les deux pieds dans la neige, il haranguera les gens, ventant ses services, les beautés de sa ville, l’élégance de ces Dames qui passent vêtues de fourrures. Il esquivera d’une pirouette ou d’un rire la claque d’un chauffeur ou d’un Monsieur agacé par ses singeries, recevra probablement un pain chaud de la part d’une âme bienveillante, fera quelques courses pour les Hôtels qui le connaissent et terminera sa journée à bombarder de neige les quelques agents de police déterminés à le virer des rues. Mais en attendant l’heure de sortir il se repose, blottit au coin du feu et contre son frère, la tête sur son épaule, son regard vert couvant ceux qui représentent tout son monde et qui devisent, sereins et doux, autour d’une vieille table en chêne. Il dors à moitié, bercé par le ronronnement doux des voix et de leurs magies qui se mêlent, se touchent, s’effleurent, s’enroulent avec douceur autour de chacun d’eux, ajoutant aux liens du sang et de l’amour un saveur particulière, un éclat qu’il ne pourra jamais partager avec personne.

C’est leur secret.

Leur fardeau.

Leur trésor…

 

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Soul_i_an
Posté le 29/07/2020
J'ai vu que tu lisais mon histoire, alors au j'ai sauté à pieds joints dans un de tes (vos) texte, complètement au hasard. J'aime bien le projet de cette écriture poétique, recherchée où mes images, les mots cherchent à nous séduire, ànous emmener avec eux.
Je vais regarder ton profil pour en savoir plus. ^^
VavaOmete
Posté le 14/08/2020
Coucou Soul_i_an !
C'est super sympas de passer voir nos textes !
Cette partie est un espèce de petit vide poche de drabble et parties qui se passent dans l'univers de Neige d'Ete. J'espère que ces petites fenêtres ouvertes sur notre monde te plairons ^^
Keina
Posté le 28/03/2019
Oh, vous n'aviez pas dit qu'il existait des textes autour de l'univers que vous développez toutes les deux ! J'ai lu ce premier, c'est intriguant, on n'en comprend pas beaucoup plus sur l'univers, mais il était très poétique, et j'ai plutôt bien aimé l'ambiance. Je vais ajouter les autres sur ma liste de lectures !
VavaOmete
Posté le 30/06/2020
Coucou Keina ! Je réponds avec 3 plombes de retard désolée ! (Je n'étais plus sur PA à cause du boulot).
Je suis contente que tu ai aimé la première pastille ^^ j'espère que les autres te plairont aussi et qu'on pourras rapidement en mettre de nouvelles !
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