Ambre Sawada – Epouse rebelle Paris, Décembre 1996
Un massacre d’oreilles. Ambre se retint de poser ses mains délicates sur les oreilles de son fils aîné. Ils étaient sortis en douce de l’hôtel pour aller voir Notre-Dame, laissant Kenji, le dernier-né aux bons soins d’une nourrice. Sous la protection de milliers de touristes que pouvait-il bien leur arriver ? Elle n’avait pas prévu l’attaque sournoise d’un concert d’orgue. Les portes bloquées – nouvelles mesures de sécurité après des attaques visant la capitale française – de l’autre côté de la cathédrale la déprimait au plus haut point. La torture était donc encore autorisée dans ce beau pays ?
Niko remua à ses pieds, les mains déjà plaquées sur ses oreilles. Brave fils ! En voilà un au moins qui avait du goût ! Elle le poussa doucement dans une alcôve pour lui permettre de s’asseoir. Quand elle observait la foule de bedeaux, alignés en rang d’oignons sur les bancs de prières, d’affreuses images zombiesques lui parcouraient l’esprit. En même temps, l’orgue avait toujours eu la majesté des massacres.
Son téléphone recommença à vrombir dans sa poche. Séphiel. Il avait dû réaliser leur disparition et s’en inquiétait. A juste titre. Ambre lui envoya une photographie de l’orgue avec un émoticon pleurant de désespoir. Niko s’agita sur son siège. Le gémissement doux et les légers frémissements à son menton étaient autant d’indices d’un désastre imminent. Même compatissante, Ambre ne pouvait décemment pas laisser son fils de deux ans pleurer et crier au sein d’un concert. Plus que les regards noirs, c’était surtout les menaces futures qui l’inquiétaient.
-Niko, Niko…
Sa main fouilla dans son sac pour en sortir mouchoirs et mochis. Retirant les gants de son fils, elle essuya les premières larmes pour lui agiter la friandise sous le nez. Les yeux du bec à bonbon s’éclairèrent et la menace du menton disparu. Ambre soupira intérieurement de soulagement et s’assit en face de Niko, à moitié perchée sur un banc de pierre. Le gamin trouva ses gesticulations très drôles et eut un geste pour rire, heureusement étouffé par la colle du mochi. Béni soit la pâte de riz ! Pourvu qu’elle en ait assez ! e concert s’éternisait et sa petite boîte perdait de plus en plus de ventre. Niko allait être malade de sucre et de farine. Tant pis. Elle le consolerait plus tard. Mais kamis ! Que cela cesse !! Ses oreilles en saignaient. Les pauses entre chaque morceau étaient douloureuses d’espoirs ruinés par la reprise de l’orgue.
Dehors. Enfin. Ambre attrapa l’écharpe de son fils pour la lui passer ainsi qu’un bonnet. La pluie n’avait cessé de tremper le parvis. Elle tombait en une fine bruine. Fine, mais glacée. La jeune femme redressa son col et jeta un coup d’œil aux entassements de parapluies. Ses doigts se refermèrent sur le plus discret. Une voix grave la fit sursauter.
- Voler un parapluie. Le crime par excellence.
- Je ne vole pas, j’emprunte.
Ambre eut un sourire et se redressa pour faire face à la figure fermée de son époux. Elle se détendit et le rejoignit, faisant fi de sa mine. Qu’il soit réellement en colère ou qu’il joue un rôle pour ses hommes, elle était ravie de le voir. Niko également. Le petit trépignait sur place, partagé entre l’envie de bien se tenir et celle de se précipiter dans les jambes de Séphiel. Les yeux glacés de ce dernier scannaient sa famille.
- Il n’y a pas eu de mal ?
- Un affreux organiste. J’y ai laissé mes oreilles.
Elle sentait le regard froid la parcourir, encore et encore, à la recherche sans doute d’un signe de malaise ou d’une blessure. Un léger remord serra sa gorge. Il était toujours si inquiet. D’un signe, elle fit reculer la troupe des gardes du corps et passa son bras à celui de son époux, son autre main toujours douce autour de celle de son fils.
- Allons-nous promener. Tes cerbères suivront. A vingt pas.
- Ambre…
- S’ils sont discrets, tout ira bien, n’est-ce pas ?
- Ce n’est pas si simple.
Une légère crispation s’installa sur la mâchoire de l’épouse. Elle avait accepté de paraître aux galas et autres défilés et de se mêler aux pouvoirs de la ville Lumière pour pouvoir profiter de la culture qui y pulsait. Ses pieds n’avaient certainement pas souffert le martyre des escarpins pour qu’elle reste ensuite cloitrée comme une bonne épouse. Il était hors de question que sa visite se résume à des voitures blindées, hôtels sécurisés ou spa hors de prix.
Séphiel serra la main fine dans la sienne et l’attira contre lui. Un flash les éclaira momentanément. L‘Oyabun ferma brièvement les yeux, aveuglé, et les rouvrit sur une carte mémoire déjà brisée dans la main de l’impudent. Ses gardes chassèrent sans pitié le courageux. Il se pencha sur sa femme.
- Ambre….
- Je comprends.
Avec une telle voix ? Il en doutait. Résigné, il étouffa sa peur.
- Donne-moi une heure. Nous irons boire un chocolat en attendant.
La jeune femme plissa les yeux et le détailla pour évaluer sa bonne fois. Ce ne serait pas la première fois qu’il lui laissait espérer une sortie sans la concrétiser ensuite. Convaincue, elle inclina la tête pour donner son accord, ses mèches courant une ombre de sourire malicieux. Séphiel fit aussitôt signe à l’un de ses gardes pour lui transmettre quelques ordres. Se préservant la surprise, Ambre le laissa s’éloigner et salua Mel de loin. Le secrétaire démoniaque de son mari lui fit les gros yeux avant de rendre son salut. Elle eut un rire léger.
- M’man…
Niko tirait sur son bras. Elle se baissa pour le soulever. Kami, qu’il devenait lourd ! Un baiser sur le front. Ses doigts embêtèrent le petit visage un peu grognon.
- On va aller boire un…
- Non.
- Un chocolat chaud ?
- Chocolat !
L’enfant s’était illuminé à la mention de sa friandise préférée. Il aurait reconnu le mot quelques que soit la langue choisie. Séphiel se rapprocha, les yeux pétillants d’un rire retenu.
- Il comprend le français à présent ?
- Un peu. Surtout quand ça l’arrange.
Il déchargea son épouse du petit paquet et le serra contre lui. Brièvement. L’enfant se débattit aussitôt.
- M’man !!!
La petite voix fâchée sortit étouffée par le manteau chaud de son père.
- Non !
Ambre pouffa alors que Séphiel reposait son fils à terre en soupirant.
- Je suis mal aimé. Mon propre fils !
- C’est la période.
Elle glissa un bras sous le sien et prit doucement la main de Niko dans la sienne. Il les mena jusqu’ au métro le plus proche à son grand étonnement. La jeune femme descendit les marches sans commentaire, de peur que cette liberté lui soit ravie. Elle était prête même à supporter l’abondance de bruits et d’odeurs pour quelques secondes d’une vie normale. Les arrêts défilèrent sans encombre et ils s’arrêtèrent à Opéra, à sa grande surprise. Un chocolat ? Ici ? Pourvu que ce ne soit pas dans les petits cafés longeant l’édifice. Attrape-touristes sans doute, ils avaient été d’une malpolitesse intolérable à son dernier passage. Les yeux absorbés par la magnificence lumineuse de l’ancien bâtiment, elle laissa son mari aller faire réveiller le tenancier. L’argent aiderait sans doute à le convaincre.
- Tu es sûr que c’était nécessaire ? Ce voyage sur Terre ?
Elle aimait et haïssait ce monde. Son monde. Bien plus en sécurité parmi l’ignorance des terriens, Ambre ne s’y sentait pourtant jamais au repos. Les souvenirs de sa famille et de sa fuite revenaient la hanter.
- Il le fallait. Certaines rencontres ne peuvent avoir lieu qu’ici.
- L’Empereur me vole mon époux.
Séphiel la serra contre lui pour un pardon silencieux. Elle ne lui avait jamais raconté ce qui l’avait poussé à fuir sur la Plateforme. Peut-être le saurait-il un jour. En attendant, l’histoire avait dû suffisamment la malmener pour une faire un tabou absolu. Elle se teignait même encore les cheveux, une vieille habitude qui datait de son arrivée clandestine sur la Plateforme. Il ne savait pas quel hasard l’avait fait atterrir à Torii à l’époque, mais il avait dû remercier nombres de divinités depuis. Ses lèvres se posèrent sur la tempe de son épouse et elle lui adressa un sourire mutin.
- Fais attention ! Un Séphiel tout doux ? Si Kiyoshi attrape une photo, tu risques bien de perdre le prochain contrat.
- Il sera le premier à en pleurer.
Elle pouffa et il la dévisagea, son visage sec et froid s’éclairant d’un sourire amoureux. La porte du café s’ouvrit et il l’entraîna à l’intérieur, un bras sur la taille. Ses gardes s’étalèrent tout autour et à l’intérieur du bâtiment : le couple ne voyageait jamais sans forteresse humaine. Trop d’ennemis, politiques comme économiques. Ils s’installèrent sans parler, profitant d’un calme rare avant que Niko ne pousse un petit cri de joie et lâche la main de sa mère pour se précipiter vers un pot de stylos. Ambre fit un signe de tête à son époux et le laissa rejoindre son fils avant d’attraper une carte et de se charger de commander, un soupire d’aise au bout des lèvres. Enfin.