Famille

Notes de l’auteur : Sam et Alice se retrouvent dans un bar pas comme les autres, et parlent de leur passé !

— Il m’a dit qu’ils ne voulaient pas de moi.

Ma voix est basse, comme si prononcer ces mots à voix haute leur donnait un poids supplémentaire. J’observe mes mains posées sur mes genoux, incapable de lever les yeux vers Isabelle. Je sais qu’elle me regarde. J’entends le crissement léger de son stylo contre le papier, un bruit rassurant, mécanique.

— Ils ne voulaient pas de toi, répète-t-elle doucement. C’est ce que Chéri t’a dit ?

J’acquiesce, les muscles tendus, mon corps toujours en alerte, même ici, même dans cet endroit où je suis censée être en sécurité.

— Il disait… il disait que mes parents ne m’avaient jamais aimée, que j’étais un fardeau pour eux. Qu’ils m’avaient abandonnés dans le magasin. Qu’ils étaient soulagés quand il m’a prise sous son aile. 

Sous son aile. Je déteste cette expression. À l’époque, j’y croyais. Je croyais qu’il m’avait sauvée d’une vie d’indifférence.

— J’avais six ans la première fois, repris-je d’une voix faible. Et il m’a dit qu’à partir de ce jour-là, j’étais à lui. Que je lui appartenais, comme une vraie famille s’appartient les uns aux autres.

J’entends Isabelle inspirer lentement. Son silence est mesuré, précis. Pas une absence, pas un désintérêt. Une attente. Une invitation à continuer, à aller là où je n’ai jamais osé aller seule.

— Il m’a montré les papiers… Des lettres que mes parents auraient écrites pour officialiser leur abandon. Je… je ne sais pas si elles étaient vraies. Pardon. Je sais qu’elles n’étaient pas vraies mais … Il m’a toujours interdit d’essayer de les lire moi-même. Il me disait qu’il préférait me protéger de ces mots trop durs.

Les images reviennent. Son bureau, son odeur de tabac froid et d’encens bon marché. Ses mains qui replient lentement les feuilles en souriant, comme un parent bienveillant soucieux d’épargner son enfant.

— Il voulait que je le remercie. Alors je l’ai fait.

Les mots me brûlent. J’inspire profondément, sentant ma poitrine se serrer.

— Alice, dit Isabelle d’une voix douce mais ferme. À quoi pensais-tu, à ce moment-là ?

Je secoue la tête.

— Que j’avais de la chance.

Elle ne dit rien, mais j’entends sa respiration changer, un soupir léger à peine retenu.

— Il m’a dit qu’il m’offrait quelque chose que personne d’autre ne voulait me donner. Une famille. Que c’était une faveur.

Le silence s’étire entre nous. Mes mains tremblent légèrement, et je les cache sous mes genoux.

— Et aujourd’hui ? demande-t-elle enfin. Tu crois encore que c’était une faveur ?

Je ferme les yeux. Les mots de Chéri sont toujours là, incrustés dans mon esprit comme des cicatrices encore rouges.

— Je… Je ne sais pas, soufflé-je. Je sais que ce n’est pas le cas. Je le sais mais …

Isabelle ne répond pas tout de suite. Elle attend encore, laissant le poids de mes paroles se déposer dans l’espace entre nous.

— Ce qu’il t’a fait croire… ce n’était pas une vérité. C’était une construction. Une cage.

Elle marque une pause, puis ajoute, plus doucement :

— Mais aujourd’hui, Alice, tu es en train de t’en rendre compte. Et c’est important.

Un frisson me parcourt. Je voudrais la croire. Je voudrais pouvoir dire que tout cela n’était qu’un mensonge. Mais une part de moi, enfouie au plus profond, me murmure encore que Chéri était peut-être le seul qui ait jamais voulu de moi.

Je sens mes yeux me brûler, et je détourne la tête, refusant de laisser couler les larmes qui menacent de tomber.

— Ça prendra du temps, souffle Isabelle. Mais tu as le droit de réapprendre ce que signifie le mot "famille".

Je hoche la tête, incapable de répondre.

Un jour, peut-être. Mais pas aujourd’hui.

 

                                                                                                                                                                                

 

Sam n’a pas menti. Il n’y a que des femmes dans cet établissement. Le bar est légèrement sombre, l’ambiance feutrée. Derrière le comptoir, deux serveuses sourient aux clientes tout autour. Quand nous arrivons, ma collègue saute de joie avant de leur faire la bise. Apparemment, elle est une habituée de cet endroit. Quelques minutes plus tard, nous nous asseyons à une table avec des bières fraîches. 

— Alors ? C’est cool non ? Comme bar je veux dire. 

Je me contente d’acquiescer, n’ayant aucune réponse à lui offrir par manque de comparaison. Je ne suis jamais allé dans un bar depuis Chéri. Le café est le seul endroit “fréquenté” dans lequel je vais. Mes parents ont essayé plusieurs fois de me traîner au restaurant, mais j’ai toujours refusé. Le poids des regards, les gens de dehors. Tout cela est difficile à gérer pour moi. 

Alors que je bois silencieusement, mes yeux attrapent des détails ça et là. Des mains qui s’effleurent, des baisers volés. 

—- Est-ce que ce bar … commencé-je en me tournant vers Sam.

Elle éclate de rire. Pas un rire moqueur, mais un éclat sincère et léger, comme si ma naïveté l’amusait sans la juger. Elle n’a pas essayé de me piéger en m’emmenant ici. Ni de me cacher la vérité. Elle voulait sûrement juste me faire découvrir un endroit qu’elle aime.

— Ouais, pardon Alice, me répond-t-elle après un instant. C’est un bar lesbien.

Elle rit à nouveau, et je tente un sourire, maladroit. Les mots de mes amies en ligne reviennent doucement, mais je leur interdis le passage. Non. J’ai décidé d’essayer de comprendre par moi-même.

— Alors tu…

— Oui, je, me répond-t-elle avec un sourire. Je fais partie… de la clientèle ciblée, on va dire.

Cette fois, c’est elle qui me fixe, son regard un mélange de douceur et d’attente. Attend-elle de connaître ma réaction ? Était-ce un test, après mes mots sur Émilie ? Ou voulait-elle juste me dire ça, me l’avouer ?

 

Ma réaction… Comment dois-je prendre cette révélation ? Sam aime les femmes, et alors ? C’est ce que je voudrais penser. Mais une autre partie de moi, celle qui sent toujours le regard de Chéri, celle qui a été bercée par les mots de mes amies en ligne, semble me mettre en garde.

— Alors, tenté-je, ne sachant pas comment mes mots allaient être pris, c’est vrai que les personnes LGBT, vous avez vos endroits à vous ?

Sam arque un sourcil, et une étincelle amusée traverse ses yeux.

— Oui, dit-elle très sérieusement, c’est là qu’on planifie la domination mondiale et l’éradication de nos ennemis, les terribles hétéros.

Je reste figée une seconde avant de comprendre qu’elle se moque de moi. Elle éclate de rire à nouveau, et je lâche un long soupir. Quelque chose titille mon esprit. N’est-ce pas, au fond, ce que disent mes amies en ligne ? Sous leurs mots savants, sous leurs discours "rationnels", cette peur d’un complot invisible n’est-elle pas la même absurdité que Sam vient de caricaturer ?

Elle m’observe toujours, attentive, mais sans pression. Non loin, au comptoir, deux femmes se tiennent la main, et je ne peux m’empêcher de repenser à Émilie ce matin, avec sa petite amie. Je prends une gorgée de bière pour cacher mon trouble, mais les pensées restent. 

— Tu es … gênée ? demande Sam, inquiète tout-à-coup. C’était peut-être un peu trop de t’emmener ici, finalement. 

— Non, assuré-je en secouant la main. J’essaie juste de traîter toutes les informations. J’ai pas vraiment … l’habitude de voir toutes ces choses dans le vrai monde. J’ai juste les clichés des gens en ligne. 

Sam sirote son verre un instant avant de répondre. 

— C’est bien ce que je pensais, oui. Que ta vision a été un peu mal dirigée à la base. Comme je te l’ai dit, l’incompréhension n’est pas de la haine. 

— Tu as connu ça, toi ? La haine ? 

Elle reste silencieuse, pensive. Son visage s’est assombri, et elle semble profondément … triste ? Gênée ?

— Oui, me souffle-t-elle au bout d’un moment. Oui, on peut dire que j’ai pas mal connu la haine oui. 

 

Elle ne dit rien de plus, laissant mon imagination travailler. Les commentaires sur les réseaux. Les gens qui la jugent. Je peux imaginer cela, même en étant revenue dans le monde seulement trois ans. Moi même, je me sens jugée tout le temps, partout. Mon regard se balade à nouveau. Au bar, une personne est en train de commander. Grande, les cheveux courts. Je peux voir en elle une forme de féminité et de masculinité mélangée, mixée. Une personne non-binaire peut-être ? Ce que les groupes en ligne traitent de ridicule ou d’impossible ? Pourtant, je peux sentir d’ici les signaux mixés que cette personne renvoie. 

Ces expériences que je vis ces derniers jours au café n’ont de cesse de me montrer une face du monde que je n'avais pas imaginée jusque là. Des gens. Des vrais gens. Des vrais êtres humains, avec des parcours de vie différents, que l’on ne peut pas comprendre au premier regard. Je me sens toujours observée, jugée, mais j’applique le même traitement aux autres. Sans les connaître, sans essayer de leur parler, je leur applique une idée généralisée de ce qu’ils sont puis critique cette représentation. Pourtant, Sam n’est pas une “militante faciste du lobby LGBT.” Emilie n’est pas “un prédateur qui se cache sous des airs féminins pour piéger ses proies”. 

Que voient-elles quand elles me regardent ? Leur première image a du être celle d’une personne qui représente l’idéologie de leur pire ennemi. Pourtant, elles semblent essayer de percer cette vision déformée pour essayer de me voir, moi. Mes blessures qu’elles ne peuvent qu’imaginer. Ma vie qu’elles ne peuvent que supposer. Emilie … il faut que j’envoie un message pour la remercier. J’avais presque oublié ce que Sam m'avait enjoint de faire plus tôt. 

 

— … cou Emilie, c’est Alice, merci pour ce que … Hé attends, fais voir !

— Sam, sérieusement ?

Je la repousse et finis d’envoyer mon message en tenant mon téléphone hors de sa vue. Sam a toujours ce côté curieux et intrusif, alors qu’elle ne dit jamais rien sur elle. Et je ne pense pas être celle qui devrait la blâmer sur ce point. 

— En tout cas, me dit-elle alors que je range mon téléphone dans ma poche, je pense que tu as bien fait d’envoyer ce message. 

Elle pose une main sur ma tête comme on pourrait le faire à un enfant. Comme le faisait Chéri. Je la repousse avec force. Un peu trop peut-être. 

— Pardon ! m’écrié-je, gênée. Pardon, je … je n’aime pas trop qu’on me touche. 

— Ma faute, répond-t-elle tout aussi embarrassée. 

Elle baisse les yeux un instant, son regard assombri. Elle s’éloigne de moi sur le fauteuil et croise les bras. 

— Sam, vraiment, tenté-je pour essayer d’alléger l’atmosphère. Ce n’est pas contre toi ou quoi que ce soit. Je ne supporte vraiment pas qu’on me touche. 

Elle reste silencieuse avant de pousser un profond soupir et de sourire faiblement, frottant ses mains l’une contre l’autre.

— Je … je comprend, t’inquiète, me souffle-t-elle, sa voix presque inaudible à travers la musique douce du bar. Mais c’est une réaction que pas mal de mes anciennes amies ont eu quand elles ont appris pour ma … sexualité. C’est difficile de passer de confidente à prédateur dans les yeux des gens. 

— Sam …

Je ne sais pas quoi lui dire. Mes pensées se bousculent dans ma tête. Si je n’avais pas rencontré Sam avant, si elle ne m’avait pas convaincue avant d’être une personne avec qui je suis en sécurité, aurais-je fait de même ? L’aurais-je regardé comme un danger, comme je regarde Emilie tout le temps ? Le silence s’étire encore. Je ne pensais pas qu’une soirée avec cette fille, cette fille qui ne fait normalement que parler et faire l’idiote, se passerait dans une atmosphère aussi lourde. La musique semble lointaine maintenant, étouffée.

 

Je me décide à parler tout en ne sachant toujours pas quoi dire. 

— Sam, je suis désolée. 

Elle lève les yeux vers les miens, curieuse, et je lutte contre le réflexe de détourner le regard. 

— Désolée de quoi ? répond-t-elle, surprise. 

— Désolée de … tout ça. De t’avoir repoussée violemment, de te donner l’impression que je te juge, ou que je juge Emilie. Désolée pour ce qui t’es arrivée. Pour ces amies que tu as du perdre. Désolée du fait que ta famille n’ait pas pu t’aider, de ce que j’ai compris. 

— Je n’ai plus de famille. 

Elle a lâché ces mots d’une voix forte, dure. Ses yeux sont maintenant emplis de colère et je me demande un instant si j’aurais vraiment dû parler de cela. Sam soupire, secoue la tête avant de finir son verre et de m’intimer à faire de même, puis retourne au bar. Mon regard glisse sur la salle. Sur ces deux femmes qui, discrètement dans un coin de la salle, s’embrassent. Je ne comprend pas quel plaisir quelqu’un peut trouver à ce genre de chose. Cela n’évoque en moi que la terreur. Le souvenir des yeux de Chéri. Son souffle glacial. J’essaie d’ancrer à nouveau mes pensées alors que Sam dépose mon verre devant moi et s’installe à nouveau. 

— Ok, dit-elle d’un ton embarrassé. Merci pour tes … sentiments. Tu n’as pas à te sentir désolée pour moi mais … merci. 

— Sam, si tu veux parler … 

Ses mots résonnent en moi. "Je n’ai plus de famille." Une phrase qui aurait dû me glacer, mais qui me semble familière. Ai-je jamais eu, moi aussi, une famille dont je pourrais dire qu’elle a existé pour moi ? Je pense pouvoir au moins comprendre ce qu’elle ressent maintenant. 

— Mon père m’a mise à la porte quand il a appris que j’aimais les femmes. J’avais seize ans et je ne l’ai pas vu depuis. 

Silence. Ses mots sont durs mais sa voix est tremblante. Elle regarde au loin, évitant ma direction pour ne pas croiser mes yeux. 

— C’est … commencé-je. Enfin, ce n’est pas …

— Comme tu dis oui, lâche-t-elle. J’aurais pu finir à la rue si Lisa ne m’avait pas invité chez elle et si sa sœur ne m’avait pas fait rentrer au George S. Tu t’es jamais demandée pourquoi j’habitais au-dessus du café ? C’est un appartement qui appartient à la patronne. 

"Chez elle". C’est ce qu’est devenu le George S. pour Sam. Un refuge, un endroit où elle a pu exister librement après son rejet. Je me rends peu à peu compte ce que ce café représente pour les femmes qui y travaillent. Un bastion. Un endroit où être soi-même. 

— Ça a dû être … difficile, lui répond-je sans autre chose à lui offrir. 

— Ouais, un peu, lâche-t-elle. 

Elle boit une longue gorgée de bière avant de continuer. 

— Enfin, ça fait quatre ans maintenant, j’ai pris l’habitude. Je vais manger chez Lisa tous les lundis et son père est toujours aux petits soins. Je pense qu’il me voit comme sa propre fille, parfois. Le gars est passé d’une famille avec un fils et une fille à une famille avec trois filles à gérer, mais il ne s’en plaint jamais. Bref, elles sont vraiment chanceuses … 

Encore cette atmosphère lourde, pesante. Sam n’aime pas vraiment parler d’elle. Je le savais, mais ça se confirme de plus en plus. J’essaie de lancer une boutade pour détendre l’ambiance : 

— Bah, peut-être qu’il te voit comme … une belle fille ? Vu comme tu te colles à Lisa quand elle est là. 

Sam manque de s’étouffer avec sa bière, et je l’observe avec un petit sourire en coin. Elle fuit mon regard, tripotant nerveusement le rebord de son verre.

— Pas du tout ! s’empresse-t-elle de dire d’un ton paniqué. Lisa et moi… enfin, Lisa n’est pas gay et… c’est juste ma meilleure amie et…

Elle s’arrête en plein milieu de sa phrase, fronçant les sourcils.

— Pourquoi tu souris ?

— Je crois que j’ai compris pas mal de choses d’un coup.

— Rah !

Elle me repousse en rigolant avant de retirer sa main rapidement, gênée, mais je lui lance un sourire pour lui faire comprendre que tout va bien. Nous buvons nos verres en regardant la salle un instant, l’atmosphère allégée à nouveau, avant qu’elle ne reprenne la parole. 

 

— Bon, à toi, me dit-elle d’un ton déterminé. Pourquoi tu m’as dit que t’as pas vraiment de famille ?

Je rate une respiration, et mon esprit se remet à travailler trop vite pour réussir à décider ce que je dois faire. Parler à Sam ? Tout lui avouer ? Mon histoire ? Chéri ? Est-ce que je peux parler de lui sans me mettre à pleurer ? Mon lien avec ma famille est marqué par cette histoire, je ne peux rien expliquer à Sam sans raconter ce qui m’est arrivé. Est-ce le moment ? Si j’en parle à ma jeune amie, va-t-elle raconter cela à tout le café ? À Emilie ? 

Sam m’observe, ses yeux perçants cherchant à deviner ce qui se cache derrière mon hésitation.

Je passe mon pouce contre le rebord de mon verre, comme si la pression de mes doigts pouvait m’ancrer à la réalité.

— Tu … désolée, lâche-t-elle au bout d’un moment. Tu n’as pas à me raconter si tu ne veux pas. 

— Ça ne me dérange pas, lui soufflé-je. Si c’est toi je … Mais tu ne dois vraiment en parler à personne. 

— Je suis muette comme une tombe ! 

Elle fait un signe de la main qu’elle veut rassurant. 

— Je ne rigole pas Sam. Personne. Ni Emilie, ni Lisa, ni personne au café. 

Elle reprend un air sérieux puis hésite un instant, comme si elle se demandait si elle était réellement capable de garder un secret aussi lourd. 

— D’accord, murmure-t-elle après quelques secondes. Je ne dirai rien. 

Un silence s’installe entre nous. Ce n’est plus une plaisanterie, ni une confession légère. J’attends qu’elle dise quelque chose d’autre. Qu’elle se ravise peut-être. Mais elle se contente de me regarder, un peu plus grave qu’avant.

— Bon, finis-je par lancer dans un soupir. Reste là, je vais chercher quelque chose de plus fort.

Je me lève, mon corps semblant plus lourd que d’habitude. Une fois que je reviendrai à cette table, il faudra parler. Revenir en arrière, même un peu, pour la première fois en dehors du cabinet d’Isabelle. 

 

Sam est restée silencieuse. Tout ce temps. Je ne lui ai pas tout dit. Chéri, la maison, les “services”. Juste le minimum. Pourquoi je n’ai connu ma famille qu’à l’âge de vingt-trois ans. Pourquoi je les vois comme des étrangers. Pourquoi les hommes, mon père, mon frère, me terrifient et me dégoûtent. Elle s’est contenté de m’écouter, le regard sombre, sirotant son verre doucement.

Alors que le poids devient trop difficile à porter, que les larmes me montent, que les mots ne veulent plus sortir, Mon souffle se bloque lorsque je la vois bouger. Elle approche sa main.L’espace entre nous se réduit. Je sais ce qu’elle va faire.

Mon instinct me hurle de me raidir, de fuir. Mais… quelque chose me retient.Et puis, c’est fait. Ses bras autour de moi. Et ce n’est pas une cage. J’essaie de retenir le frisson que ce contact fait naître mais une autre sensation s’y glisse. Agréable. Rassurante. Comme si cette proximité lui permettait de prendre un petit peu de l’horreur de ce que j’avais vécu. Comme si les mots devenaient inutiles. 

C’est la première fois que je ressens cela. L’importance du contact humain. La douceur de ce dernier. Je m’accroche à cette bouée un instant pour ne pas couler dans mes pensées, pour oublier les yeux de Chéri. Pour enregistrer dans mes sens la différence fondamentale entre les sensations des mains de mon tortionnaire et celles d’une amie sur mon corps. 

Sam se contente de me susurrer des mots rassurants. Me dire que tout va bien. Qu’elle est là pour moi. Que je suis en sécurité. Puis elle se détache doucement, et soudain, le monde revient. Les voix, la musique, le bruit des verres qu’on repose sur le comptoir. Comme si, l’espace d’un instant, tout avait été mis sur pause. Mais maintenant, la vie recommence à couler, et avec elle, l’inévitable poids du réel.

Sam se racle la gorge et s’éloigne un peu plus, croisant les bras comme si elle ne savait pas quoi faire d’elle-même.

— Bon… c’est officiel, marmonne-t-elle. Si on continue comme ça, je vais devoir te facturer mes services en thérapie.

Je laisse échapper un léger rire, à moitié étranglé. L’émotion me serre encore la gorge, mais l’humour maladroit de Sam m’aide à respirer un peu mieux.

— Compris, fini-je par dire. Je paye les boissons de ce soir.

— Ouais, et c’est pas suffisant, rétorque-t-elle en reprenant son ton habituel. Écoute, Alice… J’ai rien contre le fait que tu me prennes dans tes bras, hein, mais je préfère être honnête avec toi…

Elle se penche légèrement vers moi, prenant une expression faussement dramatique.

— Je peux pas accepter tes sentiments. Je préfère les petites brunes, et plus jeunes que toi.

Je cligne des yeux, un instant trop prise au dépourvu pour réagir. Puis je vois son sourire en coin et roule des yeux.

— Ouais, du genre Lisa, lâché-je d’un ton faussement innocent.

Sam ouvre la bouche, puis la referme aussitôt, ses joues prenant une légère teinte rosée.

— N’importe quoi ! proteste-t-elle en agitant la main. Lisa est juste une amie ! Une A-mie !

Je la fixe avec un sourire taquin, et elle détourne immédiatement le regard.

— C’est fou ce que tu mens mal, Sam.

— Oh, c’est bon ! râle-t-elle avant de lever son verre. Allez, trinquons à… je sais pas… aux filles qui posent trop de questions et aux meilleures amies tristement hétéros !

Je ris pour de bon cette fois, et nous entrechoquons nos verres.

L’atmosphère s’est allégée. Juste un peu. Mais assez pour que je me sente…  rassurée.

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