Sang

Notes de l’auteur : J'espère que l'histoire d'Alice et des autres continue de vous faire vibrer.

Le fauteuil est confortable, mais mon corps est tendu. Isabelle m’a demandé de fermer les yeux et de respirer. Lentement. Profondément. Ses mots sont calmes, rythmés. Elle m’encourage à me laisser aller, à laisser mon esprit vagabonder. Mais mon esprit ne veut pas vagabonder. Il est comme une bête effrayée, accrochée à la sécurité d’un présent tangible, même si ce présent est une pièce silencieuse et un fauteuil trop moelleux.

— Respire, Alice, murmure Isabelle. Laisse venir les souvenirs. Ne lutte pas.

Je sens mes muscles protester. Mon esprit veut résister. Mais lentement, quelque chose lâche. Une brèche s’ouvre.

Je suis dans une chambre. Non, pas une chambre. Une cave, avec des murs humides et des étagères pleines de vieilles boîtes. L’air est lourd, chargé d’une odeur de renfermé. Les seules touches de couleur sont les draps froissés sur le lit, qui semblent se confondre avec la grisaille environnante. Je suis assise sur ce lit, ma respiration rapide, saccadée. Mes mains tremblent alors que je tire sur le bas de mon pantalon.

Du rouge. Partout. Sur ma culotte, sur mes cuisses. Je ne comprends pas. Je ne comprends pas ce qui m’arrive. Mon cœur bat si fort qu’il me semble qu’il va exploser. Ai-je fait quelque chose de mal ? Ai-je été blessée ? Je cherche une coupure, une plaie, quelque chose qui expliquerait ce flot écarlate. Mais il n’y a rien.

— Décris ce que tu ressens, Alice, dit doucement Isabelle, sa voix s’infiltrant dans le souvenir.

— De la peur, murmuré-je, incapable d’arrêter les images. Je crois que je vais mourir.

Mes jambes refusent de bouger. Mon esprit tourne en boucle. Je me revois, incapable de comprendre ce qui m’arrive. Mes doigts essaient d’essuyer le sang, mais il ne s’arrête pas. C’est comme si mon propre corps me trahissait, comme si quelque chose en moi s’était cassé. J’ai l’impression que le monde entier s’effondre.

Les mots de Chéri reviennent. "Tu es faible." "Tu es fragile." Il n’est pas là aujourd’hui, mais sa voix résonne dans ma tête comme un jugement. Je ne peux pas l’appeler à l’aide. Je ne peux pas lui montrer ça. Il dirait que je suis sale, que je suis inutile. Je dois gérer seule. Mais comment ?

— Qu’as-tu fait ensuite, Alice ? demande Isabelle, son ton toujours posé.

Je veux répondre, mais ma gorge se noue. Dans le souvenir, je suis paralysée. Puis, enfin, je bouge. Je ramasse une vieille serviette sur une étagère et la presse contre moi. Elle est rêche, usée, mais je n’ai rien d’autre. J’essaie de me calmer, de comprendre ce qui m’arrive. 

Une pensée surgit, brutale, dans mon esprit. Est-ce une punition ? Quelque chose que j’ai fait de mal ? Comme cette fois où je n’ai pas pu aider Chéri, il y des années ? Cette fois où il m’a frappée, cette fois où il m’avait fait mal ? Mais maintenant, je peux aider Chéri. Je le fais dès qu’il le demande, plusieurs fois par semaine. Pourquoi mon corps me trahit-il encore ? Le trahit-il encore ?

— Alice, murmure Isabelle, me ramenant doucement au présent. Ce souvenir… ce que tu ressens en ce moment… Tu n’es plus là-bas. Tu es ici, avec moi. Tu es en sécurité.

Je prends une profonde inspiration, mais mes mains tremblent encore. Les images s’estompent lentement, remplacées par la lumière douce de la pièce. Je rouvre les yeux et croise le regard d’Isabelle. Il est bienveillant, patient.

— Alice, ce que tu as vécu ce jour-là, c’était une étape naturelle. Mais tu étais seule, et personne ne t’a donné les outils pour comprendre ou pour gérer. Ce n’était pas de ta faute.

Je hoche la tête, incapable de répondre autrement. Les larmes roulent sur mes joues, silencieuses.

— La petite Alice de ce souvenir, elle ne savait pas. Mais toi, aujourd’hui, tu peux lui dire que ce n’était pas une punition. Que ce n’était pas une honte.

Je ferme les yeux à nouveau, imaginant cette petite version de moi-même, recroquevillée sur ce lit froid. Et pour la première fois, je me permets de lui tendre la main, de lui dire ce qu’Isabelle vient de me dire. Ce n’est pas de ta faute. Tu n’es pas seule.

 

                                                                                                                                                                                

 

En arrivant au café, le lendemain, l’atmosphère semble plus légère, joyeuse. Sam discute déjà avec deux clientes à une table, un sourire en coin, comme si elle n’avait jamais connu de fatigue. Je m’installe discrètement derrière le bar pour me préparer un café, ainsi qu’un autre pour Rebecca, sorte d’offrande matinale que j’ai l’habitude de lui déposer. Alors que je commence à me diriger vers le vestiaire, une voix résonne à l’entrée de la salle. Un rire familier. Émilie est là, accompagnée de deux filles que je ne connaîs pas. Son visage est illuminé d’un sourire et elle entre en saluant Sam. Cette dernière s’excuse auprès de ses clients et saute dans les bras d’une des filles avant d’embrasser ses deux joues.  

Émilie me fait un signe puis se tourne vers celle qui la suit toujours. Une femme plus jeune, fine, aux cheveux noirs. Elle lui souhaite une bonne journée puis dépose, rapidement, un baiser sur ses lèvres. Mon cœur se serre sans que je comprenne pourquoi. Une émotion inconnue, confuse, traverse ma poitrine. Une voix, celle de mes amies en ligne, me murmure que c’est une preuve de plus. Émilie est comme elles l’ont toujours décrite, une menace silencieuse. Mais cette voix se brise face à une autre réalité, celle de son sourire et de cette tendresse désarmante. Tout semble si simple entre elles… Trop simple pour que les mots de mes amies puissent être justes. 

Rien à voir avec le contrôle dur et froid de chéri. Cet échange lumineux semble plonger un instant mon esprit dans l’ombre de la jalousie, d’une envie piquante de me trouver à leur place. À la place de cette fille brune. 

 

Je secoue la tête pour chasser ces émotions. Émilie entre en cuisine pour saluer tout le monde, et Sam se rapproche avec cette autre fille. Ses yeux sont de la même couleur que ceux d’Émilie et certains de ses traits me la rappellent un instant. Cependant, quand elle tourne son regard vers moi, celui-ci est froid. Elle m’observe puis hausse la tête et fait mine de ne pas m’avoir vue. Ce regard noir, glacial, m’a traversée comme une lame. J’aurais voulu croire que ça ne m'affecte pas, mais mes jambes semblaient plus lourdes en me dirigeant vers le vestiaire. Pourquoi cela me dérange-t-il autant ? Est-ce parce qu’elle voit quelque chose en moi que je refuse encore d’admettre ? Je rentre dans la petite pièce et commence à me changer, bientôt rejointe par Sam qui vient, comme chaque matin, ranger le manteau d’Émilie. 

— Désolée pour Lisa, me lance-t-elle en entrant. Elle est … vraiment protectrice avec sa sœur. 

Lisa. Le lien se fait instantanément dans mon esprit : la sœur d’Émilie, l’amie d’enfance de Sam. Bien sûr qu’elle est au courant de ce qui s’est passé. Bien sûr que Sam lui en a parlé. Je hausse les épaules, essayant de faire passer ça pour un détail sans importance, comme si l’attitude glaciale de Lisa ne m’avait pas affectée.

— Ça doit être génial, poursuit Sam après un instant, d’avoir une famille comme la sienne. Qui accepte ce que tu es, qui te protège, qui te soutient. Qui comprend que certaines choses ne relèvent pas d’un choix.

Je relève la tête, surprise par le ton qu’elle emploie. Pas amer, mais lourd. Comme si elle portait quelque chose qu’elle ne voulait pas partager. Ses yeux sont baissés, et je devine qu’elle ne parle plus vraiment de Lisa ou d’Émilie. Elle parle d’elle-même.

— Bref, ajoute-t-elle, se redressant comme si elle voulait chasser cette vulnérabilité. Toutes les familles ne peuvent pas être parfaites, non ?

Je reste figée un instant. Sam, toujours si joyeuse, si effervescente, semble à cet instant porter un masque fissuré. Je me rends compte que je ne sais rien d’elle. Elle n’a pas ces marques apparentes qu’a Mélanie ou cette histoire de vie particulière d’Émilie. Pourtant, il y a quelque chose chez elle qui a dû la pousser à venir trouver la sécurité dans ce café.

Je prends une inspiration. Peut-être devrais-je lui dire quelque chose. Je ne sais pas pourquoi, mais son air mélancolique me pousse à parler, même si les mots me semblent maladroits.

— J’en sais rien, Sam, murmuré-je finalement. Je n’ai pas vraiment eu de famille.

Elle relève les yeux, surprise. Son regard croise le mien, et pendant un instant, il me semble qu’elle comprend ce que je veux dire sans que j’aie à m’expliquer davantage. Elle hoche la tête doucement, comme pour confirmer une pensée silencieuse.

— On est deux, dit-elle dans un murmure.

Son sourire revient, mais il est différent cette fois. Plus fragile, plus vrai. Puis elle se détourne et quitte la pièce en silence.

 

Alors que le service va commencer, une douleur désagréable s’insinue dans le creux de mes reins. Au début, je l’ignore, concentrée sur les derniers détails de la préparation. Mais elle s’intensifie, comme une crampe aiguë, et je dois m’arrêter un instant pour reprendre mon souffle. Je ferme les yeux et compte : une inspiration, une expiration. Encore une fois. La vérité s’impose à moi avant même que je sois prête à l’entendre.

Un frisson glacé me parcourt le dos.

Ces dernières années, j’ai appris à comprendre ce que signifiaient ces moments où je saignais. Juste une action naturelle de mon corps. Rien de honteux. Rien de grave. Mais comprendre n’a jamais suffi. Ces jours restent une épreuve. Une sensation d’être à vif, exposée. Habituellement, je m’enferme chez moi, loin de tout regard qui pourrait raviver les souvenirs. Loin des yeux glacials de Chéri, de son jugement silencieux, de ce mélange de dégoût et de contrôle qu’il exerçait sur moi.

Mais aujourd’hui, je suis ici. Au milieu de ce café. Entourée de ces gens.

Je sens ma respiration s’accélérer, ma poitrine se serrer. Mon regard se brouille, jusqu’à ce qu’un mouvement sur ma droite me tire de mes pensées. Émilie. Elle passe près de moi, un plateau à la main, son sourire habituel éclairant son visage. Mais son sourire s’efface lorsqu’elle me voit. Ses yeux scrutent mon expression, son front se plisse. Elle s’arrête.

— Alice, ça va ? murmure-t-elle doucement, sa voix teintée d’une inquiétude sincère.

Je veux répondre. Lui dire que tout va bien. Que c’est juste une douleur passagère. Je veux faire ce pas en avant, la regarder sans cette peur viscérale qui me serre la gorge à chaque fois. Mais les yeux de Chéri sont là. Ils sont toujours là, quelque part dans ma tête, fixant chacun de mes gestes. J’entends sa voix. "Tu es pathétique."

Et avant qu’Émilie n’ait le temps de dire un mot de plus, mes jambes se mettent en mouvement. Je fuis. Je me rue vers les toilettes, incapable de lui faire face. Incapable de faire face à moi-même.

 

Je claque la porte des toilettes derrière moi, le cœur battant à tout rompre. Mes mains tremblent alors que je verrouille le loquet. La douleur dans le bas de mon ventre s’intensifie, mais c’est surtout la honte qui me consume. J’essaie de reprendre mon souffle, mais l’air semble manquer dans cette petite cabine.

Je baisse les yeux vers mes jambes, et l’horreur me frappe comme un coup de poing. Une trace rougeâtre commence à se dessiner sur le tissu sombre de ma culotte. Une preuve irréfutable de ce que mon corps est en train de faire. Une preuve que je ne peux pas nier.

Je ferme les yeux, les souvenirs déferlent. Chéri. Son regard méprisant, ses mots glacials. "Tu es dégoûtante." Sa voix résonne dans ma tête, amplifiant ma panique. J’ai besoin de... quelque chose. Mais je n’ai rien. Pas de protection. Pas de moyen d’effacer ça.

Mes mains s’agrippent au bord du lavabo de la petite cabine. Les larmes me montent aux yeux, mais je les retiens. Pas ici. Pas maintenant.

Un bruit léger me fait sursauter. Quelqu’un entre dans les toilettes. Mes muscles se tendent. J’entends des pas, puis un silence. Mon souffle est suspendu.

Et soudain, quelque chose glisse sous la porte. Une serviette hygiénique, encore emballée, posée là, dans le silence le plus complet.

Je reste hébétée un instant. Mon esprit s'emballe. Qui... ? Pourquoi... ? Je ne sais pas si je dois me sentir reconnaissante ou exposée. Mon instinct me hurle de ne pas bouger, de ne pas toucher cet objet qui semble briser ma bulle de solitude. Mais la douleur dans mon ventre et la sensation poisseuse qui me rappelle mon besoin immédiat finissent par l’emporter.

Un souvenir. Celui de ce moment-là, au restaurant. La jeune fille aux yeux d’émeraudes. Celle qui a su voir en moi. Celle qui m’a éloignée de Chéri. Non. Celle qui m’a sauvée. Ce simple geste, celui d’aider une femme qui semblait avoir besoin d’une simple protection, et qui a fini par être mon salut. 

D’une main hésitante, presque tremblante, je ramasse la serviette. “Ce n’est pas de ta faute. Tu n’es plus là bas”. Je me répète ce mantra encore et encore. Je m’attends presque à entendre une remarque moqueuse de l’autre côté de la porte. Mais rien. Pas un mot. Juste un silence bienveillant. 

Je murmure un "merci" à peine audible, mais je ne sais pas si elle m’entend. Je ne veux pas ouvrir la porte, ni regarder qui est là. Je veux juste disparaître. Le bruit des pas reprend. La personne s’éloigne, et la porte des toilettes se referme doucement derrière elle. Je suis à nouveau seule. Je récupère la serviette, la serrant dans ma main comme si c’était une corde lancée à une noyée. Une ligne de vie.

Lorsque je termine, je passe plusieurs minutes à respirer lentement, à calmer les battements frénétiques de mon cœur. Ce n’était qu’une petite chose. Une aide anonyme. Mais elle a fissuré quelque chose en moi. Elle m’a rappelé les mots d’Isabelle. Que le monde n’est finalement pas aussi hostile que Chéri le décrivait. 

Chéri. Est-ce qu’un jour, j’arriverai à l'appeler par son nom, plutôt que ce sobriquet qu’il a imposé à mon esprit pendant toutes ces années ? Pas encore. J’ai toujours l’impression que ce nom n’est pas le sien. J’ai toujours besoin de voir cet homme comme le mien. Mon chéri. Pourquoi suis-je aussi pathétique ? Malgré tout ce que j’ai appris ces trois dernières années, son contrôle est toujours là. “Tu es trop fragile pour affronter le monde toute seule, Alice.” Ses mots résonnent encore. 

Avait-il raison ? Je ne suis même pas capable de gérer mes propres règles, quand d’autres le font sans même y penser. Il y en a même, comme cette fille au restaurant ou celle qui vient de m’aider, qui sont capables de gérer celles des autres. J’ai besoin d’arrêter de penser. De revenir à la réalité. Le service. La plonge. Le travail, éreintant et répétitif, sera mon salut aujourd’hui. Faire quelque chose de mes mains. Affronter le monde. 

Je me lève. Maladroite, mais je me lève. Mes jambes tremblent, mais elles avancent. Pas après pas, je sors de cette cabine et me dirige vers la cuisine. Le monde me terrifie encore. Ce qui se tapit toujours au fond de mon esprit encore plus. Il me faut avancer. Un jour de plus. 

 

Le rideau grince alors que Sam le tire vers le bas. La journée a fini par passer, le rythme du service, puis du travail de l'après-midi, ont réussi à maintenir mes pensées hors de l’abysse. La jeune femme me regarde quelques instants. Elle est plus sombre qu’à l’accoutumée. Est-ce toujours ses pensées du matin, sur sa famille et celle d’Emilie, qui la troublent ? 

— Dis, Alice ? me demande-t-elle, hésitante. 

— Hum ? répond-je, dans mes pensées. 

— Tu … tu as quelque chose à faire là ? 

— Je dois aller acheter quelque chose et me changer, oui. 

Elle hoche la tête, compréhensive. Puis insiste un peu.

— Après ça, ça te dirait qu’on sorte ? Ou qu’on fasse un truc ? ajoute-t-elle rapidement, ses mots se bousculant. J’ai pas trop envie de rentrer chez moi ce soir… D’habitude, je parle à Lisa, mais elle a un rencard, alors…

Je l’observe un instant. À cet instant, Sam semble perdue, comme une enfant qui cherche désespérément un point de repère. Et, sans prévenir, une image s’impose à moi : ce jour dans le magasin. Ce moment où j’étais seule, vulnérable, et où ma vie a basculé. Je ressens un écho de cette fragilité dans ses yeux, et une pensée me traverse : je ne peux pas la laisser seule.

— Je … tu peux m’accompagner si tu veux, lui dis-je doucement. Quant à sortir … je préfère éviter les endroits où il y a trop de gens, et surtout …

Je laisse ma phrase en suspens, ne sachant pas ce que je peux livrer à Sam, la fille qui a une forte tendance à tout raconter à tout le monde. 

— Pas de problème, dit-elle en haussant légèrement les épaules, retrouvant un peu de son assurance. Je connais un endroit parfait. Pas d’hommes. Ça te va ?

Sam attend ma réponse, et je sens son regard peser sur moi, mélange de curiosité et d’espoir. Je pince les lèvres, mon esprit tiraillé entre mes craintes et cette petite voix qui me pousse à sortir de ma zone de confort.

— Très bien, soufflé-je finalement, plus pour me convaincre moi-même que pour elle.

Son visage s’illumine aussitôt, et je vois sa nervosité se dissiper, remplacée par un sourire sincère.

— Cool ! Merci, Alice. Vraiment.

Je hoche la tête, incapable de lui rendre son enthousiasme. Une partie de moi se demande si je vais regretter ce choix, mais une autre, plus discrète, plus fragile, se réjouit de cette petite victoire contre mes peurs.

— Alors, on y va après ton passage chez toi ? demande-t-elle en ramassant son sac, son ton redevenu léger.

— Oui, mais… pas trop longtemps, d’accord ?

 

Alors que je sors de la supérette, le paquet de serviettes en main, Sam s’approche un peu plus de moi pour me souffler : 

— Au fait, il faudra penser à remercier Emilie. 

— Pour ? lui demandé-je en haussant un sourcil. 

— La serviette. Comme elle garde son sac derrière le comptoir, c’est elle qui t’en a donné une. 

Ma poitrine se serre un instant. Je ne pensais pas que c’était Emilie qui m’avait aidée. Pas après le regard dur que j’avais du lui lancer dans la cuisine. Pas après les jours et les semaines à lui renvoyer une image d’elle qu’elle voulait effacer. 

— Comment … hésité-je un instant. Pourquoi Emilie a des serviettes sur elle ? 

Je ne suis pas sûr d’avoir vraiment le droit de demander cela. C’est intime. Plus que cela, même. Je vois mes règles comme un fardeau, une honte. Comment puis-je parler de celles des autres avec une telle légèreté. Sam garde ses yeux fixés sur moi.

— Oublie, me reprend-je. 

— À ton avis ? me demande-t-elle cependant. Pourquoi Emilie aurait quelque chose de si inutile pour elle dans son sac ?

Je réfléchis un instant alors que nous arrivons à mon immeuble. Nos pas résonnent dans le couloir et je lui demande d’attendre un instant devant la porte, le temps de me changer. Quelques minutes plus tard, je ressors, capuche sur la tête, un jean propre passé à la hâte sur mes jambes. Une réponse dans mon esprit. 

— Emilie … Emilie a ce genre d’objet sur elle parce que c’est Emilie, non ? dis-je à Sam qui hausse un sourcil avant de comprendre de quoi je parle. Elle aime juste aider les autres. 

Son regard s’illumine un instant. 

— C’est une partie de la réponse. L’autre est que c’est une fille. Même sans en avoir besoin … une fille a toujours de quoi gérer ce genre d’urgence dans son sac à main. Enfin, sauf toi, visiblement...

Son ton devient taquin, et je sens mon visage s’échauffer.

— Je... Je n’ai pas trop l’habitude de sortir de chez moi, rétorqué-je, un peu piquée.

Je baisse les yeux vers mes mains.

— Et puis, je n’ai pas de sac à main, ajouté-je, plus doucement.

Sam me dévisage un instant, une lueur indéchiffrable dans les yeux. Puis, avec un sourire malicieux, elle balance :

— On arrangera ça.

Je m’attendais presque à une moquerie, mais sa voix est légère, presque joyeuse. Cela me désarme, et je n’ai pas le temps de répondre qu’elle fouille dans la poche de son jean, sortant son téléphone.

— En attendant...

Elle tape quelque chose rapidement, puis me tend l’appareil.

— Tiens. Le numéro d’Émilie. Envoie-lui un message pour la remercier. Ça lui fera plaisir.

Je fixe l’écran, le numéro affiché comme un poids dans ma poitrine. Je sens mes doigts se crisper légèrement sur le téléphone. Les mots se forment dans ma tête : "Merci pour ton aide." Si simples. Mais je n’enverrai pas ce message. Pas maintenant. 

Je prends une inspiration, glisse le numéro dans mon propre répertoire et rends le téléphone à Sam, silencieuse.

Elle ne dit rien non plus, mais je sens son regard sur moi, pesant, curieux. Comme si elle essayait de deviner ce qui me retient.

— Bon ! s’exclame-t-elle soudain, cassant la tension. On y va ?

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