Félin félon
Une goutte écarlate éclaboussa la vieille page manuscrite.
— Bigre !
Les jambes croisées sur son lit, Eleonara se passa le doigt sous les narines. Nom d'une charrue, elle saignait encore du nez !
Elle inspira d'un coup sec et pressa un buvard sur son précieux recueil de vocabulaire mikilldien. Si le sang continuait à fluer, jamais elle ne retiendrait les verbes à conjugaison irrégulière avant de se coucher.
Avec les doigts potelés de Sœur Naimée imprimés en aubergine sur sa joue, son nez bleui et son teint blanchâtre, Eleonara avait l'air d'avoir vu une masse d'armes d'un peu trop près. Tout cela par la faute de Rikard, un damoiseau fort incliné à rapporter le moindre de ses bobos à sa tourterelle, Sœur Agnieszka. De son côté, la benjamine du Don'hill n'avait pas attendu le verdict de l'Abbesse pour venger son bien-aimé et elle n'y était pas allée de main morte. Résultat : deux nez fracassés et des mines à pleurer. Au moins, Eleonara et Rikard étaient quittes.
Une seconde tache rouge étoila le parchemin, puis une troisième. Le torrent s'annonçait. Soucieuse de conserver le recueil dans son état original, l'elfe se leva, la tête basculée en arrière, et fourragea aveuglément le contenu de son coffre à la recherche d'un mouchoir. La tâche s'avéra plus corsée qu'anticipé : l'elfe avait à peine décroché le couvercle de chêne qu'un ruisseau de sang avait pleinement eu le temps de débouler le long de son avant-bras et de pleuvoir par terre.
Eleonara improvisa un tampon avec un mouchoir et le coinça dans sa narine, avant de s'assurer qu'il fût réellement étanche. Le regard sur les carreaux ensanglantés, elle se vit frappée d'une brève vision du passé : la fleur jaune, prisonnière des ongles sales de l'alchimiste. Ceci t'appartient.
L'elfe avait tissé sa vision du monde autour de légendes, de on-dit, de récits bancals et des dogmes einhendriens ou hérités de la Dame. Son petit univers naïf et simpliste avait tenu bon jusqu'à l'intrusion de Hémon Amazzard. Depuis, les parois de ses convictions craquelaient, le plafond s'écaillait et, au fur et à mesure qu'elle tirait sur les lambeaux, Eleonara était piquée de remises en question.
L'alchimiste avait voulu lui transmettre quelque chose à Terre-Semée, peut-être même l'instruire sur les elfes et Dalisa l'en avait empêché. « Je ne suis pas ton bourreau », avait-il dit. Facile à dire, difficile à croire.
Quand bien même l'alchimiste maîtrisait son sombre domaine, il n'y avait qu'un calcul pour s'assurer que son histoire quant à la fleur couleur soleil n'était pas qu'une vilaine tromperie de plus. Sang elfique + terre = fleur.
Eleonara s'agenouilla et se plaça juste au-dessus du dallage taché. Délicatement et en fronçant le nez, elle retira son bouchon fabriqué et laissa les larmes rouges chuter une à une entre deux dalles. Les nonnes se prétendaient propres comme des sous neufs, mais la fine couche terreuse sous leurs semelles finissait toujours par s'accumuler puis se tasser dans les fentes du sol et ce, en dépit des nombreux coups de balai.
Le flux de sang teinta et humidifia la poussière avant de s'achever. Eleonara réinséra le tampon dans sa narine pour considérer son œuvre. L'expérience n'était pas glorieuse ; on se serait cru sur le lieu de décapitation d'un écureuil.
Quiètement assise sur ses chevilles décharnées, l'elfe guetta une réaction entre les dalles, une explosion, un miracle. Derrière elle, la fenêtre à meneaux bâillait un souffle froid qui chatouillait ses pieds nus.
Elle attendit et attendit.
Le résultat tardait.
Eleonara soupira et, malgré cette évacuation d'air, elle se sentit plus lourde. Amazzard l'avait bernée et elle ne s'en étonnait même pas. Elle avait voulu croire que le sang elfique détenait un pouvoir, mais quelle vérité pouvait-on espérer d'un tordu qui trompait ses alliés et s'en débarrassait comme d'une pelure d'oignon ?
Ses articulations crissèrent quand elle se leva pour refermer la fenêtre. Elle nota que le meneau central avait été griffé de l'extérieur. Une pauvre mouette s'était-elle cognée contre le verre ?
Quand elle se retourna, l'elfe écarquilla les yeux à les catapulter hors de leurs orbites. Non, rien n'était apparu entre les carreaux baignés de sang ; par contre, un quadrupède tigré sorti de nulle part se lovait sur son coussin. Son coussin.
— Ouste ! Ouste !
Les canines en avant, elle chassa le chat en se servant d'une bougie éteinte comme d'une épée.
Pas intimidé pour un sou, le félin lui éternua mollement à la figure avant de bondir du lit et de décrire un cercle dans la pièce. Il avait dû se faufiler par la fenêtre pendant qu'elle avait dos tourné.
Eleonara survola rapidement sa chambre du regard, avant de revenir sur la flaque de sang séché. Toujours rien. Aussi ce concentra-t-elle sur la bête.
Il y avait deux manières de se débarrasser d'un chat. La première était de discrètement déverrouiller la porte et d'encourager la bête mal-aimée à disparaître ; la seconde consistait à la balancer par la fenêtre. Eleonara penchait pour la dernière option, mais réalisa que pour cela, il lui faudrait attraper et soulever l'animal. Elle n'avait aucune envie de le toucher.
Elle entrouvrit donc sa porte en grommelant et gesticula à l'intention de l'intrus poilu.
— Fiche le camp, sac à puces !
Elle se figea : le chat avait disparu. Alors que l'elfe scrutait la cellule du regard pour le localiser, son cœur fit un bond.
Au milieu de la pièce, entre les gouttes de sang brunies et la poussière, deux jeunes fleurs écartaient leurs pétales jaune pâle. Côte à côte, fragiles et humides, elles faisaient penser à deux machaons grimpant hors de leurs chrysalides.
Eleonara ne sut jamais mettre le doigt sur son ressenti à cet instant-là. Comblée, fascinée, foudroyée ? Elle avait l'impression de goûter à des réminiscences de l'Ancien, du Perdu, du tant Chéri. C'était donc vrai : les elfes, leur hémoglobine, les fleurs, leur mort, les Oxomores. Elle s'accrocha à cette pensée : lorsqu'elle mourrait, elle donnerait naissance à un arbre. Ses membres s'allongeraient en racines et de son cœur germerait un des troncs les plus hauts et les plus robustes à naître du terreau.
Ses yeux ne se décollaient pas des fleurs. L'alchimiste avait empoisonné les récoltes des Regardeau, les rivaux des Taberné, avec un échantillon semblable. « Comme les preuves pour les incriminer manquaient, leur célèbre breuvage a commencé à faire des souffrants. Coliques, vomissements, fièvres, ce genre de chose », avait laissé filer Dalisa lors de leur dernière rencontre.
Ensorcelée par l'appel de ses créations maudites, l'elfe se hasarda à s'en approcher, les frôler, les caresser, les renifler, avant de s'en écarter brutalement, l'estomac à l'envers. Elle dégageaient une odeur de viande, une odeur d'entrailles à vif révulsante.
Alors qu'Eleonara reprenait ses esprits, le chat tigré émergea de sa cachette, la queue dressée et en humant l'air. Il s'était réfugié dans l'empan entre le lit et la paroi. Intéressé mais sur ses gardes, il avança vers les pétales dorés. Sans doute rapprochait-il leur parfum repoussant à celui des cadavres d'oiseaux qu'il éventrait sur les toits.
Agile et léger sur ses coussinets, il s'enfila soudain sous la robe de la novice, enferma une fleur dans sa gueule et se sauva à toute allure.
— Hé, reviens ! lui ordonna Eleonara en chargeant après lui.
Non seulement il se permettait d'entrer par effraction, mais en plus, il s'attribuait le droit de la cambrioler. Si l'elfe n'avait pas une haute opinion des humains, elle ne pensait pas mieux de leurs bêtes domestiques.
En pleine course, elle donna un coup de chaussure dans sa porte entrouverte et s'arrêta net sur le seuil de sa chambre. Sœur Agnieszka et une de ses siamoises, Sœur Sereine, avaient fait halte dans leur marche pour rejoindre leurs cellules et la jaugeaient de haut en bas, l'une se tenant au bras de l'autre. Eleonara avait manqué de les cingler avec le battant de la porte.
— Dis donc, c'est toi qui a hurlé comme ça ? Et quelle drôle de tête tu fais, Bronwen. Qu'as-tu infligé à ce pauvre chat des cuisines ?
Par prudence, la dénommée réduit la vue plongeante sur l'intérieur de sa chambre en fermant sa porte avec sa cheville. Avec un peu de chance, Agnieszka et Sereine ne l'embêteraient pas longtemps et elle pourrait reprendre sa poursuite du chat, qu'elle ne voyait déjà plus nulle part. Où était donc passée cette misérable bête ?
Avec une mine dégoûtée, Sœur Agnieszka mima un écoulement nasal.
— Souffrirais-tu, par un concours de circonstances particulier, d'un sale petit rhume ? Et ton visage... Aïe, aïe, aïe, tu en as pris, des couleurs ! Tu ressembles à une myrtille, je me demande pourquoi.
À la manière d'une petite fille, elle gloussa et Sereine l'imita. Eleonara s'essuya hargneusement les narines, ce qui eut pour effet de laisser une traînée vermillon sur le revers de sa manche. Elle finirait par l'étrangler, cette peste ; son rire moqueur et sa blondeur ne faisaient que raviver l'aigre souvenir de sa maîtresse. En effet, quand elle regardait Agnieszka, Eleonara voyait une Dalisa adolescente qui découvrait pour la première fois sa future souffre-douleur dans une boîte.
Pliées en deux et les larmes aux yeux, Sœur Agnieszka et Sœur Sereine finirent par s'éloigner et se cantonner dans leurs chambres respectives. l'elfe ne pouvait plus attendre ; elle accourut au fond du couloir. Hélas, ses craintes s'étaient réalisées : le chat s'était volatilisé et ce, avec une belle marge d'avance.
— Mince, mince, mince !
Avec un grognement, l'elfe frappa un mur, avant de grimacer et de souffler sur ses jointures. Si elle le retrouvait, ce chat, elle le convertirait en carpette.
Avec un hoquet, Eleonara se souvint alors de la deuxième fleur. Celle-là, elle ne la perdrait pas. En trombe, elle fonça dans le sens inverse. Arrivée à sa cellule, elle s'enferma et soupira. Le bouton d'or était toujours là.
Armée d'un soin presque maternel, elle ramassa le dernier fruit de son expérimentation et le glissa entre les pages de l'ouvrage de Hermine de Blodmoore, qu'elle renfouit dans son coussin aux côtés du flacon de l'alchimiste. Enfin, elle s'assit sur son lit et se permit de respirer sans saccades brusques.
Quand viendrait le jour où elle comprendrait ses trésors, elle les exploiterait. À bon ou mauvais escient, seul le temps le dirait.
Ensuite, j'ai bien vu que c'était n'importe quoi. Ce que je préfère dans ce chapitre, c'est l'intervention d'Agnieska qui vient crâner. Quelle peste ! Et tu en profites pour préparer le pétage de plombs d'Elé avec la peste, quelques chapitres plus loin ! Trop forte...
C'est bien vu la remarque de Sorryf, ci-dessous : Elé est en très de reconstituer sa collection de trésors !
Agnieszka était obligée de se la ramener pour enfoncer le clou et, comme tu l'as compris, ça n'a pas joué en sa faveur, finalement.
J'ai envie d'exploiter cette idée qu'Eleonara collectionne des objets sans s'en rendre compte; j'aimerais continuer à implémenter ça dans la suite ^^
A la fin du chapitre, ça m'a rappelé le début : Eleonara qui accumulait des petits trésors dans l'auberge (et qu'elle a perdu d'ailleurs, ça m'avait fait trop de peine). J'aime bien qu'elle recommence ici, comme une petite habitude !
Rien d'autre a dire, le chapitre était chouette, j'en étais sure que le sang qui donne des fleurs ça allait marcher !
Oui, j'avoue que jusqu'à maintenant, aucun animal n'a été très coopératif xD
Oh, c'est intéressant ce que tu dis par rapport à Eleonara qui collectionne des objets par habitude: je ne m'en étais pas rendu compte mais je trouve que tu as totalement raison ! Je vais prendre ça en note !
En tout cas, ça fait très plaisir de lire que tu as apprécié ce chapitre. Et garde les yeux ouverts quant à cette histoire de sang et de fleurs, car on n'a pas fini d'en entendre parler... (attention suspense :D)
Merci pour ton commentaire et ta bonne humeur !
à touti !
Jowie
Pauvre Elé avec son nez tout abimé... On aimerait bien refaire la truffe d'Agnieszka.
Hop pinaillage :
« Le flux de sang teinta et humidifia la poussière avant de s'achever » => avant de se tarir ?
Je crois qu'Eleonara va avoir besoin de beacoup de mouchoirs et de glace pour ce coup... Quant à Agnieszka, il arrivera un jour où elle devra affronter certaines conséquences.
J'aime mieux "tarir" aussi ! Je vais le changer :)
Merci d'être passée me lire et pour tes retours constructifs ! J'espère que la suite continuera à te plaire !
Bon weekend et à bientôt,
Jowie