Jeux de mains, jeux de vilains

Par Jowie
Notes de l’auteur : Un chapitre qui "claque", héhé. *rit toute seule à sa propre blague*

Jeux de mains, jeux de vilains

 

Blothagren, blothagris, blothagrech, blothagrë. Forger, je forge, tu forges, il forge.

Dans le confort de ses couvertures, Eleonara parcourait les traits d'encre du dictionnaire einhendrio-mikilldien à la lueur d'une bougie. Elle ne pouvait pas s'endormir. L'inestimable valeur de sa découverte lui coupait le souffle ; elle effleurait l'élégante couverture écarlate et croyait caresser de l'or.

Des heures elle passa ainsi, à contempler les runes anciennes, enfermée dans sa cellule à double-tour. Sa ferveur était pareille à celle de Sœur Melvine qui dévorait les manuels d'histoire après les complies. Elle éprouvait la même impression d'interdit, la même boule au ventre, la même obligation de poursuivre, de persévérer, de respirer l'essence des symboles.

Contrairement à la Chouette cependant, il n'était pas question de partager son enthousiasme. Personne ne devait savoir qu'elle possédait cet ouvrage. Ni Melvine, ni les Nordiques. Personne. Purement égoïste, son intérêt l'absorbait corps et âme.

 

Dans les jours qui suivirent, le cahier rouge ne quitta plus ses pensées. Il occupait, avec le flacon de l'alchimiste, la place de ses possessions les plus chères. Même s'il demeurait caché dans la housse de son coussin avec le flacon alchimique, il pompait son temps libre, ses rêveries et ses moments d'ennui, qu'Eleonara se trouvât en pleine messe, au jardin ou aux latrines.

Les latrines. Dorénavant, elle regarderait deux fois par le trou avant de s'y asseoir. Juste par précaution.

 

De plus en plus distraite par sa passion naissante pour la langue mikilldienne, Eleonara multipliait les ratures aux séances de copiage, ainsi que les lettrines distordues et les calligraphies maladroites. Elle recevait des coups de règle sur les doigts, mais ça lui importait peu : elle détenait un code à présent, un langage d'élite, une promesse d'érudition qui l'emballait. Dompter l'opyrien ancien et le mikilldien en parallèle était son nouveau défi, son nouvel élan pour mieux cerner les peuples humains des Troyaumes. Si elle voulait un jour rejoindre Hêtrefoux, elle devait armer son esprit, affûter ses réflexes, aiguiser ses sens et maximiser ses connaissances sur le continent. On ne pouvait pas berner ou vaincre un ennemi sans le connaître.

Son application portait ses fruits. Sœur Rosemonde en vint même à la féliciter, car du jour au lendemain, Eleonara connaissait ses tables de cas et de déclinaisons d'opyrien ancien sur le bout des doigts et les manipulait avec maîtrise et assurance. Les mots venaient seuls à son esprit et trouvaient naturellement leur place syntaxique. Elle avait passé des mois à mémoriser des listes et des tableaux sans que rien ne se passât et là, soudain, les paroles se changeaient en phrases, et les phrases en arguments pleins de sens. Si l'elfe avait jusqu'alors touché une compréhension passive de l'opyrien ancien assez correcte pour la lecture et le copiage, elle était maintenant capable de la manier pour s'exprimer à l'écrit comme à l'oral. Avec un peu de ténacité, d'entraînement et de bonne volonté, elle atteindrait la même aisance avec le mikilldien. Du moins, elle l'espérait.

Il lui faudrait s'accrocher. Elle serait son propre maître et créerait sa propre routine, ce qui sous-entendait délais, devoirs et une bonne livre de discipline.

Ce fut ainsi qu'elle commença par retracer l'étrange alphabet nordique entre ses cours d'opyrien ancien et les répétitions de chant liturgique, histoire de s'accoutumer à ses formes complexes. Si Eleonara avait été réservée par le passé, elle devint absente, distraite, songeuse. Elle pouvait s'ouvrir un genou en chutant des escaliers, le clan d'Agnieszka pouvait la railler, les supérieures pouvaient lui reprocher d'écrire comme un pied, elle s'en moquait. Tout ce qui comptait était de se plonger chaque soir et matin dans ce recueil de merveilles qui, lui semblait-il parfois, n'avait été écrit rien que pour elle.

Agnan lui avait reproché de ne pas profiter justement de son temps au monastère, de ne pas saisir l'opportunité d'apprendre. Le conseil avait été assimilé. Le petit cahier rouge était à présent son compagnon, son repousse-chagrin, son occupation spirituelle. Il éloignait ses cauchemars.

Qu'espérait-elle accomplir, au fond, avec ce recueil de vocabulaire ? Des miracles ; rien ne lui semblait impossible.

 

Comme à l'accoutumée, Eleonara se réjouissait de retrouver les pages jaunies et giclées d'encre à la fin de ses tâches journalières. Une fois son souper terminé, elle ne pût s'empêcher de marcher plus vite en direction des dortoirs. Sœur Naimée, la nonne trapue au visage bouffi, manqua pourtant de lui disloquer l'épaule en la happant dans le couloir juste en dehors du réfectoire.

— L'Abbesse souhaite te voir. Rends-toi présentable, s'il te plaît, tu as de la sauce au coin de la bouche.

Eleonara s'essuya du revers de la manche, interloquée. Un entretien avec la Mère supérieure ? Ce n'était pas bon signe. Surtout après ce qu'elle avait fait – ou plutôt, pas fait – dans la chambre de Sebasha d'Éméride.

— Suis-moi.

La nonne à la silhouette de courge l'escorta dans une des plus hautes et plus étroites tours de l'abbaye. En montant les marches deux par deux, l'elfe se tordait les doigts, ne sachant comment déjouer les critiques à venir. Devrait-elle se forger un masque passif ? Ne jamais lever les yeux ? Acquiescer à tout ?

Sœur Naimée frappa à la porte au sommet de la tour. Dans la cloche de l'entrebâillement, la figure élancée et sèche de l'Abbesse apparut, effilée par les ombres tranchantes lancées par un cierge. Les mains jointes, la tête haute, elle fixait l'entrée comme si elle patientait là depuis une centaine d'années, enracinée à ce dernier étage.

Propulsée à l'intérieur de la pièce par une main leste, Eleonara entendit le verrou cliqueter derrière elle. Sœur Naimée alla se placer à côté de l'Abbesse.

— Bonsoir, fit la voix sévère de cette dernière.

— Bonsoir, ma mère.

Ma « sœur », ma « mère ». Ça, c'était un concept hurluberlu qui avait toujours surpris Eleonara. S'inventer des liens familiaux sous une gérontocratie stricte n'avait rien de chaleureux. Appeler qui que ce fût « ma mère » la révulsait et lui flanquait la nausée. Elle n'avait jamais appelé quelqu'un « ma mère », même pas la Dame, alors pourquoi commencer aujourd'hui ? Un simple « madame » aurait fait l'affaire, non ?

Eleonara eut davantage envie de rendre la choucroute et l'hydromel engloutis au souper lorsque la main potelée de Sœur Naimée percuta brutalement sa pommette gauche. À moitié sonnée, elle chancela, trébucha et s'écrasa contre un écritoire, renversant encre, papiers et plumes avec un grand bruit de fracas.

— Sûrement, vous devinez pourquoi je vous ai convoquée ici ce soir, articula placidement Sœur Louve au milieu du désordre. Les fouilles dans la chambre de l'Opyrienne ont eu lieu hier et n'ont mené à rien.

Sa dernière phrase resta en suspens, ce qui avait suffisamment de signification. La joue en feu, Eleonara clignait des yeux dans l'espoir de chasser les points noirs qui tourbillonnaient au plafond. Quelques larmes picotaient sous ses paupières ; Naimée avait bien failli lui fourrer un doigt dans l’œil.

— Je serais intéressée de connaître le déroulement exact de vos opérations dans l’appartement de l'étrangère, Sœur Bronwen.

L'elfe leva lentement le regard, de peur d'avoir l'âme transpercée par celui de l'Abbesse.

— J'ai fait ce que vous m'aviez demandé, madame, chuchota-t-elle miteusement.

— Où avez-vous caché le billet ?

— D... derrière l'armoire.

Sœur Naimée se pencha vers la Mère supérieure pour lui murmurer à l'oreille. Mimant un intérêt passionné pour les taches d'encre sur le parquet poncé, Eleonara focalisa son énergie sur son ouïe.

Les hommes des sergents ont tiré l'armoire en avant. Je les ais vus. C'était une bonne cachette ; sans la puce à l'oreille, l'étrangère ne s'en serait jamais aperçue. Or il n'y avait qu'araignées et poussière. De plus, aucune arme en plus des neuf couteaux déclarés n'a été trouvée, ce qui me semble fort suspect. Soit la fille ment, soit l'Opyrienne s'attendait à notre coup.

En parfaite synchronisation, elles abaissèrent leurs pupilles soupçonneuses sur la première accusée.

— Pourquoi, à votre avis, le billet a-t-il disparu, Sœur Bronwen ? demanda l'Abbesse.

Intimidée, l'interrogée avait la gorge et le ventre noué. Son nom sonnait comme une insulte.

— Elle... elle a dû le trouver entre-temps.

— Embrassons cette hypothèse, dit Sœur Louve en arrangeant quelques feuilles sur son écritoire. Cela signifierait que deux jours auraient suffi à notre cohabitante opyrienne pour s'emparer du message. Deux jours. Deux jours ne laissent aucune place au hasard. La possibilité qu'une gaucherie de votre part ait pu trahir votre passage existe, n'est-ce pas ?

— Je n'ai rien renversé et rien déplacé, bredouilla Eleonara, le cœur martelant. J'ai fait très attention, je vous assure que...

— Il me déplaît de poser une question aussi aberrante, coupa sèchement Sœur Louve, mais auriez-vous mentionné votre mission en dehors du cercle monastique féminin ?

— Non, bien sûr que non !

— Non, madame ou non, ma mère, corrigea Sœur Naimée, en croisant ses doigts boudinés sur son ventre.

— Non, madame.

— Indépendamment de ce que vous avez fait ou pas, reprit l'Abbesse, c'est un immense déshonneur que vous attirez sur la demeure de Diutur. Si le message est en possession de l'étrangère, alors elle a connaissance de nos intentions. Elle voudra souiller notre réputation. Elle parlera.

Sa voix avait chuté d'une octave. Le cierge sur le pupitre agitait nerveusement sa flamme.

— Si par malheur l'affaire devient publique, nous serons confrontées à un choix. Faire disparaître cette hyène, ou inventer un fautif. Une fautive, en l’occurrence. La personne sacrifiée serait vous, dans ce cas, Sœur Bronwen. Saisissez-vous la gravité de la situation ?

Tout à fait. Encore une preuve de la solidarité de la « famille » du couvent. Eleonara n'avait donc pas eu tort en anticipant la méthode contre-attaquante de ses consœurs. Leur plan avait brillamment été calculé de A à Z. Il fallait espérer que l'Opyrienne gardât les lèvres scellées.

On lui fit ranger la pagaille et éponger les taches d'encre sur le sol. La situation était si désespérée que l'elfe se sentait presque d'humeur à soudoyer le puissant, magnifique et omniscient Diutur.

— Nous te gardons à l’œil. Si tu as menti, ma fille, tu auras droit à une place en enfer aux côtés de tous les damnés et d'Arthès, lui susurra Sœur Naimée à la fin de l'entretien sur un ton aigre-doux.

« J'y suis déjà », répondit mentalement Eleonara.

Et on lui claqua la porte au nez.

Grinçant des dents, l'elfe s'apprêtait à dévaler les marches en serpentine pour courir se réfugier dans sa chambre, quand une pensée lointaine et maléfique la força à se retourner pour fixer la porte fermée.

« Je vous en réserverai, des places. »

 

Une toge pouvait reposer sur ses épaules, sa main pouvait signer tous les vœux du monde ; Eleonara ne serait jamais nonne. Pas comme celles-ci, pas même comme Melvine. Il aurait fallu une espèce de paix dans l'âme pour cela, une espèce d'acceptation générale qu'elle n'avait pas.

Elle en avait assez d'être la marionnette de ses consœurs, leur poupée articulée. Elle décida que, pour autant qu'elle demeurât au Don'hill, elle ne se priverait pas de bêtises. Des bêtises à sa manière. Il ne fallait pas commettre pour commettre. Casser, voler, vandaliser, ça n'amusait que les prépubères rebelles en manque d'inspiration. Il fallait un but, un sens, des conséquences jouissives. Son profil sage, un peu benêt et soumis serait son outil. Bien qu'elle s'abonnerait aux soirées à gratter le sol des caves, Eleonara sourirait dans le dos des supérieures. Elle sourirait à pleines dents, se délectant de la féroce satisfaction que lui fourniraient ses fraudes, ses délicieux petits crimes.

La gifle de Sœur Naimée lui avait donné un aperçu des étoiles et l'avait convaincue de prendre l'air. Un fourmillement frustré la parcourait : la sensation de vouloir briser quelque chose à tout prix sans rien à briser sous la main.

 

L'activité se calmait à l'extérieur : les Don'hilliens rentraient leurs chevaux, les nonnes fermaient les volets. Les mains dans les poches, Eleonara fit le tour de la cour intérieure du cloître, puis soulagea sa joue gonflée en y pressant des lamelles de glace arrachées à la fontaine.

Le froid commençant à gagner ses os, elle songeait doucement à rentrer lorsqu'une tape dans le dos et une voix à demi étouffée la fit sursauter.

— As-tu tenu parole ?

Sans aucune délicatesse, une figure enturbannée la plaqua contre le jet d'eau figé.

Pas une âme dans la cour baignée de nuit, à un angle mort depuis les fenêtres des bâtisses... L'Opyrienne avait choisi le lieu idéal pour l'aborder et la terrifier. Seuls ses yeux se laissaient voir, luisants et sombres comme un ciel nocturne. Elle avait tressé sa natte avec un foulard mauve qu'elle avait monté en turban. Son visage, lui, disparaissait sous une écharpe rayée. Lorsque Sebasha tira dessus pour se découvrir le menton, ses dents apparurent dans une grimace pointue et sa voix s'éclaircit :

— Que leur as-tu dit, à tes consœurs ? Réponds, novice... Je sais que tu es allée les voir aujourd'hui même.

« Il ne manquait plus qu'elle », pesta Eleonara.

— On m'a convoquée, rectifia-t-elle sur la défensive. Je ne leur ai rien dit. Rien pour vous compromettre. Elles doutent de nous deux, par contre.

Desserrant sa prise, Sebasha fit un pas en arrière. L'elfe en profita pour ajouter :

— L'Abbesse s'attend à ce que vous parliez du billet. Oserais-je vous redemander de ne pas le faire ? Le cas échéant, on m'a promis de pointer le doigt vers moi et de m'envoyer en enfer, chez Arthès.

— Tes prédictions étaient donc vraies.

La nonne maigrichonne opina du chef, insatisfaite de cette réponse peu conclusive.

— Et... tu prétends ne pas m'avoir dénoncée ? demanda la Peau Sombre, les yeux plissés.

— Je le jure.

Sebasha produisit un sourire mesquin, tapota sur l'épaule d'Eleonara comme pour flatter un vieux bidet et remonta son écharpe sur son nez.

— Bien. Je rentre. J'abhorre l'hiver.

Sur cette déclaration, elle pivota sur ses talons et s'en alla avec un déhanché socialement juste tolérable.

D'autres habitants de l'abbaye, convers, moines-soldats, cuisiniers et artisans, se promenaient sous les porches à colonnes, sans qu'Eleonara ne s'en rendît compte. Elle avait empoigné si fort le rebord de la fontaine, qu'elle éprouva une certaine difficulté à en décoller ses mains sans y laisser son épiderme.

« Eh bien, un merci n'aurait pas été de trop, soupira-t-elle. Sacrés humains. Comme ils aiment menacer celui qui assume les risques et s'y appuyer au point de l'écrabouiller ! »

La mauvaise entente entre les moniales et la Chevaucheuse de dunes aurait pu être réglée sans délai, sans intermédiaire, sans devoir l'impliquer, elle. Quelques paroles diplomatiques auraient suffi : « Très chère Mme la lanceuse de poignards, nous ne vous apprécions pas particulièrement. Vous êtes invitée à quitter les lieux. Merci de votre compréhension. Tenez, pour nous faire pardonner, des biscuits faits maison. Bon vent et à jamais. » Malheureusement, il en allait autrement avec la logique du monde.

— Bronwen ! Où étais-tu passée ?

Les pommettes rougies et essoufflée, Sœur Melvine trotta jusqu'à elle, aussi vite que son ourlet relevé et ses souliers le lui permettaient.

— À la fin du repas... tu... t'es éclipsée, réussit-elle à prononcer, à mesure qu'elle récupérait son souffle. Je t'ai cherchée partout !

D'un geste désintéressé, Eleonara pointa vers sa joue.

— L'Abbesse et Sœur Naimée avaient deux mots à me dire.

— Sacrilège ! s'exclama Melvine, les yeux ronds comme des hosties. Ma poisse a refrappé !

— Non, c'est...

— …à cause de ce fâcheux complot contre la garce des sables, n'est-ce pas ? Que t'ont-elles reproché ? Attends, ne bavardons pas ici, on pourrait nous entendre. Rentrons au chaud.

La Chouette glissa son bras sous celui d'Eleonara et l'entraîna dans un trot. Grelottantes et se réjouissant du réconfort d'un feu de cheminée, elles pressèrent le pas, leurs souliers invisibles sous l'empilement de leurs vêtements hivernaux.

À demi aveuglées par les boucles de vapeur qu'elles expiraient, elles se cognèrent, en sortant de la cour, à ce qui ressemblait à un mur de capes enneigées. En réalité, les religieuses avaient intercepté la route de moines-soldats d'humeur singulièrement grincheuse. Si la plupart des Frères auraient ri et se seraient écartés, pas ceux-ci. Ils demeurèrent regroupés, leurs regards glacés braqués sur la cause de leur halte.

Leurs uniformes étaient aux antipodes des vêtements sobres fournis aux Nordiques : leurs capes grises, bordées de broderies argentées, étaient fixées à l'épaule droite et retombaient en trois pics ; leurs plastrons neufs et lisses bombaient leurs torses, comme si la fierté ne les leur gonflait pas assez.

Voulant éviter une réaction allergique à l'humain, l'elfe chercha à les contourner mais un bras tendu lui barra la route.

— Mon gant.

Entre les grosses bottes noires des moines et les souliers fins des moniales, un gant en cuir gisait dans la neige. Neuf. Sans trous. Un gant de riche.

Devant cette merveille de la couture, Eleonara ne put retenir son envie de décortiquer son propriétaire. Longues jambes, corps svelte et athlétique, le garçon en question irradiait une nauséabonde présomption. Approximativement de l'âge d'Agnan, il sentait le privilégié, le pourri-gâté. Combien de précepteurs et maîtres d'armes avaient défilé sous son nez féminisé ? Imberbe comme une pucelle, son menton projetait de l'ombre tant il était levé. Ses cheveux, coiffés en arrière, ondulaient au moindre mouvement ou pet de vent. Une face allongée, des pommettes proéminentes, des yeux trop hauts et une bouche trop basse, il avait beau ne pas avoir été gracié par la nature, il se prenait visiblement pour un adonis.

« Trop d'humains en une journée doit nuire à la santé », philosopha Eleonara.

— Excuse-toi et allons-nous-en, conseilla Melvine dans un murmure embarrassé.

— Ramasse mon gant, nonne, renchérit le moine armé, dont la main nue devenait écarlate.

Aucune réaction. Eleonara avait été sidérée par une coïncidence qu'elle jugea très amusante. La main dégantée du jeune homme était incomplète, c'est-à-dire, il lui manquait le majeur. Celui-ci avait fraîchement été tranché : un bandage enveloppait le moignon.

Les traits distendus, Eleonara gloussa. Un peu trop fort, d'après l'horreur peinte sur le visage de Sœur Melvine et du moine à la bouche basse. Mais que pouvait-elle faire à part rire ? Cet abruti avait perdu son doigt dans un combat contre Voulï, un poney !

Elle sentit la Chouette tirer vivement sur sa manche, puis l'entendit agir à sa place.

— Pardonnez-nous, messieurs, il se fait tard, nous ferions mieux de rentrer.

À son tour, Melvine voulut les contourner mais le droit de passage lui fut également refusé.

Le moine-soldat vexé approcha son visage de celui d'Eleonara et s'octroya la permission de lui tambouriner sur le crâne. Un contact qui frigorifia l'elfe.

— Oh, là. Ton devoir est de servir les moines armés, pour ta gouverne. Mon gant, ramasse-le.

L'idée de sonder l'âme du Frère selon l'enseignement de la Dame lui traversa l'esprit avant d'être écartée. En lorgnant par-dessus son épaulière, l'elfe s'était étonnée à détecter un faciès un peu trop familier.

Les cheveux corbeau, inhabituellement grand, la chevalière des Blodmoore au doigt : Eleonara le reconnut instantanément. C'était le soldat de la Place des Échecs, celui qui avait offert son aide à Dalisa, peinant alors à contrôler son ivre de « sœur ». Comment s'appelait-il déjà ? Edmund ? Errmund ? Et surtout, se souvenait-il d'elle ?

De la façon dont ses yeux bridés rétrécissaient leurs fentes, il y avait de solides chances.

Pendant ce temps mort, la patience du moine-soldat déganté s'était égrainée.

— Sais-tu qui je suis, espèce de petite rustre ? Sire Rikard Methonel, descendant de Remacle Methonel ! Oui, c'est juste, un des quinze célèbres espions. Fais preuve de respect si tu ne veux pas un fessier botté ! Ramasse mon fichu gant !

Pas besoin des techniques de la Dame pour voir, sous une épaisse couche de savoir superficiel, l'incarnation du petit garçon capricieux, de l'adolescent colérique et du futur homme insatiable. Celui qui tapait du pied et du poing, s'empourprait et écumait à la moindre provocation.

Avec la tension qui culminait, la Chouette paraissait hésiter à sortir le jeu du « Comprenez, messieurs, elle est sourde », lorsque Rikard saisit Eleonara à la gorge comme le héron pince la truite dans la rivière.

Son flux d'air coupé, l'elfe voulut desserrer son étau, mais il n'y avait rien à faire, la force de l'adolescent surpassait de loin la sienne. Avec un sourire contracté, il lui chuchota :

Ramasse-le. Faute de quoi je ne te libérerai pas et tu ne respireras plus.

Autour d'eux, les autres moines-soldats s'étaient tus. Il n'y avait que Melvine qui suppliait qu'on laissât sa consœur en paix au nom de tous les saints et des Seigneurs.

Ses plaintes s'atténuèrent dans les oreilles d'Eleonara. Elle ne parvenait presque plus à déglutir et la veine sous son œil enflait à mesure que son visage prenait une allure de raisin prêt à exploser. Au bord de l'évanouissement, elle se résolut à fléchir les genoux en silence. Au lieu de se plier à la volonté de la brute cependant, elle prit appui sur ses semelles. Elle gémit, s'efforçant d'aspirer de maigres filets d'air par le nez du mieux qu'elle le pouvait. Une à une, elle décrocha ses mains agrippées à celle de Rikard. et rentra les coudes.

Alors, elle se redressa d'un coup sec et lui envoya une droite magistrale dans le pif.

Avec un cri de douleur, le moine-soldat la lâcha et elle s'enfuit comme on fuit une invasion.

Ne sachant pas comment réagir, la Chouette se lança à sa poursuite.

— TU ME LE PAYERAS, GIBIER DE POTENCE ! hurla Rikard derrière elles.

Doigts brandis, visages pourpres de colère, morts et damnations jurées : ni Melvine ni Eleonara n'eurent l'envie de jeter un œil au spectacle qui se déroulait dans leur dos.

Certains suivants de Rikard voulurent s'élancer à leurs trousses ; elles les entendirent déraper sur les plaques de glace. Les deux novices sautèrent par-dessus les buissons décoratifs, slalomèrent entre les effigies de saints congelées et coupèrent le fromage à travers l'herbe blanche du préau. Leurs robes lourdes les ralentissaient, leurs souliers plats ne crochaient pas sur les allées qui, non déblayées, avaient gelé la veille. Coup de chance, elles eurent l'occasion de se camoufler parmi une procession de leurs semblables qui se dirigeait vers la chapelle.

 

— Aurais-tu complètement perdu la tête ? s'affola Melvine, une fois qu'elles furent agenouillées au fond de la nef.

Son hululement s'amplifia, se multiplia et secoua les cierges sur l'autel, lui attirant des « chut » agacés de la part des nonnes rabougries qui y psalmodiaient. Pour que la Chouette se séparât de son calme habituel, il fallait un désastre, un inconvénient rarissime comme la disparition d'un grimoire. L'heure était grave.

— Au nom de tous les saints, qu'est-ce qui t'a pris ?

— Je ne sais pas. Son visage est trop symétrique.

Déglutissant sa salive avec difficulté, la respiration sifflante, Eleonara pianotait nerveusement des doigts sur le dallage de pierre. On avait voulu l'étrangler pour un gant et elle était tout aussi estomaquée par ce qu'elle venait de faire. Un coup de poing dans la figure. Elle ne sortirait jamais de cette affaire indemne, c'était fini. L'Abbesse la ferait couper en petits dés et la jetterait dans les écuelles des chats des cuisines.

— Te rends-tu compte de qui tu viens d'offenser ? demanda la Chouette, plus bas cette fois.

Un descendant de l'un des quinze espions, apparemment. Que le monde était petit.

— Oui, je sais, un noble...

— Aucune importance. Ce n'est qu'un fils de petit seigneur de campagne qui se voit maître du duché. Dans ce sens-là, ça aurait pu être pire. Le nom Rikard ne t'évoque-t-il donc vraiment rien ? Rikard, le galant d'Agnieszka ? J'ai fait mes recherches, moi !

— Oh. J'ai frappé le... ?

Un frisson réjoui foudroya Eleonara, sinuant entre chacune de ses vertèbres.

Agnieszka et Rikard. La peste et la brute. Évidemment. Ils étaient faits l'un pour l'autre, décidément. L'elfe s'autorisa une petite pensée noire : « Encore heureux que les vœux monastiques d'Agnieszka empêcheront toute procréation : l'humanité est déjà assez ratée comme ça. »

Un sourire maladroit et quelque peu sinistre se fraya chemin jusqu'à ses oreilles. Pendant que Melvine continuait à la sermonner, son attention se mit à vagabonder, à ricocher entre les candélabres et les vitraux qui projetaient une teinte froide, aussi givrée que l'extérieur.

Les bouts de ses doigts bleuissaient peut-être, mais à l'intérieur, Eleonara bouillonnait de joie. Comme quoi, aplatir le nez de quelqu'un avait des effets libérateurs. Ou peut-être était-ce simplement l'étourdissement de l'asphyxie qui lui faisait penser n'importe quoi.

— Il se plaindra, la prévint la Chouette d'un air fataliste.

— Je sais.

— Il se vengera.

— Je sais.

— On t'exorcisera.

— Je... hein ?

— Sœur Rosemonde voudra tenter le coup, alors prends garde. Qui sait si elle est formée pour... En gros, ça consiste en te jeter dans le puits et de te remonter seulement si...

— Je... je ne veux pas savoir, balbutia Eleonara.

Son instant d'autosatisfaction l'avait abandonnée, laissant pour trace un mal de ventre plutôt intense. Elle s'était défoulée. Bien. Maintenant, il y avait des conséquences à affronter. C'était compréhensible, mais... l'exorcisme, franchement ?

Avec une expression candide et pleine de compassion, la Chouette décolla son fessier de ses chevilles, joignit les mains, ferma les yeux et courba la nuque.

— Allez, prie avec moi. Pour que Sœur Louve ne te fasse pas arracher les yeux ou noyer dans la fontaine.

 

Sœur Melvine et Eleonara se séparèrent à la sortie de la chapelle dans l'espoir de rejoindre leurs dortoirs sans attirer l'attention. En reconnaissant Rikard, Errmund et leurs amis campés à l'entrée principale, Eleonara effectua un détour et se faufila dans le bâtiment du monastère féminin par une poterne. Avançant à pas de félin dans les corridors, elle rasait les murs quand elle perçut un accent méridien unique en son genre. Elle se figea sur place.

Sebasha d'Eméride.

Venait-elle dans sa direction ? Devrait-elle faire demi-tour ? À vrai dire, elle n'avait pas le cœur pour l'affronter ce soir.

Ce fut à cet instant-là qu'un violent coup sur sa nuque lui écrasa le nez contre le mur. Geignant sous la douleur lancinante et pulsatile qui résonnait jusque dans la moelle de ses os faciaux, Eleonara se retourna sur le qui-vive, les mains devant son visage qu'elle n'osait pas toucher.

Entre ses larmes brûlantes, elle ne put qu'entrevoir une silhouette voilée bifurquer à droite.

Les dents serrées, l'elfe laissa l'ombre s'évaporer. À quoi bon courir ou crier ? Elle savait parfaitement qui l'avait agressée.

Sensuelle dans sa démarche, Sebasha d'Éméride lui passa à côté sans la remarquer.

 

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Isapass
Posté le 31/01/2020
J'adore le fait que Elé se découvre tout à coup une passion et un don pour les langues ! En plus, comme j'ai déjà lu plus loin, je trouve que la justification de son enthousiasme (le "pont" avec Sgarlaad et Agnan) est vraiment très bien trouvé et bien expliqué. Là, je me suis dit que ses progrès étaient peut-être un peut trop fulgurants mais ça ne pas beaucoup tracassée, et comme ensuite, il y a l'explication : pas de problème.
L'entrevue avec l'Abbesse et la sœur Naimée est parfaite : dire qu'au début, sur la place des Échecs, j'avais trouvé les nonnes rigolotes... Là, on en est trèèèès loin ! C'est vraiment immonde. En plus, la gifle n'a aucune justification, si ce n'est de la mettre dans les bonnes conditions de peur et d'infériorité pour l'entretien. Est-ce que tu connais la BD Sœur Marie-Thérèse des Batignolles ? Et bien c'est comme elle que je vois sœur Naimée maintenant !
Ensuite la rencontre avec Sebasha qui ne la traite pas avec beaucoup d'égards non plus... Pas étonnant que Elé finisse par envoyer un gros bourre-pif à l'autre freluquet ! Qui a l'air d'avoir une vraie tête à claques, d'ailleurs...
Et le nez écrasé sur le mur, j'ai deviné tout de suite qui c'était, parce que ça fait très vengeance pour le nez de Rikard (œil pour œil...)
En tout cas, on ne s'ennuie pas dans ce chapitre ! Mais on voit aussi qu'Elé est de moins en moins patiente avec les humains, et que ça va finir par lui jouer des tours.
Jowie
Posté le 02/02/2020
En fantasy, le personnage principal développe souvent une sorte de talent, qui souvent, est physique (genre le combat) ou se rapporte à une sorte de magie. Apprendre des langues ouvre tellement de portes de diverses manières. Je voulais que cela devienne la force d'Eleonara pour pouvoir explorer ces possibilités là :)
C'est vrai qu'elle s'améliore vite, mais le temps passe vite aussi grâce aux ellipses :D J'avais peur de tomber dans des longueurs, mais tant mieux si, grâce à l'explication, ce passage ait été plus crédible !
Si Eleonara avait su qu'elle subirait ça avec les nonnes, je ne sais pas si elle aurait pris le voile :S Je ne connaissais pas cette BD ! Les couvertures sont épiques xD
Bien joué pour avoir deviné qui avait attaqué Eleonara !
Sorryf
Posté le 21/04/2019
Première baffe : j'étais trop triste ! c'est vraiment dégueulasse è.é
Deuxième baffe : j'étais morte de rire ! la description du perso, mon dieu XD ! bien fait pour lui !
Troisième baffe : alors là je suis un petit peu perplexe, je n'ai pas trop compris qui était la coupable ? Agnieszka ?
J'ai beaucoup aimé toute la scène avec Rikard ! Je note la présence d'Edmund qui m'intrigue toujours autant. Allié ou ennemi ?
Et j'adore Melvine ! 
Jowie
Posté le 21/04/2019
Hey Sorryf :D
Hahahah, j'aime bien la façon dont tu as résumé tes réactions aux différentes baffes xD Comme tu le vois dans ce chapitre, baffer, c'est contagieux! Et Eleonara s'est également défoulée à ses risques et périls... mais ça valait la peine, haha ! Pour la troisième baffe, c'était voulu que le coupable ne soit pas mentionné explicitement (histoire de finir sur un cliffhanger). La réponse est donnée au début du chapitre suivant, mais d'après ce que je vois, tu l'as trouvé toute seule : oui, c'est bien Agnieszka !
Eh oui, ce Errmund demeure ambigu, mais il réapparaîtra très bientôt et là, tout s'éclaircira ! En tout cas, je suis très touchée de lire que tu as bien apprécié ce passage (l'écrire était très satisfaisant aussi :D) et que tu continues à porter Melvine dans ton estime !
Merci d'être passée me lire et me donner ton avis :)
à bientôt !
Jowie
Aliceetlescrayons
Posté le 03/05/2019
Coucou,
J’ai beauuuucoup de retard à rattraper mais je m’y attèle !
Ceci dit, je vais commencer par faire ma pinailleuse : le début de ce chapitre ne m’a pas paru aussi fluide que les précédents, dans le sens où je n’ai pas saisi tout de suite en quoi le dictionnaire mikilldien pouvait être aussi important pour Eléonara. Pour moi, son obsession à elle se situe sur Hêtrefoux et tout ce qu’elle pourrait apprendre sur son peuple. Qu’elle pique le livre pour jouer son propre jeu face aux Nordistes me parait très cohérent, qu’elle se passionne soudainement pour l’apprentissage d’une langue qui ne lui est rien m’a paru moins évident.<br /> Par-contre, l’idée que l’apprentissage du mikilldien l’aide avec l’opyrien m’a parue très intéressante. Dans mon esprit, il aurait paru logique qu’Eléonara jette un œil à sa trouvaille sans être très intéressée au premier abord, puis qu’elle fasse des connexions entre les deux langues qui lui permettent de faire des progrès et, à partir de ce moment-là, qu’elle comprenne que ça lui ouvrait une porte pour mieux appréhender les civilisations qui ont détruit son peuple.
Pour le reste du chapitre, rien à dire ! Je suis restée accrochée, à la fois outrée et réjouie. Le gugusse qui s’est fait bouffer par Voulï, c’est juste sublime. Plus on lit, plus on sent que le filet se resserre de toute part sur Elé. Je me demande comment elle va se sortir de toutes ces embrouilles…
J’essaye d’enchainer avec la suite, ce suspens est trop insoutenable ^^
Jowie
Posté le 03/05/2019
Hey Alice :) !<br /><br /> Pinaille autant que tu veux; on est là pour ça ! Je trouve ta remarque sur l'apprentissage du mikilldien très intéressante! En effet, il manque le lien avec sa mission principale (rejoindre Hêtrefoux), il faut absolument que je spécifie ça ! C'est vrai qu'en ce moment, on a l'impression qu'elle ouvre le cahier et qu'elle est instantanément fascinée par la langue pour aucune raison. Merci pour la remarque !
Et je suis ravie d'entendre que tu aies apprécié le reste du chapitre à ce point et qu'il t'ait fait ressentir plein de choses, c'est super! Et oui, je ne peux pas m'empêcher de laisser Voulï mettre son grain de sel dans cette abbaye xD Tu trouves que la tension monte et qu'il y a du suspens ? On dirait que ce chapitre est un succès, ça fait plaisir, merci !
Je vais vite répondre à ton deuxième commentaire ;)
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