Ce que Cal remarque aussitôt en arrivant à Virgade, c’est cette étrange souche de cheminée qui fume mieux que les autres. Il suffit d’une torche pour l’apercevoir : du haut de la butte boisée, une sente dégringole jusqu’au rebord des Falaises Jaunes… Cal, perchée sur son cheval, compte sur ce plateau rocheux cent toits d’ardoise qui bravent les bourrasques de l’automne. De gros nuages d’orage ont fait tomber la nuit quelques heures trop tôt.
C’est une demeure éloignée, la plus proche du précipice, qui a attiré l’attention de Cal. Sa colonne de vapeur filandreuse s’en échappe d’un seul tenant et perce le ciel noir ; blanche, et bien trop droite pour un temps pareil. Car le vent fait plier sous son poids les émanations de toutes les habitations voisines…
Cal pousse un soupir de soulagement ; non, ce feu n’a rien de naturel… Ainsi, elle se trouverait au bon endroit… Cette étape de sa quête s’achève enfin.
Elle refait claquer les rênes de sa monture et s’élance, sans s’arrêter à l’auberge de Maître Brassard. Toute à sa mission, elle poursuit son boueux trajet jusqu’à cette étrange demeure qui semble défier l’horrible climat pluve… Son cheval, déjà frigorifié, devra patienter quelques heures avant de se réchauffer à l’écurie. Cal a voyagé des mois durant, par terre et par mer, pour retrouver le grand convent des Sceau et lui demander audience ; l’idée de retarder cette rencontre l’insupporte. Elle démonte, attache l’animal à l’arceau d’une barrière blanche : l’orme, dans le jardin, l’abritera pour un temps. Le cache-nez de Cal, détaché, libère un air moite qui blanchit le vide avant de disparaître. Quelques gouttes célestes en profitent pour fouetter ses joues, rougies par les épaisseurs de laines. Heureusement, elle a investi dans un pardessus pluve en cuir rembourré, aussi chaud qu’imperméable. La moitié de l’après-midi n’est pas passée que Cal se sent déjà ratiboisée. Cette bruine ! Ne s’arrêtera-t-elle donc jamais ? Les jungles de sa Fortège natale ne lui ont jamais paru aussi poisseuses. Même sa petite Livie, qui n’aime rien tant que sauter dans les flaques, déchanterait face à un crachin pareil.
Face au perron, cependant, Cal hésite. À quoi ressemble-t-elle, au juste ? Elle se rappelle soudain qu’elle n’a rien apporté pour s’apprêter : ni fard à paupières, ni coiffe, ni parfum. Avec ses bottes crasseuses, sa large sacoche et ses cheveux en bataille, elle ressemble à un bandit de grand chemin. Ses défunts parents se désoleraient de la voir ainsi… Mais tant pis ; en un an de pérégrinations, Cal a changé de peau en même temps que de pays. Elle n’a plus de maison, plus de mari, plus de patrie… Alors pourquoi ces faux-semblants ? Quand on a embarqué clandestinement sur le navire du Doge d’Arapède, combattu les pirates de l’Île Tabatière, floué les douaniers de Précipe… on peut bien affronter le jugement d’une sorcière.
Cal fait sonner la cloche de l’habitation et patiente. Une enseigne défraîchie grince, malmenée par le vent comme un instrument mal accordé. Cal peut y lire en lettres d’émeraude : « Maison Sceau : chandelles & savons ». Quelqu’un se dirige vers l’entrée…
La femme brune qui entrouvre l’œil-de-bœuf semble aussi exténuée qu’elle, et du même âge mûr ; les deux rombières échangent des saluts anxieux. Seules les particularités physiques de leurs races respectives les séparent ; les yeux des Pluves sont moins bridés, leur teint rougeâtre. Cal décide de prendre ces similarités comme un signe du destin, et épelle dans un ondéen péremptoire la phrase codée que son aïeule, jadis, lui avait enseignée :
« J’en appelle à Iseult, Ishtar, Isis, la Trismégiste, Celle dont les Noms se Murmurent dans les Abysses, pour implorer l’aide du Grand Convent de Virgade…
— Voilà peut-être un demi-siècle que personne n’avait prononcé ces mots », rouspète la Pluve qui décroche néanmoins le loquet et actionne la bobinette pour la laisser rentrer.
Cal s’essuie les pieds. Le froid qu’elle s’était efforcée d’ignorer se rappelle à elle. En se frottant les bras, elle étudie cet atelier de chandellerie où on vient de l’introduire et cherche la source de fumée suspecte qu’elle avait repérée au-dehors… Cela ne lui prend guère de temps : un chaudron bouillonne dans la cheminée en basalte. La dame débarrasse son hôte de son pardessus ruisselant, qu’elle accroche poliment à une patère. Quant à la sacoche, Cal préfère la garder sur elle.
Soudain, à l’autre bout de la demeure, une voix indignée et enfantine braille :
« M’MAAAN. Isauror, il a gribouillé sur TOUT MON DESSIN !
— Je suis occupée, s’irrite celle que Cal suppose être sa mère en refermant la porte. Il faudrait apprendre à régler tes problèmes tout seul, Alphée ! C’est toi l’aîné !
— Mais M’maan ! Il écoute PAS !
— Alors sois plus convaincant ! Débrouille-toi ! »
D’une voix plus douce, Palmyre reporte son attention sur Cal et murmure deux mots en guise d’excuses : « des jumeaux. » Comme si cela suffisait à tout expliquer. Elle arbore ce genre d’expression pincée et faussement gênée dont les parents ont le secret. Un sourire qui semble signifier : « ce sont d’abominables morveux, mais ce sont les miens… Critique la manière dont je les éduque, et je te dévisse le crâne. »
Cal se contente de hocher la tête ; depuis un an, les ambiances familiales la mettent mal à l’aise. Elle s’en tient aussi éloignée que possible.
L’odeur acidulée et âcre du chaudron s’agglutine à chaque breloque de la pièce confinée ; des cierges, mais aussi quelques savons… et des sceaux à cacheter, bien sûr. Les légendes qui entourent les sorcières du clan des Sceau ont bercé l’enfance de Cal ; aussi elle s’imaginait que leur nom faisait référence, par métaphore, à un genre de talisman. Pas à leur profession. Est-ce de la cire qui mijote dans ce grand pot en fonte ? Les flammes de l’âtre gigantesque constituent l’unique source de lumière dans cet intérieur… Chaque bibelot projette sur les murs une ombre démesurée, et leurs contours déformés y dessinent des silhouettes monstrueuses. La bonne femme, qui retourne déjà à son fourneau, s’impatiente :
« Alors, on prend racine ? Fais-moi ta demande… J’ai encore beaucoup de ménage à faire. »
Cal frisonne de plus belle ; dans cette semi-pénombre, son hôtesse a quelque chose d’inquiétant. Avec cet énorme nez crochu au milieu de son visage et ces hardes sombres, les termes « oiseau de mauvais augure » ou « harpie » viennent naturellement à l’esprit. Ses longs cheveux noirs et raides accentuent la forme circonflexe et hiératique de ses sourcils. Mal à l’aise, Cal émet une requête dont elle redoute déjà la réponse :
« Mes hommages, ô magicienne… Et merci de m’avoir accueillie en ta demeure. Je m’appelle Calpurnia Battelac. Daigne, s-il-te-plaît, m’accorder une audience avec la grandissime Hérodiade Sceau.
— Hérodiade ? L’est morte depuis trente ans, lâche l’occupante du logis. Je suis sa fille, Palmyre.
— Ah. Mes condoléances pour cette perte terrible… Les nouvelles ne circulent pas vite, dans mon pays. Qui est donc la nouvelle suzeraine du Grand Convent de Virgade ?
— Mais quelle question, s’offense ladite Palmyre. Moi ! Bon, assieds-toi. »
Cal s’inquiète : doit-elle croire à l’efficacité de cette prétendue sorcière ? Celle-ci ne rappelle en rien l’histoire que l’aïeule du village lui racontait pratiquement chaque soir… « Le rapt d’Harsiesi ». Dans ce conte de fée fortégien, la grandissime Asasé avait volé à la lune quelques-uns de ses rayons pour se broder une robe diaphane et argentée, et la sertir d’étoiles… Le Dieu-Lune, revanchard, lui avait ensuite enlevé ce qu’elle avait de plus cher : son fils, Harsiesi. Mais Asasé Sceau, déterminée, avait déchiré son vêtement pour en faire un lasso magique. Ainsi elle était parvenue à rattraper au vol son enfant, pour l’aider à redescendre sur Terre. Les restes du cordon, oubliés dans le ciel, avaient plus tard formé la Voie Lactée…
Palmyre, elle, porte un pantalon taché en toile de jute et une chemise informe. Une fourchette aux piques cassées maintient son chignon en place.
La femme s’approche du chaudron, y remplit à la louche un bol. Solennellement, elle tend ce liquide opaque et clapotant à Cal. Cette dernière accepte la mixture blanchâtre avec des doigts précautionneux, et pas seulement par crainte de se brûler. Elle n’est pas dupe ; la magicienne entend l’envoûter, par le biais d’un philtre, pour s’assurer qu’elle ne la trahisse pas. C’est de bonne guerre. Mais si Cal doit rester inconsciente plusieurs heures, mieux vaudrait qu’elle règle certaines affaires auparavant… Aussi, elle s’enquiert :
« Veuillez d’avance m’excuser si ma question paraît impertinente, ô grandissime Palmyre, mais, heu… Que m’arrivera-t-il lorsque je boirai cette potion ?
— Rien, s’esclaffe la sorcière. C’est de la soupe ! Pour les petits… Tu grelottes, ma pauvre !
— Ah… Merci. »
Cal est presque déçue. Mais elle soupçonne tout de même qu’un symbole ésotérique se cache derrière ce présent… Dans son pays natal, le rituel de l’hospitalité est le plus sacré qui soit : accepter la nourriture d’une maisonnée, c’est s’astreindre à certains devoirs envers ses hôtes. Ceux qui violent ces interdits sont soumis aux pires tourments dans les flammes de l’Enfer… La tradition doit également s’appliquer en Pluvède, ou en tous les cas dans le milieu des sorciers de ce pays.
« Tu as beaucoup de chance, pérore Palmyre. Cette marmite est un vieil objet magique, très puissant… Consommer un met préparé en son sein est un privilège réservé aux plus méritants. Le légendaire Pot-Étalon, à en croire mes ancêtres. Ta mère-grand t’a enseigné le mythe du Pot-Étalon, j’imagine ?
— Pas du tout », répond machinalement Cal.
Mais lorsqu’une seconde de vexation assombrit le visage de son interlocutrice, elle se maudit aussitôt et se rattrape :
« Enfin, heu… Ce doit être une légende pluve.
— Assurément, se rengorge l’occultiste. Puisque tu dois le savoir, c’est tout simplement le premier pot jamais forgé, rien que ça ! C’est donc l’aîné des chaudrons, leur roi… Les potions qu’on prépare dans cet artefact sont les plus efficaces de toutes ! C’est qu’il a autorité et préséance sur toutes les marmites de la Terre… Aucun de ses sujets n’oserait lui voler la vedette. On dit qu’il communique avec chacun d’eux, et qu’il gouverne de loin tous les fourneaux. »
Cal ignore quel crédit il faut accorder à ces affirmations… quoique la fumée produite par cette marmite n’obéit pas aux lois naturelles. Un peu rassurée quant aux compétences de Palmyre, et somme toute contente de se réchauffer, elle approche ses lèvres du potage.
Sitôt qu’elle aspire la mixture, cependant, elle grimace. L’odeur vaguement piquante aurait dû lui mettre la puce à l’oreille. Cal a parfois dû tolérer certaines nourritures immondes durant son périple, et n’a pas fait bonne chère depuis des mois ; mais on n’est jamais sûre d’avoir vu le pire. Cette substance, sa petite Livie l’aurait recrachée direct.
« Ma recette personnelle, sourit Palmyre avec fierté. Topinambours, radis, rutabagas, navets et salsifis. Pas mauvais, hein ? »
Certes, mais ce n’est pas bon pour autant. En fait, ça n’a absolument aucun goût…. C’est un exploit, un véritable affront aux papilles. Palmyre est la plus fade cuisinière de la planète ; et comme toutes les véritables incompétentes, elle ne s’en rend pas compte.
« Je n’ai jamais rien savouré de pareil », improvise Cal en reprenant une gorgée de cette eau chaude.
Si Palmyre a détecté son sarcasme, elle n’en laisse rien paraître.
Cal repense aux oignons sauvages de son village, au ragoût qu’elle faisait mijoter chaque soir dans cette hutte qu’elle avait construit avec son mari Quintus. Elle adorait la cuisine, leur petite Livie… Toujours à lécher la cuillère en cachette, avec son adorable frimousse ! Même dans les périodes de disette, elles avaient toujours trouvé le moyen d’agrémenter l’ordinaire : anis, thym, sassafras… et toujours un peu d’harissa. Cal mettait un point d’honneur à transmettre à Livie les recettes de sa grand-mère. Leur soupe n’était pas toujours bien épaisse ; mais au moins, elle avait une saveur.
À ce moment, à l’étage, retentit une seconde voix puérile :
« M’MAAAN ! Alphée, il m’a TAPÉ DESSUUUS !
— Arrête de rapporter, crie la maîtresse des lieux dans cette direction. Je t’ai déjà dit cent fois que personne n’aime les balances, Isauror !
— Mais M’maaan ! Tu vas pas le punir ?
— Bien sûr que si, ce n’est pas la question ! Maintenant laisse-moi tranquille, j’ai une cliente. Enfin… une invitée.
— Je fais quoiii, alooors ?
— Eh bien, tu n’as qu’à le taper pareil, je ne sais pas !
— Madame, intervient Cal dont la patience fond de seconde en seconde. Nous devrions peut-être nous isoler pour, heu… ne pas déranger vos jumeaux ?
— Ça me fera des vacances », acquiesce sans difficulté Palmyre qui s’en va claquer la porte de l’étage.
Ensuite elles prennent place dans deux bergères au coin de l’âtre. Tandis que la magicienne remue les braises d’une pique, celle-ci s’étonne :
« Ton ondéen a quelque chose de râpeux. Cet accent… fortégien, je crois ?
— Des marais du Noirlac, oui. Beaucoup de colporteurs étrangers préfèrent y passer pour éviter la douane du détroit chryséen… Mon mari et moi-même sommes… enfin, étions bateliers. À force de discuter avec les gens de votre pays, nous avons appris votre langue.
— Ma parole ! Tu nous arrives de l’autre bout du monde…
— Votre clan aussi, rappelle Cal. Il y a deux-cents ans, ce sont mes ancêtres qui vous embarqués sur leurs barges. Ils fuyaient les bûchers. Vous n’avez plus jamais mis les pieds en Fortège… Mais encore aujourd’hui on se souvient des prodiges de votre Grand Convent ! Malgré l’éloignement, nous avons gardé vos secrets… Nous nous considérons toujours comme vos obligés.
— Moui, maugrée Palmyre. Des barges, dis-tu ? Ça me rappelle vaguement quelque chose. »
L’enchanteresse n’a pas l’air dupe ; si Cal lui fait cette leçon d’Histoire, c’est pour lui rappeler ses propres devoirs. Sauver la vie d’un clan de sorciers n’a rien d’anodin… Cette dette symbolique a un caractère sacré, et se transmet aux descendants de l’un et l’autre camp. Tant que Cal émet une requête raisonnable, Palmyre ne saurait la refuser de but en blanc… À moins de ruiner sa réputation dans le monde des esprits, car tout s’y sait.
Cal la tient, c’est maintenant ou jamais. Elle se lance enfin :
« J’aurais besoin que vous me trouviez quelqu’un.
— Prends la première à droite en sortant, se gausse Palmyre. Tu trouveras la taverne de Maître Brassard… Il y a là quelques jeunes veufs esseulés qui ne te jetteront pas du lit.
— Je suis mariée, s’indigne aussitôt Cal.
— Et alors ? Moi aussi, se plaint la rombière. Ça ne veut rien dire. Un bon conseil : si tu dois reprendre un époux, évite les marins. Le mien n’est jamais là. Tous ces voyages au long cours… “Une femme dans chaque port ”, qu’on m’avait dit : “tu seras la reine des cocues.” Si seulement ! Fidèle comme un chien, mon Hubert… Et têtu, avec ça. Il pêche des semaines durant… Et moi, dans tout ça ? Je me morfonds, et ma couche reste froide. Si au moins il me trompait, je pourrais prendre un amant sans me déshonorer ! Avec sa fierté mal placée, Hubert me pousse au crime… pour que je faute la première et passe pour une dévergondée ! Mais je ne me laisserai pas manipuler si facilement, oh que non ! Tu n’es pas d’accord ? »
Cal n’a dignifié cette complainte d’aucune réaction. Ce n’est pas très urbain de sa part, mais elle n’a ni bravé les éléments ni passé la frontière pour échanger des ragots. Un peu honteuse, la matriarche ramasse son châle contre elle et toussote :
« Pardon. Je n’ai pas grand-monde avec qui discuter, en ce moment, et… Bref. De quoi parlions-nous, déjà ?
— J’aurais besoin que vous localisiez quelqu’un pour moi, éclaircit Cal. Avec votre magie.
— Non. »
Je continue ma lecture !
J'ai toujours eu du mal à mettre en scène les enfants, alors je me suis réfugié dans l'humour avec les jumeaux Isauror et Alphée.
J’ai tout de suite été embarquée dans cette ambiance entre pluie, sorcellerie et quotidien râpeux. Cal est hyper attachante dès les premières lignes : fatiguée, trempée, obstinée, mais déterminée jusqu’au bout. Et Palmyre est une rencontre à la fois comique, étrange et pleine de potentiel dramatique. J'adore ce mélange d’archaïsme et de trivialité, de pouvoir caché sous une couche d’épuisement domestique.
Le décor est riche, vivant, et les dialogues sont excellents : vifs, drôles, parfois acides. L'univers semble à la fois familier et chargé de mythes qu'on a envie de découvrir.
Bref, hâte de voir où tout ça mène… même si pour l’instant, c’est "non" ! ;))
Palmyre est par ailleurs un des personnages qui apparaîtront dans le roman que je publierai chez le Héron d'Argent en 2026. ^^
Et chez le Héron d’Argent en plus, c’est une super maison, je suis vraiment ravie pour toi.
Maintenant je vais lire Palmyre avec encore plus d’attention… et de soupçons ! Hâte de voir ce que tu caches derrière ses jupes informes et sa soupe infâme haha
Franchement, si l’univers du roman ressemble à ce début, il y a de grandes chances que je me laisse tenter à sa sortie !
Félicitations ! :D