Femme au Foyer (nouvelle, partie 2/4)

Palmyre n’a pas élevé la voix, cette fois-ci. Ses prunelles, intraitables, contemplent sa visiteuse avec une souveraine indifférence. Cal sent son estomac se nouer, et bégaye :

« C-Comment ça, n-non ?

— Tu m’as très bien entendue. Je peux exaucer toutes sortes de vœux… Mais je ne révélerai en aucun cas la cachette d’un individu, même à la descendante d’un peuple qui a protégé ma famille.

— M-Mais enfin ! Je ne c-comprends pas…

— Mes ancêtres ont été torturées par la noyade, emprisonnées, brûlées vives. Encore aujourd’hui, le Comité de Salut Public déploie ses espions pour nous traquer. Nous sommes des fugitives, des parias. La discrétion est notre seule armure. Alors, avec ce douloureux passif… Nous, les Sceau, nous avons toujours ressenti une certaine solidarité à l’égard des clandestins. Lorsque quelqu’un ne veut pas être trouvé, c’est souvent pour une bonne raison. Je me fiche de qui tu cherches, mais je ne prendrai pas le risque que tu lui fasses du mal… ou le mettes en danger par ton inconséquence.

— Certaines personnes veulent qu’on les retrouve ! »

Cal s’est relevée tout en criant ces mots. Face à cet éclat, son interlocutrice sursaute. Voilà, c’est fichu. Palmyre va la prendre pour une demeurée… Alors Cal porte ses mains à son visage, tente de contrôler ses émotions ; trop tard, hélas. Sa bouche articule d’elle-même :

« Ma fille. Ma Livie… Je ne sais pas où elle… Perdue. Je l’ai perdue. Ma faute… C’était ma faute. J’avais le dos tourné, et… Je ne sais pas qui l’a enlevée, vous comprenez ? J’ignore qui la… qui la “possède”, en ce moment. Vous parlez d’aider les opprimés, mais vous êtes aussi une mère, non ? Vous comprenez ces choses-là. Il faut que je la retrouve… avec votre lasso d’argent étoilé ! Comme votre ancêtre Asasé, lorsqu’elle a secouru son fils Harsiesi !

— Isis, la corrige Palmyre. C’était Isis Sceau, dans le conte que me racontait ma mère… Et l’enfant s’appelait Horus.

— Peu importe, explose Cal. C’est clairement la même histoire, non ?

— Heu… Probablement, oui. »

D’un air embarrassé, Palmyre se gratte le crâne. Cal, tout en reniflant, lui adresse son regard le plus pitoyable. Son interlocutrice soupire alors :

« J’avais huit ans lorsque Maman… pardon, lorsque la grandissime Palmyre nous a quittés. Alors, forcément, elle n’a pas eu le temps de parfaire mon éducation occulte. Bon… Je ne vais tout de même pas te laisser sur la paille. Dis-moi plutôt comment ce malheur t’est arrivé ? »

Satisfaite de ce sursis, Cal demeure néanmoins trop nerveuse pour se rasseoir. Elle doit par tous les moyens attiser l’intérêt de cette sorcière ; plutôt que de la faire culpabiliser… Non, une chose à la fois. Elle doit se râcler la gorge, se remémorer ce discours qu’elle a répété mille fois, au fil de sa quête. Tout en s’appuyant au manteau de la cheminée, Cal entame son récit :

« Êtes-vous au courant de ce qui se passe en Fortège ?

— J’avoue ne pas m’être tenue au courant des évolutions de la dernière guerre…

— Pas la peine de vous excuser, c’est plus ou moins la même depuis cent cinquante ans. Sauf que cette fois-ci mon village, Paltuve, s’est retrouvé pile sur la zone de front entre les soldats de Pèbre et d’Arapède. D’ordinaire, c’est un comptoir assez tranquille… vu que les étrangers ne résistent pas à la piqûre des mouchetiques qui infestent nos jungles.

— “Moustiques”, tu veux dire ?

— Non, non, “mouchetiques”. Des tiques volantes, qui vous filent des secousses en même temps qu’elles vous empoisonnent…

— Charmant, grimace Palmyre.

— Je ne vous le fais pas dire. Autant dire que c’est une région ingrate, personne n’en veut… Alors, même si nous obéissons nommément à la cité d’Arapède, ça n’a jamais été que de très loin. »

Cal marque un temps. Pas d’interruption de la part de Palmyre ; celle-ci, peut-être par instinct, a croisé les mains contre son ventre. S’en rend-t-elle compte ?

« Je ne sais pas comment ils ont fait, continue Cal. Mais des savants havragnols ont trouvé un traitement contre la fièvre des marais, récemment… Et ils l’ont vendu aux Pébriens. Ça nous a pris de court. Des soldats du Doge d’Arapède sont venus au village pour réquisitionner des vivres… Ils étaient armés jusqu’aux dents, on ne pouvait pas refuser. C’est là qu’ils ont nous appris que l’armée pébrienne était à nos portes. Comme nous avions pris parti avec ce ravitaillement, c’était une question d’heure avant que les soldats ennemis rayent notre village de la carte…

— Et vous avez fui ?

— C’est ce que certains d’entre nous ont proposé, au départ… Mais Quintus pensait aussi à l’après.

— Quintus ?

— Quintus, mon époux. On ne se faisait pas d’illusions sur la bonté d’Arapède. Ses élus n’ont jamais été tendres avec les réfugiés, et ils ne nous considèrent comme leurs compatriotes que lorsque ça les arrange. Partir, c’était mourir. Alors Quintus a dit aux anciens du village que puisqu’on s’était déjà engagé dans cette histoire, ça valait mieux d’y aller jusqu’au bout. De proposer aux militaires arapédois une alliance pour tendre une embuscade aux Pébriens. Construire des douves avant l’invasion… Les guider dans la mangrove, surtout. Je n’ai pas osé protester. Quintus disait que la meilleure défense, c’était l’attaque. Pourtant… »

Palmyre, comme fascinée, suit Cal du regard tandis qu’elle fait les cent pas d’un bout à l’autre de l’atelier, ponctue ses péripéties de grands gestes de bras. Sa voix, chevrotante, oscille entre différents volumes :

« On m’a… assignée à la pose des pièges. J’ai dit à Livie de se cacher dans notre hutte, sous le lit de camp, et de ne sortir que si elle entendait une voix qu’elle reconnaissait. Elle avait déjà dix ans. À l’époque, j’entends. Les autres enfants assez grands pour manier des outils devaient venir avec nous pour tailler le bois et nouer les ganivelles des palissades, mais… elle avait tellement peur de tout, depuis toujours ! Du noir, des eaux troubles, du tonnerre… Même des histoires d’alligarous. Alors… je n’ai pas osé l’exposer au danger. Les autres parents l’ont mal pris, d’ailleurs ! Mais on n’avait pas le temps de se disputer.

— Je vois, s’émeut Palmyre. Vous vous êtes fait massacrer…

— Non, rétorque Cal d’un rire jaune. Justement, tout s’est passé très vite. Il y avait deux fois moins d’adversaires que prévu… et ils étaient blessés, mal équipés. Ces Pébriens se sont rendus dès qu’ils ont compris qu’ils n’avaient plus l’avantage de la surprise. Pas même un mort de leur côté ou du nôtre, juste des blessés. C’est lorsqu’on les a interrogés qu’on a commencé à s’inquiéter. En fait, la moitié de leur armée était constituée de mercenaires. D’anciens brigands erriens, croyez-le ou non. Sauf qu’ils venaient de déserter à la suite d’un défaut de paiement… En laissant leurs anciens compagnons à notre merci. »

Silence. Palmyre s’est arrêtée au milieu de la pièce, les yeux dans le vide. La gorge sèche, elle ne parvient à reprendre qu’après un long moment :

« J’ai compris de suite. Quintus et moi, on a couru de toutes nos forces jusqu’au village… Paltuve n’avait pas été rasé, mais vidé. Ils nous ont tous pris, ces soudards, pendant qu’on se battait dans le bayou ! L’argenterie, les bijoux, les lettres de crédit… Et Livie n’était plus là. Ils ne l’ont même pas laissée emporter sa poupée de chiffon ! Quintus et moi avons fouillé partout dans l’arrière-pays, mais… les battues n’ont rien donné.

— C’est… horrible », s’exclame Palmyre.

La sorcière ne dit rien d’autre. Peut-être que cela vaut mieux.

Cal respire un grand coup ; chaque fois c’est pareil, lorsqu’elle en arrive au passage de la disparition, elle sent monter en elle un haut-le-cœur… Ce qu’elle peut être cruche, des fois ! Elle a déjà capté l’attention de son auditoire, le temps des sentiments est révolu. Il lui faut retrouver sa contenance…

« Voilà, lâche-t-elle. Ça, c’était il y a un an. On a essayé de les rattraper, vraiment. Mais ça ne nous a pas beaucoup avancé. Cette guerre n’est qu’un chaos illisible, les compagnies d’épées-louées se font et se défont du jour au lendemain… Et les registres disparaissent aussi vite que ceux qui les tiennent. Des guerriers qui ont pillé notre village, on n’en a pas retrouvé un seul de vivant. C’est un métier lucratif… mais dangereux. Je ne serais pas étonné qu’ils soient tous morts aujourd’hui… Qu’ils brûlent tous en Enfer, ces monstres !

— Tout espoir n’est pas perdu, songe à haute voix Palmyre. Ta fille est probablement vivante… L’hypothèse la plus probable, c’est qu’ils ont embarqué Livie comme esclave sur le marché noir ?

— Certes, s’agace Cal. Sauf que ces les trafiquants brûlent les papiers de leurs victimes, vous comprenez ? Et ils ne s’embêtent pas pour noter la marchandise avec précision : “fille, dix ans, sait faire cuisine, parle forrois.” C’est tout ce qui intéresse leur comptabilité… Et des enfants répondant à cette description, il y en a des centaines dans leurs caisses ! Je crois bien avoir écumé toutes les “foires aux bestiaux” de Fortège… De toute façon, ça ne sert plus à rien, admet-elle en sentant remonter en elle le désespoir. Livie est probablement dans un autre pays, maintenant. J’ignore lequel. Il me faut une piste, vous comprenez ? Juste un indice. J’ai besoin de vous. »

Palmyre, toujours calée dans sa bergère, se triture les ongles ; son regard s’est fait fuyant. Bons dieux, qu’elle est longue à se décider ! La première question qui sort de sa bouche, cependant, déconcerte Cal :

« Et où est ton mari ?

— Hein ? Pourquoi, c’est important ?

— Je demande, c’est tout.

— Quintus n’est plus avec nous, lâche Cal.

— Ah. Toutes mes condoléances… Pardon !

— Non, non… Il nous a quittées, c’est la vie. J’ai d’autres soucis bien plus graves. »

Les sourcils circonflexes de Palmyre se froncent alors d’un quart de tour ; cette réponse n’a pas l’air de la satisfaire, mais elle n’insiste pas. Et c’est tant mieux, car Cal n’aurait guère apprécié cette indiscrétion ; diantre, faut-il toujours qu’on résume une femme à son époux ? À moins que la magicienne ne s’inquiète de la stabilité de sa situation…

« J’ai de quoi payer les frais éventuels, anticipe Cal. Puisque que j’ai vendu notre maison de Paltuve… Bon, le gros de la somme est parti dans le voyage, mais il reste pas mal d’argent.

—  Quoi, s’exclame Palmyre d’un ton embarrassé.

— Au besoin, nous trouverons un usurier. Je travaillerai, je rembourserai petit à petit… Je suis encore jeune…

— Cela… ne sera pas nécessaire.

— J’ai quelques effets personnels de Livie, ajoute Cal qui désigne du doigt la besace sur la patère. Son foulard en soie, par exemple… Il a échappé aux pillards. Il n’y a plus son odeur dessus depuis longtemps, mais pour une offrande aux démons, ce sera sûrement utile… Non ?

— Ce n’est pas le problème…

— Regardez, triomphe-t-elle en montrant l’aumônière sur son ceinturon. Dans ma tribu, on garde précieusement les dents de lait… Nous avons donc un morceau de son corps, peut-être qu’un sort /

— CALPURNIA » se lamente Palmyre qui s’enfouit le visage dans les mains.

Les ombres des bougies froides tressaillent sur les murs, malmenées par le feu de l’âtre. Cal tremble. Ses poings se serrent. Non, pas ça. Elle n’a pas fait tout ce chemin pour en arriver là…

« Je suis… tellement navrée, l’implore Palmyre. Vraiment. Je ne peux rien pour toi.

— Mais bien sûr que si, s’exaspère Cal. La légende d’Asasé… Enfin, d’Isis… Celle qui nous vient de votre famille ! Le lasso d’argent étoilé, celui qui permit à la Déesse de retrouver son fils après son enlèvement ! Vous avez admis que vous la connaissiez !

— Bien sûr, mais…

— C’est une métaphore, la coupe Cal en levant les bras. Pour représenter un sortilège de localisation. Les étoiles ont, de tous temps, servi aux marins à se repérer sur les mers déchaînées ! Elles peuvent bien servir aux mères à retrouver leurs enfants… Votre famille a ce pouvoir, vous vous le transmettez de génération en génération ! Ne le niez pas !

— Un symbole, grimace l’enchanteresse. Certes. Mais ton interprétation n’est pas la bonne. Tu oublies l’essentiel : le mythe d’Horus, ce n’est pas l’histoire d’un simple amour filial… c’est avant tout celle d’une sorcière et de son apprenti. Les capacités surnaturelles se transmettent, effectivement… C’est ce phénomène qu’on appelle l’Ichor : le sang divin. La puissance magique de mon ancêtre sommeillait donc dans le cœur de son enfant, parce qu’elle l’avait déversée en lui pour en faire son héritier spirituel… et ce bien avant son enlèvement.

— Qu’est-ce que ça change ?

— Ce que je veux dire, c’est qu’Isis, dans cette légende, n’a jamais cherché son fils. Elle s’est contentée de se concentrer sur son propre pouvoir, pour en remonter la trace… C’est ce que le Dieu-Lune n’avait pas prévu. Ce lien spirituel et mental qui lie l’esprit du mage avec celui de son élève, à travers l’Astral. »

Les paumes de Cal retombent le long de ses flancs. Sa cervelle anéantie voudrait se réveiller de ce mauvais rêve, mais son hôtesse conclut avec désarroi :

« Si mon apprentie se perdait, je serais en mesure de la retrouver… Mais ce rituel ne saurait retrouver un individu dénué de pouvoirs magiques ! Les Sceau n’ont pas cette capacité… Si c’était le cas, peut-être régnerions-nous sur le monde à l’heure actuelle ! Je ne dis pas que c’est impossible ; peut-être qu’un autre clan de sorciers possède un sortilège plus puissant, plus adéquat… Mais j’en doute fortement. Tu as toute ma sympathie. »

Cal ne sent plus ses jambes.

Sa gorge et son cœur ont sauté une respiration. Elle s’effondre aussitôt, se rattrape juste à temps aux briques de la cheminée ; les yeux hagards, elle porte la main à son visage pour retenir un cri. Palmyre, apeurée, s’est aussitôt levée pour la secourir ; maintenant elle l’entoure de ses bras, de peur qu’elle ne retombe.

« Ça va, la remercie Cal qui la repousse d’une main levée. Je dois juste…

— Tu es livide, l’interrompt Palmyre d’un ton soucieux. Oh, mes aïeux… Je ne peux imaginer ce que tu ressens.

— Pas la peine, lâche Cal qui se remet déjà à farfouiller dans son escarcelle.

— C’est une grande humiliation pour le clan des Sceau. Nous avons failli aux attentes que nos anciens protecteurs avaient placé en nous ! Si je puis faire quoi que ce soit pour t’assister, d’une autre manière…

— D’accord, ordonne Cal en lui tendant un minuscule écrin à bijou. Pouvez-vous m’ouvrir ceci, je vous prie ?

— Oh, bien entendu ! »

Sitôt que la magicienne obéit, cependant, la salle retentit d’un vrombissement. Face à la boîte vide, Palmyre s’exclame :

« Qu’est-ce que… AÏE ! »

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