Femme au Foyer (nouvelle, partie 4/4)

Entre les cimes des arbres, une silhouette noire et inquiétante est apparue.

Ses ailes sont celles d’un grand oiseau de mer, qui bat des ailes pour se maintenir en l’air… Mais son corps est celui d’une adolescente. Les pieds flottent sans prise sur la moindre branche, comme ceux d’un fantôme sous son linceul. Cal, malgré la distance, distingue ses deux yeux qui brillent sous le clair de lune : deux touches de couleur bleue, infiniment bleue…

Cette forme ténébreuse se rapproche, inexorable.

« Je te présente Héroïde, susurre Palmyre dans son dos. J’ai trois enfants, ma pauvre amie… Pas deux. Comme si j’allais transmettre mon art occulte à des garçons ! Le convent des Sceau est plutôt matriarcal. »

Le cri d’un rapace déchire le ciel, assourdissant.

Cal, par réflexe, voudrait porter les mains à ses oreilles ; mais la droite lui échappe sans qu’elle ne puisse rien y faire. Le cheval, aussi terrorisé qu’elle, s’en déjà enfui. Entraînée par la laisse qu’elle n’a pas songé à lâcher, Cal chute sur le sentier. Son visage prend la texture et l’odeur de la boue… Elle piaille de douleur. Les cailloux ont cabossé sa chair sous l’épaisseur du manteau. Affalée, trempée, Cal relève la tête et voit avec horreur sa monture s’échapper à travers les bois… Palmyre sur son dos.

Pas ça !

Déçue, en larmes, Cal s’aperçoit in extremis qu’un vent terrible s’est mis à souffler entre les arbres. Elle bascule juste à temps, d’une roulade ; une forme immense manque de la bousculer. La fille ! Cette monstrueuse gamine a bien failli l’emporter entre ses serres. Et voilà qu’elle remonte déjà, ailes déployées, pour tenter un nouvel assaut…

Cal ne perd pas une seconde. Elle se redresse, s’échappe ; Palmyre, elle doit retrouver Palmyre… Si elle se sert de sa proie comme d’un bouclier humain, sa fille n’osera plus l’attaquer. Alors Cal court à toutes jambes, repère deux troncs mitoyens. L’ouverture est trop étroite pour l’ange monstrueux ; d’un bond, Cal parvient à éviter une nouvelle attaque. Le vent a emporté son chapeau ; tant pis. Elle serpente d’arbre en arbre. Pourvu que ces feuillages la dissimulent aux yeux de son adversaire… Bon sang, si seulement elle pouvait repérer des traces des sabots !

Elle saute sur une racine, jette un coup d’œil latéral ; elle ne voit arriver son second attaquant qu’une seconde trop tard. Un petit garçon aux cheveux noirs… La matraque de ce nouvel ennemi s’abat sur sa jambe gauche, sans autre forme de procès. Hurlante, Cal s’affaisse et dégringole. Elle a tout juste le temps d’entrevoir le visage courroucé d’Alphée ; où serait-ce Isauror ? Peu importe ; elle a repéré un point faible. L’enfant veut la frapper encore et encore. Celui-ci s’est élancé trop tôt vers elle ; d’un coup de pied de sa jambe valide, Cal le frappe en pleine poitrine. Il retombe à son tour, s’étale contre une souche. Tout en rampant vers lui, Cal en profite pour retirer à nouveau le coutelas de son fourreau ; un otage en vaut bien un autre… Le gamin a lâché sa matraque sous le choc ; il crie lorsque Cal se saisit de lui pour lui couvrir la bouche. Tout en élevant sa lame…

« Sale morveux, peste-t-elle. Je vais devoir envoyer un message plus éloquent à celle qui t’a chiée ! »

Un œil, juste un œil… ça devrait suffire.

Sous sa poigne, la moitié de visage de sa proie est méconnaissable. Un instant, elle croit reconnaître le nez en trompette de Livie. Le front aux cheveux dégoulinants de Livie. Le regard terrorisé de Livie.

Non, rien de tout cela n’est réel. Elle doit absolument se reprendre…

Mais ses mains tremblent trop.

Que lui arrive-t-il ? Elle tente d’agripper le couteau à deux mains, mais ne parvient qu’à empirer la situation ; la lame s’échappe de sa poigne, se plante dans l’humus à deux pouces de sa victime. Cal se recroqueville sur elle-même, les mains sur le ventre. Elle voudrait vomir. Ses yeux se referment, son sang s’agite dans ses veines…

« Je ne voulais pas, se met-elle à gémir. Je ne… »

Sa phrase se termine sur une imprécation muette ; quelque chose vient de la frapper à la tempe. La souffrance emplit tout son univers. Les couleurs disparaissent autour de Cal, qui plonge dans un néant profond.

Au bout d’un moment, elle se croit morte. Peut-être aurait-elle dû nourrir une dernière pensée pour… Pour qui, au juste ? Et pourquoi ?

Rien ne lui répond.

Lorsqu’elle réémerge enfin, Cal sent des rets autour de ses talons. Allongée de force sur une surface molle, elle tente de se relever… mais une douleur lancinante dans sa jambe gauche lui arrache un cri perçant. Elle plisse les yeux, les rouvre à grand-peine et découvre le lit aux piliers desquels on a attaché ses pieds. À la fenêtre de cette petite chambre, un rai de soleil s’immisce malgré les rideaux tirés. Devant Cal apparaissent deux figures sévères et attentives : une femme brune et une adolescente à l’air revêche, qui ne lui ressemble qu’à moitié. Derrière elles, farouches, deux jumeaux noirauds semblent prêts à bondir sur Cal : l’un tient une massue, l’autre une petite arbalète.

Cal glapit de peur, tente de repérer une sortie ; quelque chose d’acide lui brûle le côté droit du crâne… Elle y porte la main et n’y trouve aucune oreille ; un bandage recouvre sa blessure.

« Isauror a manqué ta cervelle d’un centimètre, explique Palmyre d’un ton cinglant. Il a toujours eu ce léger strabisme… Dommage ! Si ça ne tenait qu’à moi, ton corps serait déjà déchiqueté par mes chiens… Et ton âme dériverait dans les Limbes de l’Astral pour l’éternité. Malheureusement, dans la vie, on ne peut pas toujours faire ce qu’on veut. Parfois, on est obligé de prendre de la hauteur, de donner l’exemple… Pour l’éducation des enfants. »

Elle se tourne d’un air entendu vers sa fille, qui baisse la tête. Lorsque ladite Héroïde maugrée une réplique provocatrice, sa mère la fait taire d’un doigt impérieux puis lui montre la porte. L’adolescente serre les dents, puis jette un dernier regard de vers haine vers leur hôte avant de repartir.

Cal sent les larmes lui monter aux yeux ; bon sang, cette mégère ne va tout de même pas l’épargner ? Palmyre sait pourtant que Cal n’a plus aucune raison de vivre. Pendant qu’elle mesure l’ampleur de cette cruauté, les jumeaux retrouvent toute leur vivacité et s’agrippent aux jupes de leur mère.

« J’ai pas laissé brûler la soupe, M’man ! Regarde, pépie l’enfant à la matraque. Et même que j’ai laissé Isauror touiller et lécher la cuillère ! On a été très sages, t’as vu ?

— C’est gentil de ta part de m’aider, sourit Palmyre à Alphée. Et toi aussi, Isauror.

— M’man, s’enquiert le minuscule arbalétrier d’une voix suraiguë. Est-ce que Papa, il va tuer la folle ?

— Ah, mes aïeux, je n’y avais pas pensé, s’exclame sa génitrice qui reporte alors son attention sur Cal. Isauror a raison, il faut vraiment que tu sois partie de Virgade d’ici trois jours. Le bateau de mon mari sera revenu d’ici là… Même si j’ai assez de pondération pour t’épargner, je doute qu’il t’accorde la même clémence. Comme tu as osé porter la main sur moi, il insistera pour t’étrangler de ses propres mains, j’en ai bien peur… C’est un romantique, mon Hubert ! »

Cal s’entortille un peu plus sur le matelas ; elle n’en peut plus. Elle préférerait mourir là, maintenant, tout de suite, plutôt que d’entendre à nouveau toutes ces voix. Ce tableau de bonheur familial et mièvre la torture plus que n’importe quelle jambe brisée. Elle tente de penser à autre chose, mais tout se mélange dans sa tête : Livie, ce mendiant dont elle a volé les papiers, Livie, ce négociant qu’elle a drogué et fait chanter, Livie, ce marin dont elle a brisé la jambe… tout cela pour s’infiltrer dans les marchés aux esclaves de Pèbre. Et tous ces hommes auxquels Cal a ouvert ses lèvres, ses cuisses, voire plus encore, pour tenter d’obtenir une piste, un indice, une toute petite chance. Livie enchaînée, Livie exploitée, Livie tabassée, violée, mutilée.

Livie.

Les vannes s’ouvrent, le barrage éclate en morceaux ; Cal éclate en sanglots bruyants. Sa voix n’est plus qu’un râle, ses yeux débordent comme une casserole d’eau bouillante. Palmyre s’en offusque :

« Non mais quel culot ! Madame ramène tout à sa personne, comme d’habitude. Elle devrait déjà s’estimer heureuse que je n’aie pas appelé les prévôts pour l’embarquer au bagne !

— Beurk, acquiesce Isauror. Pourquoi elle pisse par les yeux, la dame ?

— Ne sois pas vulgaire. Allez donc passer le balai dans l’atelier, vous deux ! Maman et la dame doivent parler entre femmes. »

Palmyre ferme la porte une fois les jumeaux sortis ; tandis que Cal se vide de ses émotions, la femme attrape sur la commode un plateau. Palmyre pose sur la table de chevet deux bols de soupe fumants, ainsi que des cuillères, puis s’assoit à l’autre bout du lit… Mais Cal, toujours attachée par les pieds, n’a pas faim. Sa gorge est aussi sèche que son visage humide.

« Je suis désolée, renifle-t-elle. Tellement désolée de vous avoir… de vous…

— La liste serait trop longue, soupire Palmyre en lui tendant un mouchoir. Mais ne me refais plus un coup pareil… je ne suis pas une sainte. Excuses acceptées.

— Sauf quand vous m’avez traitée d’infanticide, hoquette Cal en se mouchant sans grâce. Je ne m’excuserai pas pour le coup de poing. Ça, vous l’aviez bien cherché.

— Littéralement, opine la magicienne. Je ne le pensais même pas, de toute façon… mais j’avais aperçu Héroïde au loin ! Il fallait bien que je te provoque pour lui permettre d’approcher. D’ailleurs, personnellement… j’ai avorté quatre fois.

— Quatre fois, s’époumone Cal. Mais enfin, quel genre d’idiote… »

Le regard noir que lui jette Palmyre la dissuade de terminer sa phrase. Il ne faudrait tout de même pas abuser de sa patience. Pour dissiper cet embarras, Cal fait mine de s’intéresser au potage qu’on lui a servi : à son grand étonnement, celui-ci lui réveille l’appétit. Les pointes d’anis et de thym relèvent à merveille la puissance de l’oignon. Palmyre, en silence, goûte à son tour la mixture. Pour obtenir un bouillon aussi riche, l’enchanteresse a dû utiliser une sacrée quantité de viande… Cal s’apprête à la féliciter pour ces progrès lorsque Palmyre, d’une moue répugnée, grimace :

« Pouah ! Qu’est-ce que c’est que ce truc ? Ne te sens pas obligé de finir cette abomination… Je crois que les jumeaux ont rajouté n’importe quoi dans la marmite. Ah, Sainte-Mère ! J’ai la bouche en feu !

— Vos petits ont peut-être un talent, s’étonne Cal. Honnêtement, c’est très bon. Ça me rappelle les ragoûts de mon pays, comme ceux que me préparait ma mère ! Il y a juste ce qu’il faut d’harissa.

— De quoi ? Jamais entendu parler.

— C’est une sauce piquante aux piments rouges… Je ne sais pas si vous lui donnez un autre nom, en Pluvède ?

— Ça m’étonnerait. Les poivrons ne poussent pas ici … Le climat est bien trop humide. Et puis, c’est immangeable… Tu dois te tromper, jamais je n’utiliserais ces épices dégueulasses dans ma cuisine ! »

Les sourcils de Cal se froncent ; la sorcière semble aussi perdue qu’elle. Pour une raison qui échappe à Cal, ce potage s’accorde à la perfection à ses propres goûts, aux habitudes de son palais ; un peu trop, d’ailleurs. En fait…

« C’est la sauce du ragoût de ma mère, s’ébaudit-elle. La recette que je mangeais pratiquement chaque soir ! J’en suis sûre. Comment avez-vous fait ça ? Un de vos sortilèges, je présume ?

— Mais ne m’accuse pas, se récrie Palmyre. Je n’ai rien fait, je le jure !»

Elles restent interdites devant leurs bols un long moment. Les yeux étrécis dans une intense concentration, Palmyre semble ruminer diverses hypothèses occultes.

« Le Pot-Étalon, finit-elle par déclarer d’un souffle. Il nous délivre une révélation sacrée. C’est un miracle !

— Vous vous fichez de moi ? Cette marmite est en train de nous faire la causette ?

— Je sais de quoi je parle, insiste la sorcière. C’est un des artefacts les plus puissants qui existent sur Terre, il a sa volonté propre… Même moi, je ne connais pas l’étendue réelle de ses pouvoirs ! »

Le temps s’est arrêté dans la chambrette. Palmyre a dans les yeux une expression de crainte sacrée que Cal ne lui connaissait pas ; comme quoi, même une enchanteresse chevronnée peut encore s’émerveiller des prodiges de la haute magie…

« On dit que le Pot-Étalon a autorité et préséance sur les autres chaudrons de la terre, répète Palmyre avec admiration et gravité. Qu’il communique avec chacun d’eux, et qu’il gouverne de loin toutes les cuisines. C’est donc, sans doute, le fumet d’un autre pot que nous sentons. On nous transmet la saveur d’un autre plat mijoté, ailleurs sur la Terre… Il semblerait que quelqu’un pense à vous, tout en mitonnant ? »

Cal réfléchit à toute vitesse ; qui connaît encore cette recette ? Sa grand-mère et sa mère sont décédées, et elles ont toujours jalousement gardé leurs secrets de cuisinières… Quant à Quintus, c’est à peine s’il sait cuire un œuf. Reste donc…

Les mains de Cal se crispent tout d’un coup sur le contenu du bol ; elle manque de se brûler les doigts, d’en renverser le contenu. Mais la main de Palmyre la rattrape aussitôt.

« Rentre chez toi, l’implore la magicienne. Et parle avec ton mari. Comment veux-tu que ta fille te retrouve, sinon ? Il faudra que tu sois à Paltuve lorsqu’elle reviendra. Je ne sais pas où elle est, Calpurnia… Je ne sais pas non plus si elle survivra assez longtemps pour s’échapper. Mais je sais qu’elle le désire. Je sens qu’elle ne t’a pas oublié. »

Non, bien sûr. Comment le pourrait-elle ?

Ce qu’on remarque aussitôt en arrivant à Virgade, c’est cette étrange souche de cheminée qui fume mieux que les autres. Il suffit d’une torche pour l’apercevoir : du haut de la butte boisée, une sente dégringole jusqu’au rebord des Falaises Jaunes… La formidable chaleur de ce foyer, certains l’attribuent à la sorcellerie. Pourtant, même la magie la plus puissante ne peut entretenir un feu éternellement. Il faut des femmes pour l’entretenir, jour après jour… de mère en fille.

FIN

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