Elle se frappe la main, fait tomber le coffret. L’objet retombe à ses pieds ; ses yeux s’écarquillent alors qu’elle découvre, au-dessus de son poignet, un petit rond rouge… et un cadavre ailé.
« Ne bougez pas trop, l’avertit Cal. Ça ne ferait qu’accélérer le venin du mouchetique.
— Le QUOI, hurle sa victime en reculant d’un bond.
— Attention ! »
Secouée par le poison, Palmyre perd déjà l’équilibre. Son bras renverse un pot de fleurs qui s’éclate sur le sol pavé. Elle tombe sur son séant, les jambes à peine pliées…
Sur son visage, une horreur pure.
« Vous voyez bien que ça empire », la sermonne Cal.
L’enchanteresse tente vaguement d’épeler une formule, de remuer ses doigts furibonds en signe de conjuration… Sans succès. Son système nerveux ralentit. Elle s’engourdit de seconde en seconde.
« Vous n’allez pas mourir, tente de la rassurer Cal. J’ai un antidote. On va juste faire un bout de chemin ensemble… Trouver un sorcier capable de localiser ma fille… Sans votre expertise, ce serait difficile. Je sais, c’est un peu cavalier, mais… je n’ai plus beaucoup d’options. »
Palmyre entend-t-elle ce qu’on lui explique ? Difficile à dire, son expression s’abrutit peu à peu… Tant pis, Cal lui répétera tout ça plus tard.
Comme pour interrompre ses pensées, une voix maigrelette retentit dans son dos :
« M’man ? »
Cal fait volte-face ; en haut de l’escalier, deux visages poupins et identiques la dévisagent. Cheveux raides, sourcils en accents circonflexes… Ce fichu vase, en tombant, a rameuté les jumeaux ! Ils n’ont pas plus de huit ans. Le premier, curieux, observe Cal avec perplexité. Mais le second, saisi d’horreur, a déjà reculé ; dans un cri étouffé, il pointe du doigt la forme inanimée de leur mère sur le sol.
Trop tard pour les amadouer ; de la poche secrète située dans sa manche, Cal dégaine son coutelas. L’autre garçon, comme aveuglé par l’éclair argenté de cette lame, sursaute à son tour et s’écrie :
« M’MAN !
— LA FERME, hurle Cal d’une férocité presque maternelle. Tais-toi, si tu ne veux pas que je t’égorge. Et reste où tu es. À terre, les mains sur la tête ! Ou ton frère y passera aussi ! »
Les deux enfants, comme par instinct, s’agrippent l’un à l’autre. On ne saurait dire lequel essaye de protéger l’autre ; les yeux écarquillés et tremblants, ils n’osent rien faire. Un des jumeaux enfouit le visage dans le coude de son compagnon, terrorisé… comme pour échapper à tout cela. Ce réflexe pusillanime irrite Cal de plus belle, au point qu’elle rugit :
« À TERRE, J’AI DIT !!! Tu crois peut-être que je plaisante ? Ce ne serait même pas le premier gosse que je tue ! »
Son autorité ainsi imposée, Cal met rapidement son plan à exécution.
Les heures passent vite ; il y a tant à faire, et le temps joue contre elle…
Lorsque sa tension commence enfin à redescendre, la nuit est déjà tombée. Sa torche, levée devant la lune, éclaire la sente forestière ; étant donné les circonstances, Cal n’a pas pu reprendre sa chevauchée. Le cheval la suit docilement, à bout de rêne ; sur son dos repose la magicienne, vautrée en biais tel un trophée de chasse. Un bandeau barre de noir ses yeux assoupis. Le chemin reste fangeux, mais au moins, la pluie s’est arrêtée… Les feuilles des pommiers, alourdies d’eau, déversent régulièrement leur contenu avec une régularité de clepsydre. Le cheval, en trottinant dans la gadoue, ponctue ce carillon de sons spongieux. Aucun autre bruit de pas aux alentours ; soit personne ne s’est encore lancé à leur poursuite, soit Cal a bien maquillé ses traces… Elle respire plus aisément sous son cache-nez. Avec un peu de chance, elle trouvera un abri de braconniers avant l’aube… Quelques roseilles sonnantes et trébuchantes suffiront pour acheter leur discrétion.
Au loin, un hibou se met à hululer.
Palmyre se réveille plus tard qu’escompté ; l’efficacité du venin de mouchetique dépend du poids de sa victime, mais celle-ci s’est sans doute un peu assommée en tombant.
Cal tire un peu plus sur la lanière de la monture ; elles ne vont pas s’arrêter pour si peu. D’un mouvement pataud, la magicienne se débat… sans succès. Plaquée à la renverse sur l’échine du canasson, elle constate assez vite que des cordes l’y retiennent et l’y stabilisent. Sa tête oscille dans tous les sens. Aveugle, elle se met à beugler :
« Hein… Où suis-je ? Oh, malmort ! À l’aide ! À L’AIDE !
— Vous allez nous faire repérer, lui conseille Cal en reportant son regard vers la route au-devant. Cessez de jacasser, ou je vous remets le bâillon.
— TOI, s’insurge Palmyre. Espèce de salope ! »
Cal ne cille pas ; avec ces nœuds spéciaux autour de ses mains, l’enchanteresse n’est plus en mesure de jeter le moindre sortilège. Une corde autour du poignet, une autre autour des doigts pour plus de sécurité… Quand bien même sa proie se risquerait à incanter une malédiction, Cal aura le temps de lui envoyer ses phalanges dans la mâchoire.
« Oh bon sang, s’épouvante Palmyre. Mes enfants ! Non ! Qu’as-tu fait de mes enfants ?
— Il sont sains et saufs… Détendez-vous. Je les ai juste enfermés dans votre cave.
— LA CAVE ? Tu n’es qu’un monstre, ils ont peur du noir !
— Je ne pouvais pas les laisser alerter les autorités, se défend Cal d’un haussement d’épaules que Palmyre est bien incapable de voir. Ne vous en faites pas pour eux. Quelqu’un finira bien par les trouver, lorsqu’on s’apercevra de votre disparition… Je voulais juste mettre un peu de distance entre nous et les sergents du guet.
— Mais tu es complètement cinglée, ma parole !
— L’amour n’a rien de rationnel, non. Je me contente d’aller jusqu’au bout. »
Toujours ces bruits à l’arrière… Palmyre continue à gigoter, en vain. D’un soupir, Cal attend qu’elle abandonne avant de reprendre :
« Bref. Nous allons remonter les chemins forestiers jusqu’au port de Précipe… Il y a également pas mal d’axes routiers qui partent de là-bas. Le trajet devrait nous prendre quelques jours. Ça nous laissera le temps de discuter ! Vous allez me citer tous les clans de sorciers que vous connaissez, et les classer par ordre d’intérêt. Pour déterminer les plus susceptibles de retrouver Livie… Nous déciderons ainsi de la prochaine étape du voyage.
— Jamais de la vie, gueule à nouveau la magicienne trahie. Hors de question que je t’accompagne, connasse… Jamais je ne trahirais la confidentialité de mes confrères !
— Vos scrupules sont légitimes, admet Cal avec une abnégation royale. Si ça peut vous consoler, je suis tout à fait prête à vous torturer pour obtenir ces informations… Comme ça, votre honneur sera sauf. »
Silence à l’arrière ; Cal, qui a cru entendre des herbes pliées au loin, est sur le qui-vive. Non, un homme adulte ferait davantage de boucan ; ce n’est sans doute qu’un lapin de garenne…
« Je ne les mettrai pas en danger, s’entête Palmyre après réflexion. Surtout pas pour quelqu’un comme toi.
— Tu le feras, pourtant. Si toutefois tu désires revoir tes enfants au plus vite… Tu dois leur manquer énormément. »
Bon sang, que c’était bas. Cal s’en veut d’en arriver là, mais quel choix lui reste-t-il ?
« Je ne te crois pas capable de tenir tes promesses, ricane Palmyre qui n’a pas du tout mordu à l’hameçon. Tu as déjà violé les lois sacrées du mariage, ça n’inspire pas confiance.
— Mais qu’est-ce que mon ménage vient faire là-dedans ?
— Ne me prends pas pour une idiote ! Je sais très bien que tu as tué ton mari. »
Cal pousse un râle d’exaspération. Elle ne devrait plus se soucier de l’opinion de sa captive, mais elle n’a jamais supporté les discours des imbéciles. Il faut toujours leur rabattre le clapet, les éduquer ; c’est une question de salubrité publique.
« N’importe quoi, se moque Cal. Quintus était toujours vivant la dernière fois que je l’ai vu, pour ta gouverne… J’ai dit qu’il n’était “plus avec nous”, et c’était vrai.
— Tu joues sacrément sur les mots… Qui est ce “nous” ?
— Moi et ma fille, voyons ! Même séparées, nous sommes indissociables. C’était ça qu’il n’acceptait plus, se confie Cal sous le coup de la rancœur. Il était faible… Je m’y attendais depuis un moment, je l’avoue. Les hommes n’ont pas l’instinct du ventre. Ils ne peuvent pas comprendre ce lien indéfectible qui unit une mère à sa fille. Ce n’est pas de leur faute, mais c’est comme ça. Toutes ces fausses pistes que nous avons suivies ensemble, tous ces sacrifices, toutes ces épreuves auxquels nous avons dû consentir pour le périple… Quintus, il n’avait plus la force. Oh, il voulait encore de moi, mais il n’en pouvait plus de rechercher notre fille… Je lui fais comprendre que l’un n’allait pas sans l’autre, alors il est retourné en Fortège pour refaire sa vie. Quintus m’a “quittée”… nous a “quittées”.
— On se demande pourquoi, raille Palmyre. Tu as l’air vachement facile à vivre !
— Ton opinion m’indiffère.
— Ah, la tance Palmyre. Vraiment ? En tant que mère séparée de ses enfants par la force, je suis pourtant bien placée pour te juger ! Je t’ai entendue avant de sombrer, tu sais ? Tu as menacé la vie de mes fils, petite hypocrite !
— J’essayais juste de leur faire peur, se justifie Cal qui commence à perdre son sang-froid. J’ai… improvisé. Menti.
— Tu essayes de me faire croire que tu n’as jamais tué d’enfant ?
— C’était le mien ! Et il était encore dans mon ventre !
— Toujours à jouer sur les mots… Avortement, infanticide, c’est du pareil au même ! »
Cal tire de toutes ses forces sur la laisse : le cheval, en se cabrant, hennit de douleur. En un éclair, elle se retourne et se rapproche de Palmyre… La monture ne s’est pas encore calmée que la main libre de Cal déjà part dans la figure de la sorcière. Un hurlement de douleur s’élève entre les arbres. Outrée, Cal laisse cependant à Palmyre le temps de ravaler ses larmes pour l’avertir :
« J’ai besoin de toi vivante, mais ça ne m’empêche pas de t’abîmer… Retire tout de suite ce que tu viens de dire !
— Tiens donc, persiste à la défier Palmyre d’un sourire mauvais et douloureux. On dirait que mon opinion ne t’indiffère pas tant que ça…
— Tu n’étais pas à ma place. Tu n’avais ni mes problèmes, ni mes obligations. JE N’AI PAS À ME JUSTIFIER ! »
Cal serre ses ongles contre ses paumes ; ses lèvres tremblent d’une colère inouïe. Cette petite pute ! Comment ose-t-elle… Non. Non, elle ne doit pas céder à ses instincts, il ne faut pas abîmer… la marchandise. Il faut juste qu’elle évacue ses émotions, voilà. Qu’elle s’en débarrasse une bonne fois pour toutes.
« Quintus m’a manipulée, se remet-elle alors à déblatérer. Il n’arrêtait pas de m’embrasser… De me caresser, complètement insatiable… Même lors de la lune de miel, je ne l’avais jamais vu comme ça ! Au départ, je ne me suis pas méfiée… J’appréciais cette attention, j’avoue. Une façon comme une autre de relâcher la tension, nous n’avions guère de distractions durant nos recherches… C’est seulement lorsque que mes menstrues ont cessé que j’ai compris son véritable objectif. Le thé de férule coûte cher, on n’en trouve pas partout… Il suffisait d’un moment d’inattention ou d’insouciance de ma part. C’était une question de jours avant que je me retrouve enceinte ! »
Un rire dément s’échappe de la bouche de Cal. La sorcière ne bouge plus ; ses yeux bandés, qui se repèrent au son de sa voix, lui renvoient une expression de jugement insondable. On dirait une de ces statues de la Justice, dans les tribunaux… Les Dieux ont de l’ironie ! Cal, d’un ton triomphal, enfonce le clou :
« Immédiatement il m’a parlé de retourner en Fortège. D’y élever ce nouvel enfant ensemble… Quintus disait que c’était un signe des dieux, un don du ciel. Mais j’ai vu clair dans son jeu. C’était une excuse. Tout ce qu’il voulait, c’était rentrer chez lui à Paltuve, abandonner Livie… pour la remplacer. C’était finement joué, je l’admets. Je savais que si je sentais cet enfant sortir de mes entrailles, que si je le tenais dans mes bras… Je finirais par succomber à la tentation. Alors j’ai pris les devants ! Cette distraction, je l’ai écartée. J’ai essayé de lui faire croire que c’était une fausse couche… Il m’avait manipulée le premier, ça me paraissait juste. Mais Quintus ne m’a pas crue ! On ne trompe pas un fieffé menteur si facilement. Au final, il a eu ce qu’il voulait. À l’heure qu’il est, Quintus doit raconter à nos anciens voisins que je suis morte… histoire de se remarier. Grand bien lui fasse ! Nous n’avons pas besoin de lui, de toute façon. Là ! »
Les bras de Cal retombent enfin le long de ses hanches ; elle prend une grande inspiration. Comme si ses poumons avaient doublé de volume… Peut-être était-ce la bonne chose à faire, de la jouer franc-jeu, oui. Trop de mots, retenus trop longtemps. Mais Palmyre, toujours aussi sévère ne semble pas apprécier ces confidences.
« Tu es injuste, décrète-t-elle. Tu t’imagines vraiment être la seule à souffrir ? Comme si tes plaies saignaient plus profondément que celles des autres !
— Je suis maman, rétorque Cal d’un ton machinal. C’est la vie qui est injuste.
— Pas une très bonne maman, j’imagine. Ça réclame de l’empathie, et ce n’est pas ton fort… Tu ne fais pas attention aux détails, tu te contentes de suivre tes premières impressions. C’est pour ça que tes recherches ont fait chou blanc jusque-là… La preuve, s’amuse Palmyre. Depuis que nous discutons, tu t’es fourvoyée sur deux sujets. En premier lieu, l’étendue des pouvoirs d’Isis. Je ne t’ai pas tout dit sur le rituel du lasso d’argent qui lui permit de retrouver son fils disparu… Veux-tu en savoir plus ? Approche-toi, laisse-moi tout te dire à l’oreille… »
Cal est restée immobile ; une sueur glacée vient de poindre sur sa colonne vertébrale. Cette Palmyre… On jurerait qu’elle rigole. Rien n’est plus terrifiant pour Cal qu’une blague qu’elle ne comprend pas. Palmyre conclue celle-ci à ses dépens :
« Alors, on est timide ? Très bien, je te le dirai à haute voix… Entends-moi : un sortilège peut fonctionner dans les deux sens, ma chère. Horus aurait tout aussi bien pu se concentrer sur sa propre magie, pour remonter la trace de l’Ichor jusqu’à l’enseignante qui lui avait transmis ses pouvoirs… Ce qui m’en emmène à ta seconde erreur. Regarde donc derrière toi… »
Sans lâcher la lanière, Cal jette un regard en arrière.
Elle voudrait crier ; elle n’y arrive point.