Fin de l’histoire
Après cette entrevue, je rentrai chez moi et m’y enfermai à nouveau. J’avais l’esprit sans dessus-dessous. Je me haïssais d’avoir dit à la petite pomme flétrie ce qu’elle devait faire avec ses enfants. Pour le coup, c’était moi qui ne manquais pas d’air ! Moi, qui refusais de répondre aux messages de mes parents ou de mes frères et sœurs, moi qui laissais sonner quand ils m’appelaient. Moi, qui faisais le mort à chaque invitation pour les fêtes, pour les anniversaires…
Et pourtant, c’était bien moi qui étais parti en claquant la porte parce que mes parents avaient mal réagi – me semblait-il – à l’annonce de mon homosexualité. En réalité, je leur avais balancé le truc sur le pas de porte en partant après un repas de famille, et je m’étais immédiatement emporté, sans même leur laisser le temps d’ingérer la nouvelle ou d’en discuter. C’était tellement facile de les accuser d’intolérance, de ne pas m’aimer tel que j’étais, de leur faire payer, à ce moment-là, le mal qu’il m’avait fait quand j’étais enfant. Ça m’avait tellement soulagé de leur claquer à la gueule : « Je vous déteste ! Vous n’êtes plus mes parents ! ». J’avais éprouvé deux fois plus de plaisir puisque j’avais renouvelé la mascarade chez mon père, puis chez ma mère. Cette dernière m’avait envoyé un message : elle me disait que si elle n’était plus ma mère, en tout cas moi j’étais toujours son fils et qu’elle m’aimait, quoi que je fasse ou choisisse d’être. Comme si on choisissait d’être gay ! Cette déclaration n’avait fait qu’accentuer ma colère contre eux, et depuis ce jour, je ne répondais à aucun de leurs appels.
Les paroles de la mémé aux pigeons me revinrent en mémoire : la façon dont on envisage les événements n’est finalement qu’une question de point de vue. Il suffit de changer un tout petit peu l’angle de perception, et les choses prennent une autre dimension, une autre vérité… Et le gris foncé devient subitement beaucoup plus clair et léger.
En fin de compte, peut-être que mes parents n’avaient pas mal pris mon homosexualité et avaient été simplement surpris par cette annonce faite de but en blanc, sur un ton accusateur. Comme je n’assumais pas encore pleinement mon attirance pour les hommes et que l’opinion des autres (surtout celle de ma famille) comptait énormément à cette époque, il se pouvait que j’aie un peu mal interprété leur réaction. J’étais tellement obsédé par ce qu’on pouvait penser de moi, que j’en étais devenu parano. Je croisais des gens qui riaient, et j’en concluais qu’ils se moquaient de moi. Un automobiliste me coupait la route, c’était forcément pour faire chier un homo. Un vendeur m’ignorait ou ne me disait pas bonjour, c’était volontairement pour me blesser. Je pourrais en citer des centaines comme celle-là !
Elle m’emmerdait vraiment la vieille aux pigeons avec ses remarques pleines de bon sens !
Et si les appels et messages réguliers de mes proches c’était juste parce qu’ils avaient réellement envie de me voir et que je leur manquais, un peu ?
Merde de merde ! Elle faisait vraiment chier la mémé ! Parce qu’en envisageant les choses sous cet angle, mon horizon me semblait soudain beaucoup moins sombre et cette perspective allégeait un peu mes souffrances et m’apportait de l’espoir…
Mais je ne devais pas me raccrocher à des chimères. Ma vie ne valait toujours pas grand-chose…
Je passais donc mes journées à ressasser mes idées, alternant des moments de joie retrouvée et de profonde déprime. Ces sautes d’humeur m’épuisaient. Je devenais une loque. En jogging toute la journée, je me traînais péniblement de mon lit à mon fauteuil. Je passais des heures devant la télé. L’évier de la cuisine débordait de vaisselle sale. Des slips et des chaussettes étaient éparpillés un peu partout dans le studio qui devait puer le fauve. Je n’en étais pas encore au stade d’épave, mais ça n’allait pas tarder à arriver.
Puis un matin (on ne devait pas être loin de midi), allongé dans mon lit observant depuis quelques heures déjà une mouche au plafond, une phrase que j’avais prononcée à la mamie au sujet de ses parents m’explosa le cerveau : Eux au moins, ils avaient choisi d’agir au lieu de se contenter de discours enflammés au coin d’une table.
Ce fut un véritable électrochoc. De jeunes parents avaient aidé des juifs, au péril de leur vie. Ils s’étaient montrés impliqués, actifs et avaient essayé de changer le cours des événements ; alors que moi j’avais choisi de subir ma vie et mon passé, d’en faire l’excuse parfaite pour me plaindre et ne rien changer, surtout pas ! Il y avait de quoi se dégoûter soi-même !
Soudain, poussé par l’envie de reprendre les choses en mains, je me levai et commençai à faire du rangement et du ménage dans mon studio. C’est incroyable toutes les conneries qu’on peut laisser traîner et à quel point la saleté et la poussière s’en donnent vite à cœur joie ! Plus je rangeais et nettoyais, plus je mettais de l’ordre dans mes idées et ma vie. Les choses me semblaient moins compliquées, moins bordéliques et je commençais même à trouver des solutions pour des problèmes qui me semblaient jusque-là insurmontables.
Quand j’eus fini de jouer à la fée du logis, une envie irrésistible d’aller sur le banc de la place me saisit. Je voulais revoir ma petite pomme flétrie, la remercier de vive voix, lui dire que grâce à elle j’avais repris ma vie en main, que je voulais aller de l’avant, comme elle l’avait fait, malgré toutes ses épreuves. C’était avec elle que je voulais partager mon nouveau départ.
En ouvrant la porte pour me précipiter dehors, je faillis tomber à cause d’un panier garni posé sur mon paillasson. Je le saisis par la hanse et le déposai sur la table basse. Intrigué, j’enlevai le papier transparent et fis l’inventaire de son contenu : des gaufrettes, des Spéculoos, des bières belges, des Bêtises de Cambrai. Qui avait bien pu le déposer et pourquoi ? Tout au fond, je découvris une enveloppe beige. Pas de nom ni d’adresse. Peut-être y avait-il erreur sur le destinataire ? Pour le savoir, je n’avais d’autre choix que d’ouvrir l’enveloppe. Elle contenait une lettre. En la dépliant, une marguerite séchée tomba. Je la ramassai et la posai délicatement sur la table. Puis, je lus la lettre.
« Cher bel inconnu du banc,
Afin de vous remercier du plus profond de mon cœur pour tout ce que vous avez fait pour moi, voici un petit présent avec quelques spécialités du Nord qui, je l’espère, seront à votre goût.
J’ai suivi votre conseil et j’ai appelé mes enfants. Ils étaient heureux et émus d’avoir enfin de mes nouvelles, ne m’en voulant pas du tout d’avoir disparu de leur vie. Ils se sont aussi excusés de ne pas avoir su être présents pour m’aider à surmonter la disparition de Pierre. Ma fille m’a proposé de venir habiter chez elle, le temps que je trouve un nouveau logement à proximité. Comme vous vous en doutez, j’ai aussitôt accepté et au moment où vous aurez ce panier garni, je serai déjà partie.
Vous ne pourrez jamais imaginer à quel point votre écoute et vos conseils m’ont aidée à un moment difficile de ma vie . Car je peux vous l’avouer, quand nous nous sommes rencontrés sur ce banc, j’étais bien décidée à en finir avec la vie, tant elle était devenue un non-sens pour moi.
Mais grâce à vous, j’ai construit de nouvelles passerelles avec mon passé et me suis réconciliée avec mes souvenirs.
Maintenant, quand je pense au dernier regard lancé par mes parents avant leur mort, celui-ci n’est plus empli d’effroi. Oh, non, loin de là ! Ce regard est une vie d’amour offerte en une fraction de seconde à leur fille qu’ils ne verraient pas grandir. Un dernier cadeau, mais quel cadeau de vie !
Votre remarque sur le fait que beaucoup de gens donneraient n’importe quoi pour vivre une relation aussi belle que celle que j’aie eu avec Pierre m’a fait prendre conscience de la chance que nous avons eu de faire tout ce bout de chemin ensemble. Désormais, je repense à tous ces moments partagés avec bonheur, cela me comble de joie et me donne le sentiment d’une vie bien accomplie.
Vous m’avez aussi aidé à construire une dernière passerelle vers l’avenir en me conseillant d’appeler mes enfants. Confiante, je reprends donc le chemin de ma vie, en emportant avec moi le souvenir de nos conversations sur un banc.
Avec toute mon amitié.
Marguerite. »
Des années se sont écoulées depuis ma rencontre avec ma petite pomme flétrie. De mon côté, j’ai continué à avancer sur mon chemin de vie.
Après la lecture de la lettre, j’ai appelé mes parents ainsi que mes frères et sœurs. Depuis, nous nous voyons régulièrement. Nos relations sont apaisées et même si mes parents n’ont pas toujours su m’aimer comme je l’aurais voulu ou attendu, au moins ils sont là. Savoir qu’on peut compter sur sa famille est quand même sacrément réconfortant.
J’ai rencontré l’amour de ma vie : Pascal. Nous avons été le premier couple gay de la petite ville et le premier mariage homo célébré par le Maire. Notre relation a fait jaser un temps, et encore une infime partie de la population. Heureusement, les élections municipales, le vandalisme de la salle des fêtes, et la construction d’une médiathèque ont eu vite fait de nous voler la vedette et nous ramener à l’anonymat et l’indifférence la plus complète. Finalement la mémé aux pigeons avait bien raison quand elle affirmait que rien n’a véritablement d’importance. Les gens finissent toujours par oublier puis à passer à autre chose.
J’ai été embauché par la Mairie comme ouvrier des espaces verts, et depuis peu, je suis passé agent de la fonction territoriale.
Tous les jours, après mon travail, je vais m’asseoir sur le banc de la place. Je fume mon unique cigarette de la journée et je pense à Marguerite. Quand mon vague à l’âme est trop lourd, je relis sa lettre. Dans ces moments-là, j’aime à imaginer que ma petite pomme flétrie a trouvé un banc, quelque part, dans une autre ville. Et tout en donnant à manger aux pigeons, elle pense à ce bel inconnu du banc qui, un jour, l’a aidée à aller de l’avant.
Cette idée me réchauffe le cœur et me rappelle à quel point le gris de la vie est une couleur magnifique.
Belle histoire dans l'intensité des sentiments qui sont lovés dans chacun d'entre nous.
Recevoir un bienfait d'un autre, ne crée pas une dette vis à vis de lui, mais crée une dette dette vis à vis d'un autre qu'il nous reste à rencontrer.
J'aurai plaisir à lire vos autres textes. je vous souhaite que cette nouvelle année soit propice aux belles traces que vous laisserez sur une feuille de papier.
Cordialement,
Pierre
A travers ces deux récits de vie, je voulais aussi mettre en avant que dans la vie, celui qui apporte son aide à l'autre n'est pas forcément celui auquel on s'attend. Un sourire, un compliment, un regard ... et soudain, la journée s'illumine !
Bonne continuation à vous et à très bientôt.
Cordialement.
Didie Clau