Voilà qu’elle recommençait à éternuer de façon frénétique. Les éternuements arrivaient par salve de quatre et la frappaient sans répit. Au mieux - elle avait compté mentalement – Edith disposait de trois secondes avant que cela ne reprenne de plus belle. Dès qu’elle se dirigeait vers chez sa mère, son corps lui rappelait de façon flagrante qu’elle ferait mieux de ne pas s’y rendre. Malgré la clarté de ces avertissements, elle s’y rendait systématiquement. L’hésitation était là pourtant. Derrière le volant de sa Twingo, lorsqu’elle quittait le centre commercial où elle travaillait, et qu’elle tournait autour du grand rond-point, celui du château, elle se disait qu’elle ferait de mieux de prendre la direction de la 118 et de rentrer chez elle directement. Raisonnablement, tout était préférable à une nouvelle soirée passée à s’épuiser nerveusement. Mais le sentiment passait et chaque soir elle prenait à son corps défendant la route qui menait à la maison de sa mère. Le plus longtemps possible, elle se forçait à penser au travail et aux dossiers de crédits qu’elle gérait pour la Crédit Commercial des Yvelines. À ce petit jeu, elle se débrouillait admirablement bien. Et c’est presque jusqu’au bout qu’elle parvenait à ne pas penser aux discussions pénibles qui l’attendaient. Sa mère était convaincue que le virus n’existait pas. Que la pandémie n’était qu’une faribole politique destinée à assurer la réélection des présidents occidentaux et de leurs mafias. Mais dès qu’elle pénétrait dans l’enceinte des Rosiers, résidence ultra sécurisée où sa mère louait une maison hors de prix depuis le décès de son mari, elle entendait déjà la voix de sa mère s’insinuait dans ses pensées, et déjà, elle se remettait à éternuer en rafale. Elle salua le gardien qui vérifia que c’était bien la fille de Madame Fourche qui conduisait la voiture dont la plaque avait été scannée au premier portail. Sa vérification effectuée, il reposa son regard sur la console devant lui, et se mit à manipuler les différents joysticks qui contrôlaient le vol des drones de surveillance. La patrouille volante du domaine fonctionnait en permanence et transmettait des images aériennes aux huit postes de sécurité des Rosiers.
Emmurée dans sa maison, sa mère activa le premier bouton pour autoriser sa fille à franchir le filtre à l’entrée du jardin. Elle l’observait traverser la pelouse. Elle la trouvait voutée, ce qui la confortait dans sa certitude, de toute évidence sa fille faisait plus âgée qu’elle-même et la voir s’extraire avec grande difficulté de sa ridicule petite voiture rouge dans sa doudoune informe, la ravissait. Les mauvaises pensées étaient bien plus amusantes que la culpabilité. Jamais, elle ne cherchait à se convaincre du contraire.
- Bonsoir Édith
- Bonsoir Maman, rentre tu vas attraper froid, l’air est glacé ce soir
- N’importe quoi, tu sais bien que je suis forte comme un ours, si je ne te l’ai pas dit mille fois je ne te l’ai jamais dit.
- En effet trois mille fois au moins.
- Et ne t’inquiète pas, je n’ai pas prévu d’attraper quoi que ce soit. Qu’est-ce que c’est que ce manteau encore, ils ont rouvert les stations de ski ?
Edith ne releva pas le ton acerbe avec lequel sa mère s’était adressée à elle mais nota cependant une sorte d’impatience dans cette voix qui à l’ordinaire n’exprimait que satisfaction ou dédain. Sa mère l’embrassa. Comme elle le faisait désormais, depuis que l’épidémie avait démarré, elle appuya ses lèvres fermementsur les joues de sa fille, jusqu’à ce qu’un bruit de succion se fit entendre. Edith ne recula pas. Elle ne s’essuya pas les joues comme à l’accoutumée. La porte franchie, les deux femmes n’échangèrent plus aucune parole pendant plusieurs minutes. La mère cherchait l’ouverture. Bien que se délectant par avance du moment où enfin elle pourrait s’en donner à coeur joie contre le coronavirus et l’imbécilité des gens – au premier rang desquels elle plaçait sa fille, elle ne voulait pas précipiter l’opportunité d’aborder son sujet de prédilection. Ce qui la retenait, c’était la peur de mettre sa fille à bout trop vite et que celle-ci s’en allât brusquement encore une fois. Elle ne voulait pas revivre la déception de voir Edith tourner les talons dès les prémices de la discussion. Son plan était d’attendre que celle-ci entame la conversation la première.
- Est-ce que tu as mangé ce soir au moins ?
- J’ai grignoté devant la télévision, un peu de salade avec du fromage
- Tu pourrais cuisiner tout de même ou demander à Maria de te préparer quelque chose, ce n’est pas raisonnable, il te faut des protéines animales à ton âge tu sais
- J’ignorais que tu faisais aussi dans le conseil diététique, “crédit revolving et régime alimentaire“, tu m’étonneras toujours Edith
- Ce que tu peux être agaçante, je te dis juste que tu devrais faire attention à la santé de tes os, si tu tombes et que tu te casses quelque chose, on en reparlera
- Ne t’ai-je pas dit il y a moins de cinq minutes que j’étais…
- Forte comme un ours, je sais et tu me fatigues avec ça..
- C’est un fait. Je n’ai jamais été malade de ma vie. Je sais que pour quelqu’un comme toi qui au moindre courant d’air attrape une grippe c’est dur à admettre mais c’est pourtant la vérité ! Ça m’étonne d’ailleurs que tu n’es pas encore attrapée ce fameux virus !
Edith se raidit un peu quand elle l’entendit prononcer le mot fatidique. Non, elle ne relèverait pas. Elle fit celle qui n’avait rien entendu. Encore quelques minutes et elle pourrait partir l’esprit tranquille.
- Je te dis ça pour toi mais tu devrais faire attention. Comme dit souvent Arek, il y a deux choses dont il ne faut pas se vanter : la fortune et la santé.
- Tu me menaces maintenant ? repondit sa mère en souriant. Mais que devient ce bon Arek au fait ? Ça fait longtemps qu’on a plus entendu parler de l’arménien, on ne l’a pas reconduit à la frontière j’espère ?
- Il va bien. D’ailleurs, je le vois bientôt. Je vais lui donner un coup de main pour son association la semaine prochaine. Ce qui me fait penser que je ne pourrai donc pas venir te voir mercredi prochain. Enfin normalement.
Tout en disant cela, Edith se mit à éternuer. Au bout du quatrième éternuement, elle se tourna et porta le coude à son visage. C’était l’occasion que sa mère attendait, elle s’en saisit immédiatement.
- Alors là, je suis choquée. Toi qui crois dur comme fer que leur machin chinois va décimer la moitié de la population, tu ferais mieux de réviser tes gestes barrières. A moins que tu sois revenue à la raison et que tu conviennes enfin qu’il n’y a pas plus de virus qu’il n’y avait d’armes chimiques en Irak ou d’Adolphe Hitler planqué en Argentine ! Ce serait une grande nouvelle, qu’enfin tu recouvres la raison. Halleluia, ma fille n’est pas aussi sotte qu’elle en a l’air ! Tu entends Georges, dit-elle en regardant le portrait jauni de son défunt mari, il se pourrait que ta Edith ait peut-être en fin de compte quelque chose entre les deux oreilles ! Sincèrement, rien ne pourrait me faire plus plaisir, mais j’ai des doutes. Alors comme ça ce vaurien d’Arek fait dans l’humanitaire maintenant, l’ironie est assez savoureuse ne trouves-tu pas ?
Edith regarda sa mère dans les yeux et la toisa longuement avant de lui répondre avec un calme parfait :
- Tu risques fort tu sais de déchanter dans les jours qui viennent
- Encore des menaces ? dis-donc tu devrais arrêter de fréquenter les minorités ma chérie ça te rend hargneuse toi aussi
Edith ramassa le manteau qu’elle avait enlevé peut-être cinq minutes auparavant. Contournant la console de l’entrée, elle prit soin de ne pas faire tomber les deux vases antiques avec son sac à main. Elle se retourna vers sa mère qui sous le luminaire de la salle à manger semblait réellement forte comme un ours, ou tout du moins, sous la lumière jaune, elle arborait une mine insolente pour une femme de son âge. Devant tant de morgue, Édith ne put s’empêcher d’ajouter avant de la quitter :
- Forte comme un ours ? Mais nous serons bientôt fixés et même si je sais que tu penses que tout ceci est une vaste supercherie, je crois bon de t’informer que j’ai passé un test de dépistage cet après-midi. Et que celui-ci est revenu positif. Voilà que j’ai attrapé ce fameux virus qui n’existe pas. Écoute, nous verrons bien. Au-revoir maman et à demain. Elle ferma les paupières pour mieux savourer l’instant et referma la porte derrière elle.