SATURNE PAS ROND SUR CETTE TERRE

Notes de l’auteur : Décembre 2021, mois de décembre le plus froid jamais mesuré à Nice. Saturne qui vit dans la rue va connaitre la nuit la plus difficile de sa vie. Une barquette de frites lui viendra en aide. Mais cela suffira-t-il ? (C'est insoutenable ce suspense - je sais ami lecteur - mais on attrape pas les oies avec du cassoulet)

Normalement à cette époque de l’année, les touristes ne portent pas de manteau sur la Côte d’Azur. Ils se pavanent plutôt sur la Promenade des anglais en vestes de demi-saison, surtout quand ils sont parisiens. Les jeunes parisiens, on les remarque, avec leurs blousons aviateurs ou leurs bombers kakis à doublure orange, et c’est bien seuls, qu’ils portent la moustache. Les gars du cru portent la barbe. En un sens, comme ils ont commencé à s’y mettre après les parisiens, c’est assez logique que les niçois aient un train de retard en matière de pilosité ornementale. Pour que le tableau soit complet, il ne faudrait pas oublier les passants en polo, vraisemblablement danois ou bretons, et les porteurs indécrottables de bermuda, à peu près toujours originaires d’Angleterre, sauf bien entendu si le dit bermuda est associé à des chaussures bateau à lacet, car dans ce cas-là, on sait à coup sur qu’on a affaire à un australien oeuvrant visiblement dans le pourtant très discret secteur du yachting.

Sauf qu’en ce trois décembre deux mille vingt et un, on se croirait revenu en dix-neuf cent soixante-treize, en ce fameux mois de décembre le plus froid jamais répertorié à Nice. La nuit dernière, la température est tombée à quatre degré sous zéro. Les mouettes d’habitude si loquaces se sont tues. Les arbres méditerranéens si peu habitués à de telles extrémités se sont retrouvés en grande difficulté. Si bien que toute la journée d’hier, on a assisté à un étrange ballet sur la terrasse de l’Hôtel Intercontinental. Engagés pour venir à la rescousse des palmiers centenaires, des ouvriers ont installé en urgence des systèmes de chauffage portatif pour protéger les arbres. Véritables icônes du palace, ils devaient être secourus coute que coute.

Non loin de là, sur la corniche Stalingrad, se noue un autre drame. En temps normal, ce drame passerait inaperçu. Pas tout à fait passé sous silence, car cela serait faire injure à la rubrique faits de société du quotidien Nice-matin, qui n’aurait pas manqué de relever l’ironie du sort de ce sans-abri venu mourir au pied de résidences grand standing où le mètre carré avoisinait avant la crise sanitaire les quinze mille euros. Environ quinze mille fois plus que ce que l’on aurait trouvé dans le fond des poches de “Saturne“ ce matin-là où il semblait au bord du ravin, paré pour la dégringolade finale.

Il repensait à la maraude passée hier au soir. Saturne avait sa fierté. Quand ils lui avaient suggéré d’aller dormir dans un des parkings souterrains aménagés par la mairie, il avait refusé tout net. “Si vous croyez que je vais m’enterrer comme un mulot les gars, leur avait-il rétorqué, oubliez ça et laissez moi dehors avec mes cops les mouettes, on se foutera bien de sa gueule à celui-là qui veut nous faire dormir dans des parkings, il n’a qu’a y foutre sa moto l’autre guignolo et qu’il nous laisse tranquille à nous autres!“. Ça l’avait réchauffé de taper sur Estrosi. De quoi tenir les premières heures de la nuit. Sa bouteille de Porto avait pris le relais et ce jeune sorti de nulle part avec son magnum de vodka l’avait porté jusqu’à l’aurore. Mais au lever du soleil, la bravade de la veille n’est plus qu’un lointain souvenir et les bouteilles vides ne sont plus d’aucun secours quand que le froid tire son rideau métallique sur la ville. Saturne lutte pour la survie littéralement car il gèle littéralement. Sa bouche est glacée, il aimerait parvenir à fouiller le nerf de sa molaire cassée pour provoquer un électrochoc et ressentir quelque chose. Même une sale douleur ferait l’affaire. Il appuie avec sa langue aussi fort que possible. Mais sa langue ne répond plus, pis encore elle ne bouge presque plus, elle durcit toujours tandis que l’engourdissement gagne sur tous les terrains : son corps et sa lucidité l’abandonnent. L’hypothermie est sur le point de l’emporter. La nuit a été trop claire. Sans nuage dans le ciel, la chaleur emmagasinée tout le jour par le béton des rues, des immeubles, des trottoirs s’est dispersée entièrement dès les premières heures de la nuit. Les infrarouges du soleil sont repartis vers l’espace sans rien pour les arrêter et la température a plongé sans discontinuer. La mer n’est plus si sombre, elle prend même des reflets violacés, et le ciel devient mauve lui aussi par endroit, et le contour des êtres et des choses se dessine à nouveau au fur et à mesure que l’aube attaque de toutes parts l’obscurité. Les roches qui entourent les deux hommes commencent à pâlir, éclairées par une lumière naissante qui transforme le tableau en clair obscur. Saturne qui doit son surnom aux multiples anneaux qu’il porte à chacun de ses dix doigts, des bouts de métal ramassés ça et là, des fils de fer tordus ou des restes de porte-clés désossés, les appelle avec tendresse ses petites femmes. “Oh le gamin, ça t’en bouche un coin qu’une vieille poche comme moi puisse avoir dix bonne-femmes“avait-il fanfaronné deux heures auparavant. Le jeune avait ri en voyant dans sa tête le vieux cradingue au beau milieu d’un harem de vieilles meufs cradingues comme lui. Le jeune qui pour se réchauffer cherche à présent des pierres à lancer. Sabri comme il a dit s’appeler à son compagnon d’infortune lui annonce qu’il va viser le soleil en pleine tête pour l’obliger à se lever plus vite. Joignant le geste à la parole, il se met à canarder droit devant de l’autre côté de la balustrade. Des filaments de bave jaillissent de sa bouche ; et de ces fils d’araignée s’échappe une abondante buée.

- Je voudrais une barquette de frites

Dans un murmure, Saturne s’intercale entre les gueulantes du jeune qui s’époumone.

- Vas-y sale con donne nous du chaud, on se pèle le fion !

- Je voudrais une barquette de frites

- Tu m’entends mec, on se les pèle, sors les tes rayons, fais nous péter la tronche avec tes fusils

Les bras en croix, le jeune rejette sa tête loin en arrière comme s’il allait tomber à la renverse, il a les yeux fermés et c’est là seulement qu’il entend le murmure de Saturne

- Je voudrais une barquette de frites

En se remettant à peu près droit, Sabri ajoute moitié riant moitié braillant :

- Ouais et on veut une barquette de frites aussi, avec du ketchup et de la moutarde, pour mon vieux pote Saturne et plus vite que ça t’as pigé !

Mais comme Saturne ne réagit pas, Sabri saisit une grosse pierre à deux mains et tandis qu’il l’envoie valdinguer au loin, il en remet une couche et rugit à nouveau :

- Dépêche-toi on a faim bordel, tu peux faire ça au moins pour ton vieux copain Saturne et ses petites femmes, c’est pour le bourreau des coeurs et son associé

L’hilarité qu’il attendait ne venant pas, il est un peu étonné, il marque un temps d’arrêt.

- Je voudrais une barquette de frites..

Saturne rassemble tout ce qui lui reste de forces et c’est maigre à six heures dix, pour se répéter encore une fois comme s’il cherchait à gagner du temps.

Vexé d’avoir été ignoré, le jeune lui balance à la figure des mots rapides sur un ton devenu agressif :

- Ok ça va le vieux, on a compris que tu veux bouffer des frites

Ce faisant, il se tourne vers le vieux SDF. Il remarque la tête de Saturne, figée et blanche, comme l’Apollon de Janniot sur la place Masséna, et il saisit enfin que le clochard est en déroute.

- Oh le vieux, ça va ? Déconne pas comme ça, tu me fais peur. Bouge ta tête un peu pour voir.

En deux enjambées, le jeune se trouve près de lui et commence à le secouer. Comme Saturne reste immobile, les yeux dans le vide, Sabri panique et lui administre une violente paire de claques, histoire de le sortir d’une torpeur qui semble abyssale. Saturne reste de marbre.

- Oh merde , joue pas au con Saturne tu m’entends, réveille-toi ; il va faire jour bientôt, on ira se la bouffer cette barquette de frite, je te paierai le macdo même mais réveille toi allez frère fais un effort..

Peut-être que c’est le mot frites qui fait réagir Saturne, peut-être que les claques ont un effet à retardement sur lui, toujours est-il que son bras gauche bouge et dans un mouvement maladroit il semble demander au jeune de s’approcher de lui. Ce dernier s’accroupit aussitôt pour se porter à la hauteur du vieux. Il place sa tête de profil pour que ses oreilles se trouvent pile dans la trajectoire des paroles de Saturne.

- Je voudrais une barquette de frites, c’est tout ce que je voudrais, je sais que je vais crever, je sens plus rien nulle part

- Tu vas pas mourir tu m’entends

Saturne ne dit plus rien et n’entend certainement pas les mots de Sabri qui se sent proche de la nausée. Il pleure et pour la première fois de sa vie peut-être, il n’a plus aucun doute sur ce à quoi ressemble une bonne décision et il se lève d’un bond et se met à courir le plus vite possible en direction des marches. Il trébuche deux fois dans les escaliers qui le ramènent à la route de la Corniche, il ne sent plus ni l’alcool ni douleur ni froid, il n’est plus que des muscles portés par la volonté de ramener des frites à un homme sur le point de mourir. Arrivé au niveau de la route, il choisit de partir en direction de la ville et non des collines, où il a supposé en une fraction de seconde que personne dans les villas qui surplombent la baie n’ouvrirait la porte à un arabe, de surcroit la nuit et sans masque. Il court à perdre haleine en direction de l’avenue Stalingrad. Il regrette presque aussitôt son choix quand il s’aperçoit que cette partie de la corniche concentre pratiquement uniquement des résidences de vacances. Tout est fermé sur cinq cent mètres. Il sprinte. Trente secondes. Une minute. Cinq minutes. Quand il parvient enfin à l’angle de l’avenue Stalingrad et de l’embarcadère pour la Corse, il pense que son coeur va imploser. A chaque entrée d’immeuble, il se précipite sur les sonneries. Il appuie rageusement. Dès qu’il explique que c’est des frites qu’il veut, les rares personnes qui répondent lui disent de foutre le camp et le menacent d’appeler la police. Au numéro 12, il reçoit même une chaussure avec un bout en métal qui lui abime le cuir chevelu. Il passe sa main dans ses cheveux, c’est poisseux et il y a du sang qui coule le long de ses lobes dégarnis. Il continue d’avancer jusqu’à remarquer de la lumière au travers un volet entrouvert. Sur le rebord du balcon, il voit un chat, puis deux puis trois et il entend la voix d’une vieille femme qui répète “voilà voilà“. Il l’interpelle. “Madame, madame il faut que vous m’aidiez, s’il vous plait je vous en supplie“. Et la femme écoute Sabri lui raconter pourquoi il a besoin de frites, une question de vie ou de mort ajoute-t-il dans un élan mélodramatique. « La vie, ce n’est plus tellement mon rayon jeune homme, mais question mort je m’y connais. Et puis des frites c’est plus original que leurs foutues couronnes». Elle a l’air d’aimer la plaisanterie et le travail bien fait aussi. En cinq minutes, Sabri repart avec un tupperware rempli à craquer de frites toutes chaudes et huileuses. Pas le temps de les égoutter. Il faut foncer. Elle le regarde s’éloigner à tout allure. Il arrive en bas des escaliers, tout rouge et les mains brûlées par la chaleur des frites.

« Saturne ! Saturne ! Tes frites arrivent ! »

Au moment où il s’apprête à hurler à nouveau, il remarque que le vieux n’est plus là où il l’a laissé. Il regarde partout, il ne s’est pas trompé d’endroit pourtant, il y a encore les cadavres des bouteilles qu’ils ont descendues qui trainent un peu partout.

Il se frotte la tête nerveusement. Comment le vieux a-t-il pu disparaître. Il pouvait à peine baragouiner. Alors de là, à plier ses gaules et regagner la corniche, c’est invraisemblable sinon impossible. Ça tourne à fond. Au premier vertige, Sabri sent qu’il doit s’asseoir le plus vite qu’il peut. Sans quoi, il va perdre l’équilibre. Une main à terre, et l’autre posée sur son genou, il relève la tête et contemple l’aurore. Une journée radieuse va démarrer. Le soleil qui poind à l'horizon, est un chef d’oeuvre sidéral. Les vagues sont orange, bleu et même rouge par endroit. Et leur mouvement permanent est hallucinatoire ; on dirait la mer en train de brûler. Des oiseaux s’élancent pour une démonstration acrobatique, ils plongent à pic, flirtent avec les rochers et remettent les gaz au dernier moment, leur façon magistrale de se rattraper quand tout semble perdu fait planer un sentiment d’urgence sur la baie. Mais on est pas au cinéma, les oiseaux ne sont pas kamikazes et les drames s’enrayent parfois comme les pistolets. Un bateau extravagant, moderne, apparaît au loin, on dirait qu’un parasite est juché à son sommet. Quand l’hélicoptère quitte le navire, le sourire de Sabri disparaît. Le paysage ne le soulage plus. La saoulerie est finie. Les bagues de Saturne sont là tout près du muret. La vue de la ferraille éclaire son visage. Il se penche vers elle. Une à une, il ramasse les anneaux qu’il pose avec délicatesse au creux de sa main. Il prend la mesure du froid métallique sur sa peau. « Tes petits femmes ont besoin qu’on les réchauffe le vieux, ne t’inquiète pas, je vais m’en occuper » Les frites sont presque molles et elles ont un goût prononcé d’huile de tournesol. Tant pis, il en enfourne autant qu’il peut dans sa bouche. Pourquoi aller ailleurs ? Cette sensation que rien ne peut mal tourner se répand en lui. Au second vertige, il rit cette fois, et imperceptiblement, il arrête de grincer des dents.

Normalement à cette époque de l’année, les journalistes de Nice-Matin dorment tranquillement dans leur appartement trois pièces dans un quartier ni trop populaire ni trop huppé, disons dans un quartier correct mais sans plus et leur salaire, lui aussi correct mais sans plus, ne leur a pas permis d’installer la climatisation réversible dans toutes les pièces de l’appartement mais uniquement dans deux d’entre elles. Le salon et la chambre des enfants ont dans la majorité des cas étaient retenus. Nicolas Poussin, journaliste de la rubrique Faits de société, s’est donc réveillé ce matin là avec les doigts de pied gelés et avec la certitude de s’être fait baisé à un moment ou à un autre. Purée et Églantine qui dorment comme deux petits loirs en hibernation dans la chambre du milieu ignorent fort heureusement tout du courroux paternel. Quand le téléphone sonne, Poussin comme on le surnomme à la rédac, lâche un pet crispé car il pressent les emmerdes matinales arriver au grand galop. En route pour le CHU, il constate à regret qu’une fois de plus il a vu juste. Dans l’ambulance, il fait si chaud que l’air propulsé par la ventilation produit des nappes de buée au contact du pare-brise froid. Dans l’habitacle, la visibilité est réduite au minimum. Pourtant, le conducteur hésite à baisser la vitre. Le vieux à l’arrière a tellement gueulé tout à l’heure quand le froid est entré dans l’habitacle qu’il a appuyé par réflexe sur la pédale de frein, manquant de les envoyer tous dans le décor. Il finit par se résoudre à essuyer le pare-brise avec sa grande main gantée. À l’arrière du Peugeot Rifter, on retrouve donc Poussin qui a quitté son domicile aux aurores sans commettre l’irréparable qu’il sentait pourtant à sa portée aujourd’hui. « Monsieur Saturne, pouvez-vous dire à nos amis lecteurs, ce que vous pensez du plan Grand Frais mis en place par le maire » ?

« Je m’appelle Saturne ducon, garde ton monsieur dans ta manche, je vais te dire moi ce plan c’est du flan ! Le flan grand frais voilà ce que c’est ! Moi j’étais à deux doigts de crever cette nuit. Soit-disant qu’on a tous une place réservée qui nous attend dans un parking de la ville ! Pipeau et compagnie oui, regarde où j’en suis, c’est la fourrière de la croix rouge qui m’a ramassé ! » Il lève la tête vers les ambulanciers et leur crie dessus « Oh je te vois le grand noir, t’avise pas de baisser ta vitre encore une fois ou je te pète les dents, t’auras l’air finot avec un piano dans la bouche » Le silence qui s’en suit est de courte durée. Saturne reprend de plus belle le récit de sa nuit : « Quand hier la maraude a rappliqué, j’allais quand même pas les supplier de m’emmener, j’ai ma fierté, c’est pas parce qu’on vit dehors qu’on peut pas faire des manières. Tu crois qu’il auraient insisté ces salauds-là pour me mettre au chaud ? Penses-tu, ils m’ont laissé au bord de la route ces enfants de viol. Au frigo ! Et si la vieille friteuse avait pas appelé je serai cané à l’heure qu’il est »

Six heures vingt-quatre. Poussin demeurait pensif. Il cherchait un bon titre pour son article. Un jeu de mots lui trottait dans la tête. Comme souvent en pareille circonstance, il pesait le pour et le contre. Il était court, il était percutant mais malheureusement il était léger en putasserie, ce qui pour les réseaux sociaux serait un problème, il le savait. Il souffla plusieurs fois. Son téléphone passait de sa main droite à sa main gauche selon un va-et-vient de plus en plus rapide. "Au diable les retweets" s’exclama-t-il soudain en déverrouillant l’appareil. En fin de compte, son amour viscéral pour les jeux de mots triompha. « Saturne pas rond sur cette Terre » fut le titre qu’il soumit à son rédacteur en chef qui, à sa grande surprise, l’accepta tel quel.

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