Sept ans plus tôt – L'été de mes 17 ans
Je me retourne une énième fois dans mon lit, lasse, avant de capituler.
D’un geste brusque, j’envoie valser la couette au sol, puis je m’assois, attentive aux moindres bruits qui m’entourent : le souffle léger du vent dehors, qui s’infiltre par la fenêtre ouverte pour chasser la moiteur accrochée aux murs de ma chambre.
Les murs craquent, grincent. Cette maison est un être à part entière, avec sa respiration et ses soupirs nocturnes.
D’ordinaire, cela ne me dérangerait pas. Mais ce soir, seule pour la première fois, ces sons me pèsent.
Ils murmurent dans le silence, comme pour me rappeler ce que j’ai perdu. Ma solitude résonne, amplifiée par l’absence.
J’aurais dû accepter l’invitation de Cindy, dormir chez elle. Mais depuis quelque temps, quelque chose se glisse entre nous. Une distance étrange, presque imperceptible, mais bien réelle.
Cette distance a les yeux noirs comme le plumage d’un corbeau, des lèvres pleines, un visage capable de troubler n’importe quelle fille.
Et moi, je suis troublée.
Dans la rue, pas un chat. Les lampadaires sont éteints. Je m’éclaire avec la lumière de mon téléphone pour éviter de trébucher.
Arrivée à la hauteur du bar, je lève la tête.
Sa fenêtre est ouverte. La lumière tremblante d’une télévision éclaire l’intérieur.
J’hésite.
Je n’ai qu’un mot à dire, juste son prénom.
L’appeler, pour le voir. Pour ne plus être seule avec ces bruits qui, dans la nuit, deviennent assourdissants.
Mais je ne dis rien.
Je continue d’avancer, lentement, pour ne pas tomber. Mes tongs crissent sur le gravier.
— Ellie ?
À peine un murmure. Mais je l’entends. Je me retourne : Maël est là, la tête penchée par la fenêtre.
— J’arrive.
Il referme la fenêtre sans me laisser le temps de répondre.
Mon cœur cogne dans ma poitrine.
Je me sens comme un lapereau figé dans la lumière des phares. Je vois le danger s’approcher, mais je suis trop éblouie pour savoir où fuir, ni comment.
Alors je reste là. J’attends l’impact.
Il survient quand il ouvre la porte.
Son visage, à peine visible dans l’obscurité, se tourne vers moi.
La lune éclaire timidement son sourire.
Moi, je dérive sans direction. Lui sait où il va.
Son pas assuré remonte la rue, et je le suis.
Je ne suis plus seule dans la nuit noire, ni dans ma solitude.
Je le suis en silence.
Et ce silence vaut toutes les paroles.
Allongés tous les deux en haut de la plateforme du toboggan, ses pieds à l’opposé des miens, nos visages à quelques centimètres.
Je pourrais l’observer autant que je le souhaite si je tournais la tête sur le côté, mais au lieu de ça, je suis en admiration devant les petits points lumineux dans le ciel.
Le calme de la nuit, seulement troublé par le hululement des hiboux.
— À quoi tu penses ? me demande Maël.
Je ferme les paupières en respirant l’air frais et humide, l’odeur de l’herbe en dessous de nous.
— À rien.
Je fixe à nouveau le ciel, avant de jeter un coup d’œil au garçon à mes côtés.
Je profite du calme, de la beauté du ciel. C’est apaisant.
J’adore cet endroit, la nuit.
Il me regarde à son tour, le ciel sans nuages laisse la lune nous éclairer de sa douce lumière céleste.
— Ce n’est pas calme chez toi ?
Alors qu’il me fixe droit dans les yeux, nos visages tournés l’un vers l’autre, sa phrase me transperce.
J’ai l’impression que des mains invisibles pressent l’organe dans ma poitrine, mon sang coule plus doucement, un frisson me parcourt et je mords l’intérieur de ma joue pour refouler des larmes qui perlent déjà au coin de mes yeux.
— Si.
Je tourne mon visage pour ne pas avoir à le regarder, lui.
Depuis la mort de mon grand-père et le départ de mon père pour Paris, il n’y a que moi dans la maison…
Ma voix s’enraille, je me racle la gorge avant de reprendre.
Je n’ai pas peur d’y être seule… c’est juste que tous ces bruits, toute cette absence, c’est pesant… usant, même.
Je sens le poids de son regard sur moi, mais ma fierté m’empêche de le regarder, de le voir. Parce que si je tournais la tête vers lui, je lui donnerais l’occasion de voir ma tristesse, mes larmes que je retiens autant que je peux, et je refuse de le laisser voir.
— Mes parents sont fous amoureux l’un de l’autre. Mais vraiment, ils me font penser à des adolescents qui viennent de tomber amoureux pour la première fois.
Mon visage se tourne vers lui, perplexe. Je me demande pourquoi il me parle de ses parents, mais cette fois, c’est lui qui évite mon regard.
Les yeux tournés vers le ciel, il semble pourtant perdu dans son récit, comme si la beauté sous ses yeux lui était totalement invisible.
— Résultat des courses, c’est eux ensemble et rien d’autre. Bien sûr, je sais qu’ils tiennent à moi. Mais c’est eux d’abord et toujours.
Quand ils partent en vacances, c’est ensemble.
Alors bien sûr, ils ne sont pas morts. Mais cette solitude, cet espace vide… c’est pesant.
Je ne comprends pas ce que tu ressens, mais j’imagine.
Son regard trouve le mien.
Mes iris se noient dans la noirceur de ses pupilles, j’y trouve le reflet de mon chagrin, de ma solitude.
Et soudain, je me sens proche de lui.
Nos douleurs se mêlent, et nous y trouvons du réconfort, un lien.