Chapitre 3

Par Aline.C

C’est peu après avoir fait le plein au supermarché et rangé la tonne de courses que j’ai achetées que je me décide enfin à aller rendre visite à Cindy.
Devant la porte de sa maison d’enfance, je repense à toutes les fois où, petite, je dormais dans sa chambre à l’étage.
Trois coups sur la porte, et j’entends les aboiements des chiens à l’intérieur. Une voix féminine et ferme les fait taire.
La porte s’ouvre sur une femme d’une cinquantaine d’années. Je me dis que j’ai grandi… que je ne suis plus une enfant, alors il est normal que la mère de mon amie ait elle aussi pris de l’âge.
Je remarque la blancheur de ses cheveux à certains endroits, et un sourire illumine son visage lorsqu’elle me reconnaît.
Ses bras s’enroulent autour de moi, et je ne m’y attendais pas le moins du monde.
— Oh Ellie, je suis tellement contente de te voir !
— Moi aussi, Marie.
J’enlace son corps fin.
Nous restons ainsi quelques instants avant qu’elle ne m’invite à entrer et me serve un thé glacé, comme quand j’étais gamine.
— Alors, Paris ?
Merdique, ai-je envie de répondre… Mais ce serait mentir. Tout n’était pas mauvais. Juste… différent.
— Beaucoup de bruit, une course perpétuelle. Être ici, c’est le calme, la sérénité. Ça m’avait manqué.
Je ne sais pas ce qu’elle lit sur mon visage, mais sa main vient attraper la mienne, et elle la serre doucement.
— Cindy n’est pas là ?
Je jette un œil autour de moi, comme si j’allais la voir apparaître à tout moment.
Mais à la place, je remarque de nouvelles photos accrochées au mur.
Impossible de détacher mon regard du nouveau cadre.
La voix de Marie s’élève doucement.
— Elle vit à Cherbourg maintenant, avec son mari. Et…
— Son bébé, la coupai-je.
Je contemple l’instant figé dans le cadre : la longue chevelure blonde de mon amie forme un rideau alors qu’elle penche la tête vers un bébé qu’elle tient dans ses bras.
— Nathan, oui. Ça fait un moment déjà qu’elle ne vit plus ici. Et toi, tu viens pour l’été ?
J’ancre mes yeux noisette dans les siens, aussi bleus que ceux de sa fille.
— Non. Je vais vivre ici.
Elle m’offre un sourire maternel. Comme si elle était fière de me savoir de retour. Comme si j’étais sa fille.
Mon cœur se réchauffe un peu.
— Tu t’en rendras compte par toi-même, mais beaucoup de choses ont changé ici.

Alors que je fais le tour du village, je passe devant l’ancien parc. Des souvenirs décousus refont surface, la plupart avec Maël.
La nuit, en haut du vieux toboggan, on refaisait le monde.
Malgré que j’aie passé plus de temps avec Cindy, c’est lui, toujours lui, qui revient en premier dans mon esprit.
C’est agaçant, parfois.
Mais je sais que même si je le voulais, je ne pourrais jamais l’oublier.
Certaines personnes nous marquent d’une façon si profonde que même les années ne peuvent effacer leur empreinte.
Je monte la pente en contournant le parc.
Là où se trouvait un terrain vague, je remarque désormais deux maisons à étage, bien clôturées.
Un chien jappe derrière les planches de bois blanc alors que je passe devant.
Pour rejoindre le cimetière, je contourne le grillage et entre par le trou dans la haie, sur la gauche.
J’y reste plus d’une heure sans m’en rendre compte.
Le soleil de midi me brûle, et je sens la sueur couler le long de mon dos.
Quand je repasse par le trou dans la haie, je suis percutée de plein fouet.
Je me retrouve les fesses coincées dans les buissons. Les branches me griffent et s’infiltrent à des endroits que je préfère ne pas évoquer.
Une boule de poils me grimpe à moitié dessus, m’enfonçant davantage dans les feuillages.
Sa langue humide vient lécher l’intégralité de mon visage, alors que des cris mi-rieurs, mi-douloureux m’échappent.
— Jax ! Au pied !
La boule de poils descend aussitôt.
J’essaie tant bien que mal de me redresser lorsqu’une main se tend devant moi.
Je l’attrape et, pour la première fois, je regarde le propriétaire de mon agresseur.
Un homme grand, aux épaules larges, les cheveux en bataille, blonds comme ceux de Cindy. Mais ses yeux à lui sont marron foncé, presque noirs. Ce contraste donne à son visage clair un éclat saisissant.
Il me soulève d’un geste, avec une facilité déconcertante, comme si je ne pesais rien. Ce qui n’est pas du tout le cas.
Jax, le chien, couché à ses pieds, me regarde avec un air désolé, comme s’il réalisait la bêtise qu’il venait de faire.
— Ça va ? Tu ne t’es pas fait mal ?
Je secoue mes vêtements pour en retirer les feuilles, puis me redresse.
— Non, ça va. Merci.
Je le jauge un instant du regard.
— Moi, c’est Ellie.
Je lui adresse un sourire.
En réponse, j’ai droit à une inspection en règle.
Son regard descend lentement sur mes courbes.
À une époque, ça m’aurait gênée. Complexée, même.
J’aurais peut-être croisé les bras pour me cacher.
Mais aujourd’hui, je le laisse faire.
Je hausse un sourcil, amusée.
Il met un temps fou à répondre, trop occupé à me détailler.
— Soren, dit-il enfin avec un sourire.
Nous quittons le petit sentier à côté du cimetière pour rejoindre la route et redescendre vers le parc.
Jax trottine devant nous, fier comme un chef, comme si c’était lui qui nous promenait.
— C’est la première fois que je te vois ici. Tu es en vacances ?
— Non, je vis dans la maison en bord de route, juste en face de l’épicerie.
— La grande maison abandonnée, avec le muret qui s’écroule ? Il me lance un regard étonné qui transforme tout son visage.
— Non, celle juste à côté, l’informai-je en riant face à son expression.
— Oh, celle en face des Danikan ?
J’acquiesce.
C’est rare d’entendre quelqu’un les appeler par leur nom de famille. Ça me fait un peu étrange.
Nous passons le portillon du parc.
Instinctivement, je vais m’asseoir sur le vieux tourniquet à la peinture écaillée.
C’est fou : rien n’a changé ici.
J’évite de regarder le vieux toboggan, et je me concentre sur l’homme qui s’assoit à mes côtés.
Je commence à faire tourner lentement le tourniquet du bout des pieds.
— Vernis, Ellie… murmure-t-il.
Je suis surprise d’entendre mon nom de famille sortir de sa bouche alors que je ne le lui ai pas donné.
Je relève la tête pour le fixer.
Son visage semble contrarié, ses sourcils légèrement froncés, ses lèvres pincées ont perdu leur sourire.
— Oui, c’est moi. Un problème ?
Il lève les yeux vers le ciel parfaitement dégagé. Un bleu pur, sans nuage.
— Aucun. C’est un petit village, ici. Tout le monde connaît tout le monde… J’ai juste entendu parler... de toi, hésite-t-il.
Je ne réponds rien.
Parce qu’il a raison.
Ici, tout se sait. Ou presque...
Mais à voir son expression, ce qu’il a entendu à mon sujet n’avait rien de très glorieux.
Gênée par le silence qui s’installe, je quitte le tourniquet sans un mot et rentre chez moi, l’esprit agité.
Qu’est-ce qui circule comme rumeur à mon sujet, au juste ?
Pour ne pas trop y penser, je me change.
J’enfile une robe fluide par-dessus mon maillot de bain vert émeraude, qui fait ressortir la couleur de ma peau.
Rien à foutre de mon ventre.
Rien à foutre de mes cuisses larges, ni de mon visage rond.
J’emmerde ceux qui me trouvent grosse.
Moi, je m’aime telle que je suis, et c’est tout ce qui compte.
J’enfile mes tongs, attrape mon sac en paille, et me mets en route pour la plage.
Le trajet me semblait bien plus court dans mes souvenirs.
Et bien moins éprouvant.
La sueur me dégouline dans le dos… mais aussi du front, des coudes…
Qui transpire des coudes, sérieusement ?
Qui est le crétin qui a lancé cette fausse rumeur comme quoi il fait toujours froid en Normandie ? Il devrait être poursuivi.
J’hésite à faire demi-tour, alors que j’ai déjà parcouru presque la moitié du chemin, quand j’entends au loin un véhicule approcher.
Je me décale un peu plus dans l’herbe au bord de la route.
Quand la voiture apparaît enfin, je lève instinctivement le pouce.
Jamais je n’aurais fait ça à Paris.
La voiture passe sans s’arrêter. Je soupire et reprends ma marche.
Quand une autre approche, je ne me donne même pas la peine de lever le pouce. Je me concentre sur mes pas, pour ne pas finir dans le fossé.
— Ellie !
Je m’arrête et tourne la tête.
Une voiture est arrêtée juste à côté de moi.
Soren.
Et Jax, à l’arrière, qui passe la tête par la fenêtre, langue pendante, l’air ravi.
— Tu vas à la plage ?
Je regarde la route qui s’étend devant moi.
— Oui. En même temps, cette route ne mène qu’à ça, non ? — dis-je en souriant.
Il rit.
— J’avais oublié que t’étais une “native”. Allez, monte. Tu dégoulines, j’ai mal au cœur pour toi.
Jax aboie, comme pour confirmer les paroles de son maître.
Je monte à l’avant avec un sourire.
— Merci, c’est gentil. Tu vas te baigner aussi ?
Sa conduite est vive, mais fluide. Il doit connaître cette route par cœur.
— Ouais, on profite du beau temps avec Jax. C’est l’avantage d’avoir la mer à deux pas de la maison.
— Tu vis ici depuis longtemps ? lui demandai-je, curieuse comme une pie.
Il détourne brièvement les yeux de la route pour me regarder.
— Ça va faire bientôt quatre ans.
Surprise, je reste silencieuse.
Les cabanons de plage aux couleurs vives apparaissent au loin.
Je fixe Soren, essayant de fouiller ma mémoire… L’ai-je croisé quand je suis venue pour l’enterrement ?
Concernant cette période, tout est flou.
Il gare la voiture.
Je descends en le remerciant, pendant qu’il ouvre la portière arrière pour libérer son compagnon à poils.
— Reste avec nous. Ce sera l’occasion d’apprendre à se connaître. Après tout, on est voisins maintenant.
Il me sourit, je repense à sa réaction glaciale au parc.
— Tu me connais déjà un peu, non ? Vu la tête que t’as tirée tout à l’heure, j’en déduis qu’on t’a parlé de moi… et que c’était pas très flatteur, non ?
Il reste planté là, l’air un peu embêté.
Ses sourcils se froncent, ses lèvres se pincent et la fossette qui lui orne le menton s’accentue.
— C’est vrai, reconnaît-il. Mais je tiens aussi à me faire mon propre avis.
Donne-moi une vraie occasion de te connaître.
Et je te dirai si ce qu’on m’a raconté est vrai, ou pas.

Soren lance une nouvelle fois la balle de tennis d’un geste puissant.
Elle atterrit dans l’eau salée, et Jax court aussitôt la chercher en nageant avec énergie.
Assis côte à côte sur nos serviettes, nous prenons le soleil en silence, bercés par le bruit des vagues.

— Donc, si je résume bien, t’as tout quitté comme ça, sur un coup de tête ?
Eh ben… soit t’es folle, soit t’as une sacrée paire de couilles.

Le border collie revient à toute vitesse et nous asperge en déposant la balle trempée entre nous deux.
Je ris un peu, avant de retrouver mon sérieux.
— C’était réfléchi, crois-moi. Je suis impulsive, mais pas à ce point-là.

Je prends la balle à mon tour et la lance avec toute ma force… mais elle n’atteint même pas l’eau.

— Pourquoi revenir ici ? demande-t-il, les bras repliés sur ses genoux, le menton posé dessus. Il me fixe, calme.

Un soupir m’échappe.
Je respire l’air iodé à pleins poumons.
J’écoute les vagues, regarde Jax jouer un peu plus loin.
— C’est ici que j’ai vécu les pires moments de ma vie… mais aussi les meilleurs.
Cet endroit me manquait, lui avouai-je.
J’espérais peut-être y retrouver l’insouciance, le bonheur de mes étés passés.
Paris, c’était… comment dire… c’était épuisant.
J’avais l’impression de respirer sans jamais avoir assez d’air.
Je sais pas si tu vois ce que je veux dire ? lui expliquai-je.

Son regard sur moi devient plus intense.
Et je me sens soudain gênée de m’être livrée aussi facilement à un presque inconnu.
Et pourtant, depuis le début, avec lui, je me sens... à l’aise.

— Je crois pas avoir ressenti ça un jour… mais je comprends à peu près ce que tu veux dire.
Il hoche doucement la tête.
— Et tu fais quoi comme boulot ? demande-t-il.
— Je suis graphiste indépendante. C’est l’avantage de ce métier : je peux travailler d’où je veux. J’ai aussi l’intention de me spécialiser dans le web design. Je viens de finir ma formation, j’ai hâte de commencer.
Et toi, Soren ?
— Je suis menuisier.
Avant, j’étais dans une grosse boîte du bâtiment à Cherbourg… mais c’était une vraie galère.
Règles de sécurité non respectées, collègues qui se tiraient dans les pattes pour un rien, tension permanente… soupire-t-il.
J’ai pété un câble, et j’ai fini par me mettre à mon compte en arrivant ici.
Je fais quelques chantiers dans le coin, mais en général, je bosse plus vers Sainte-Mère.
Ça rapporte mieux, finit l’homme à mes côtés.

Jax déboule vers nous en courant.
L’eau dégouline de son pelage noir et blanc, et le sable s’envole à chaque foulée.
Il se jette sur Soren, qui l’accueille avec un sourire et des caresses pleines d’affection.
Je les regarde, un sourire aux lèvres, attendrie par le spectacle qui s’offre à mes yeux.

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