Un long silence s’imposa entre les faux dieux et les humains, puis la voix grinçante, cassante d’amertume d’Helena retentit dans les ténèbres ambiants.
— Mais si Augusta est responsable de la magie chez les humains, alors qu’a fait Velmerys ?
Une pointe de défiance était lisible dans sa voix, et Velmerys s’en saisit immédiatement. Elle descendit lentement au niveau de sa servante, l’une de ses mains pâles caressa la joue creusée d’Helena avec une langueur indécente.
— Tu crois encore à mon innocence, mon ange… Serais-tu prête à me défendre ?
Helena détourna la tête avec violence, se mordant les lèvres avec rage.
— Je veux simplement comprendre le sens de cette malédiction.
Dans un grand fracas, Devon posa ses mains de pierre sur le marbre de la Table.
— Velmerys a joué avec la Nature aussi. Elle l’a manipulée de la pire des façons.
Thelma baissa la tête, l’air vaincu, et quelques bourgeons dans sa tignasse de feuilles fanèrent.
— Pendant qu’Augusta offrait la puissance aux femmes, continua Hermine, grave, Velmerys œuvrait à leur offrir une supériorité numérique.
— Comment cela ? demanda immédiatement Marina, un sourcil haussé.
Hermine embrassa alors l’assemblée de souverains du regard, mais son visage de lumière ne transpirait d’aucune émotion.
— Vous en êtes tous la preuve vivante. La présence écrasante des femmes à la Table des Dix, le nombre impressionnant de naissances de petites filles dans les familles, le règne des héritières au sommet des royaumes, le nombre de femmes assises sur le trône de tous les pays du monde… C’est là l’œuvre de Velmerys.
Des inspirations perplexes retentirent dans la pièce plongée dans l’obscurité, jusqu’à ce qu’une voix profonde et caverneuse ne retentisse, plus forte que tout le reste.
— Velmerys a influé sur les naissances pour s’assurer qu’un plus grand nombre de femmes naissent, et ce en particulier dans les familles royales. Pour donner le trône, le pouvoir aux femmes.
Les regards tombèrent sur l’immense silhouette de Ren, qui s’était exprimée d’une voix plate. Hermine hocha simplement la tête.
— Comment cela est-il seulement possible ? interrogea Christian.
— Elle règne sur le Néant, répondit Jade. Je suppose qu’il lui suffit de contrôler le flot des âmes qui quitte le Néant pour entrer dans Notre Monde. Alors, elle a simplement fait en sorte que ces âmes trouvent un corps féminin.
La réflexion des souverains fut interrompue par le bruit cinglant des mains de la déesse du Néant qui s’entrechoquaient dans un applaudissement sec et ironique.
— Bravo, Votre Majesté. Vous avez deviné. Mais pourquoi prendre ce ton si condescendant ? N’êtes-vous pas heureuse d’être aujourd’hui sur le trône du pays le plus riche et prospère du monde ? Ne soyez pas naïve. Si vous êtes là où vous êtes aujourd’hui, c’est grâce à moi.
Elle s’interrompit pour pointer du doigt toutes les reines, une à une. Elle se heurta au regard de glace de Diane.
— Et c’est valable pour vous toutes.
Le silence ne s’imposa pas longtemps avant que la voix de Ren ne résonne à nouveau, vide et blême.
— C’est vous qui avez créé les Abymes.
La contradiction n’avait pas de place dans sa phrase, et la déesse du Néant lui offrit un sourire cynique. Mais ce fut Eléanor qui réagit en premier.
— Mais… comment ?
— C’est très simple, rétorqua Ren, sans quitter Velmerys des yeux. En manipulant les naissances, cela crée naturellement un déséquilibre dans le Néant, qui impacte à la fois les morts et les naissances. Certaines personnes meurent alors qu’elles ne devraient pas, et d’autres naissent alors qu’elles ne devraient pas.
— Bien sûr… Et ainsi naissent des Abymes, chuchota Jade, comme pour elle-même, le regard perdu dans le vague.
— Très bien, reconnut Velmerys, écartant les bras en signe de défaite. Je l’admets. C’est moi qui suis à l’origine de la naissance de la première Abyme. Mais, toutes celles qui ont suivi, ce n’est pas de mon fait.
— C’est tout comme, répliqua Ren, sa voix comme une sentence irrévocable. Vous avez commencé à dérégler le Néant il y a des siècles, et cela a eu un impact pour toutes les années suivantes et sans doute encore pour des décennies à venir.
— Exactement, reprit Hermine, l’air satisfaite. Tu vois, Velmerys, parfois les humains comprennent très bien les choses. Mieux encore que nous.
Le coin des lèvres de Velmerys s’enroula dans un rictus de pure dédain, et Ren lança un regard triomphant en direction de l’Impératrice Noire toujours agenouillée au sol.
— C’est délicieusement ironique. La déesse que vous vénérez est celle qui a créé les êtres que vous exécutez.
Sa déclaration se poursuivit d’une phrase lente et mélodieuse en langue étrangère, qui poussa l’Impératrice du Nihil à relever la tête brusquement, son regard dissimulé par son voile braqué sur Madame Ren. Les petites mains gantées de l’Impératrice tremblaient, et rapidement, tout son corps se mit à trembler.
Victorieuse, Ren détourna le regard.
— Je suis navré, Velmerys, déclara soudain Eli, son ton lourd de regrets. Votre erreur est impardonnable.
— Evidemment, confirma Aedan, ferme. C’est pourquoi nous n’avons pas eu d’autre choix que de vous punir.
— Sans le vouloir, c’est toi et Augusta qui avez créé la situation propice à l’apparition du paradoxe de la Dynastie des Damnées, expliqua Hermine. Les humains se sont chargés ensuite de lui donner vie.
Les lèvres de Velmerys se froissèrent dans un rictus hargneux, alors qu’Helena lui jetait soudain un regard pollué de haine.
— Mais oui, c’est une évidence. Vous avez donné le pouvoir à celles qui étaient les plus craintes, termina Marina. Peut-être que si vous n’étiez pas intervenues… L’injustice se serait régulée par elle-même avec le temps. Beaucoup de temps, sans doute, mais… Mais là, en agissant ainsi, vous avez amené la peur et la méfiance en créant une nouvelle inégalité. Et vous avez sans doute retardé le retour de la Justice.
La déesse du Néant laissa échapper un rire dédaigneux.
— Sans notre intervention, l’Injustice aurait perduré jusqu’à la fin des temps. Pourquoi croyez-vous que vous êtes parvenus à changer la Loi ? C’est uniquement parce que nous vous avons préparé le terrain, il y a des siècles de cela.
— Il est impossible d’affirmer que le changement n’aurait pas eu lieu sans votre intervention, tempéra Garance.
— Les humains ont raison, Vel, intervint Aedan, l’air contrit. Ça sert à rien de réécrire le passé, maintenant. C’est trop tard. Ça efface pas votre erreur.
— Mais maintenant, l’erreur a été corrigée par les humains ! s’exclama Thelma, tout sourire.
— Oui, confirma Hermine. Comme elle aurait dû l’être, depuis le début. Vous avez été impatientes, inconscientes, égoïstes. Mais pendant plusieurs siècles, vous avez respecté votre punition. Vous avez honoré votre dette. Toi, Velmerys, tu n’es plus intervenue dans les affaires humaines, autre que pour réguler le Néant comme tu le dois. Et Augusta également.
Velmerys fixa longuement la femme-étoile, aucune émotion visible dans ses yeux d’obsidienne. Elle demeura parfaitement immobile, à l’image d’Helena, même lorsqu’Hermine leva les mains vers le ciel, créant un bras de lumière qui semblait venir des cieux pour s’écraser sur elle.
Une comète venant embrasser une étoile.
— Ainsi, comme convenu, vous êtes désormais libres.
Le rai de lumière bifurqua soudain, des cieux, il changea sa trajectoire pour fondre sur Helena, qui poussa un cri, dont sa mère fit l’écho. La femme aux ailes bleues fut soulevée au-dessus du sol, et se trouva enveloppée dans une nappe de lumière aveuglante, qui força les souverains à détourner le regard. La lumière l’engloutie toute entière, sous le regard hypnotisé de Velmerys.
Enfin, la lumière la libéra puis se dissipa lentement, rampant d’où elle était venue en direction d’Hermine. L’orbe aveuglante pénétra la robe et la chevelure de la femme-étoile comme si elle avait toujours été là.
Le corps inerte d’Helena commença sa chute lente vers le sol, et Velmerys s’élança dans les airs.
Rattrapa le corps dans ses bras.
Les Observateurs et les souverains fixaient celle qui se faisait appeler la déesse du Néant. Son visage était désormais strié de traces noires, comme si du charbon s’était écoulé de ses yeux.
Lentement, la silhouette dans ses bras s’anima, et avec son aide, se leva.
Elle fit face aux souverains, et tous laissèrent échapper un hoquet de surprise.
Le visage d’Helena les regardait, mais il n’était plus humain. Il était séparé en deux. D’un côté noir néant, d’un côté blanc luminescent. Ses joues et son front semblaient constellés de cratères irréguliers. Sa longue robe montrait la même opposition de couleur que ses joues, mais inversée.
Visage blanc, robe noire.
Robe blanche, visage noir.
Ses yeux étaient deux perles noires qui semblaient refléter l’entièreté de l’univers plongée dans les ténèbres.
Ses cheveux, des filaments de lumière et d’obscurité entortillés ensemble.
Ses ailes quant à elles s’étaient volatilisées.
— Mais… murmura Garance, la voix brisée. Si vous êtes Augusta, alors… Où est Helena ?
Le regard noir de Velmerys se posa alors sur les souverains des Andes, lisse comme un lac sans fond.
— Lorsque votre fille est venue au monde, l’âme d’Augusta était déjà en elle. Depuis sa naissance, Helena et Augusta ne forment qu’une seule et même personne. La princesse Helena ne serait pas ce qu’elle est sans l’âme d’Augusta en elle.
Le visage ahuri d’Augusta se promena sur tous les souverains, avant de s’arrêter sur la reine Garance et le roi Boris.
— Je suis désolée… murmura-t-elle.
La voix était celle d’Helena, mais vidée de sa haine et de ses ressentiments.
Ses parents ne trouvèrent pas la force de répondre à celle qui avait toujours été leur fille, et quelqu’un d’autre à la fois.
Velmerys saisit ses mains noire et blanche et s’approcha encore, flottant quelques centimètres au-dessus d’elle. Le mépris et le cynisme avaient été lavés de ses traits, ne restait qu’un profond soulagement.
Ou était-ce le bonheur ?
— Augusta. Cela fait si longtemps.
La déesse de l’Intelligence cligna des yeux plusieurs fois, jeta un œil à son corps, avant de replonger ses yeux dans ceux de Velmerys.
— Comment as-tu su… Comment pouvais-tu savoir que je serais… elle ?
Un rire mélodieux, qui paraissait plus léger qu’une plume, s’éleva dans les airs.
— Elle était maudite. Esclave de la Lune. Haïe des hommes autant qu’elle les haïssait. Enfin, Augusta. Elle ne pouvait être que toi.
La femme-lune sourit. Velmerys se tourna alors vers Hermine et Aedan.
— C’était très bien joué de votre part. Cacher la coupable de la malédiction parmi les héritières maudites. La forcer à subir le sort qu’elle a elle-même provoqué. Une belle leçon.
— Je suis ravie que tu partages cet avis, Velmerys, répondit Hermine.
— Votre cruauté a été de me faire attendre si longtemps pour son retour…
Hermine haussa les épaules avec indifférence, et Velmerys reporta son attention sur Augusta.
— Viens.
Aucune question n’était nécessaire. Augusta se laissa entraîner par Velmerys, même lorsque leurs corps quittèrent le sol, et s’élevèrent à un, puis deux mètres dans les airs. Dans une valse gracieuse et aérienne, les deux femmes se mirent à tournoyer, main dans la main. Puis le noir gagna Velmerys, recouvrit l’entièreté de son corps, et plus encore. Il grignota peu à peu celui d’Augusta.
Sa robe devint un trou noir.
Augusta fut avalée par les ténèbres, après avoir envoyé un dernier éclat blanc sur le sol, en direction des souverains.
L’éclat de l’astre lunaire toucha ses parents une dernière fois.
Et les deux femmes disparurent.
Après un silence contemplatif, Hermine prit la parole, désignant la Table des Dix de sa main éblouissante.
— Vous avez vous aussi rempli votre part du marché, bien que sans le vouloir.
— Oui, maintenant tout va rentrer dans l’ordre, sourit Aedan.
— La Table était faite pour parvenir à cet unique objectif. Elle ne devait pas avoir d’autre utilité, mais…
Hermine s’interrompit lorsqu’elle aperçut l’acquiescement de Devon, puis d’Eli et de Thelma. La déesse de la Bonté se leva alors, et se planta devant les souverains, son sourire éclairant son visage d’arbre. De son bras de branche, elle désigna la Table des Dix à son tour.
— La Table est à vous.
Comme les souverains ne trouvaient rien à redire, les êtres de Nature sourirent et se turent à jamais.
Ils reculèrent lentement.
Un éclat aveuglant emplit toute la salle, et lorsqu’il eut disparu, les Observateurs n’étaient plus.
Le marbre de la Table avaient retrouvé sa texture laiteuse et matte.
La bulle de ténèbres et de Néant s’était volatilisée et les rayons du soleil d’après-midi qui se réfléchissaient sur la Mer Tumultueuse pénétrèrent de nouveau dans la salle d’or et de blanc.
Des bruits de pas et des cris affolés retentissaient de l’autre côté de la porte.
Certains souverains se laissèrent choir au sol, épuisés, tandis que d’autres levaient les yeux vers le ciel.
Sans doute pour le remercier d’avoir enfin répondu à leurs questions.
Dans la lignée du précédent donc je vais sans doute faire un peu plus bref^^
Le fait que les dieux puissent aussi contrôler les naissances dans les familles royales permet de répondre à un mystère que tu avais posé plus tôt et qui avait été évoqué plusieurs fois dans les débats donc la réponse est satisfaisante.
J'ai oublié de le dire dans le précédent chapitre, la chute était super et c'est encore le cas ici. Tu trouves toujours de très belles tournures.
Petite remarque :
"La lumière l’engloutie toute entière," -> engloutit
Allez, un dernier pour la route !
Contente si la réponse à ce mystère te satisfait ! Effectivement, tout le mystère reposait sur ces naissances et ce paradoxe du grand nombre de femmes au pouvoir mais qui en pratique n'ont pas les moyens de gouverner, donc oui la réponse la voici ^^ Encore une des idées brillantes de la déesse du Néant, lol.
Contente que tu aies aimé la chute ahah, c'est pas toujours évident de faire des chutes efficaces mais si ça fonctionne alors je suis heureuse :)
Merci pour ta note et je poursuis mes réponses également ;)
"Le coin des lèvres de Velmerys s’enroula dans un rictus de pure dédain, et Ren lança un regard triomphant en direction de l’Impératrice Noire toujours agenouillée au sol." pur* plutôt, non ?
" Ça efface pas votre erreur." je crois qu'il manque un "n' " à efface* ;)
"Le marbre de la Table avaient retrouvé sa texture laiteuse et matte." avait*
Eh bien, voilà qui réponds effectivement à pas mal de chose. C'était plutôt intense pour nos souverains à vivre. Un événement qui ne reproduira sans doute ajmais qui plus est ! J'imagine bien que pour les autres gens lambda, gardes, etc... ça a du être un peu la panique xD Je doute qu'ils puissent expliquer ça par contre :')
J'ail l'impression qu'on est plus très loin de la fin avec tout ça. J'ai à la fois hête de voir comment ça va finir et à la fois, je ne suis pas trop pressée car j'adore ton histoire <3
Contente que ce chapitre réponde bien à tes questions, bon il y aura encore d'autres questions et d'autres réponses mais chaque chose en son temps :P
Et oui pour les gens en dehors de la salle c'était bien la panique et ils ne sauront jamais ce qu'il s'est passé dans cette salle l'espace d'un instant xD
Et oui, tu as un bon pressentiment : on s'approche dangereusement de la fin là, plus que 4 chapitres (dont l'épilogue) héhé, j'espère que la fin te plaira :D
Merci pour tes notes, je vais corriger ça ;)
A tout bientôt !