Tandis que les deux adolescentes restaient paralysées par la surprise et l’étrangeté de la situation, Amélie se précipita vers Aliette pour lui prendre le pouls et examiner ses pupilles, avec professionnalisme et efficacité.
— Ta tension doit être un peu faible, constata-t-elle. Comment te sens-tu ?
— J’ai la tête qui tourne.
Amélie passa un bras sous ses épaules.
— Si je te soutiens, proposa-t-elle, est-ce que tu peux te relever ?
— Je vais essayer.
Aliette se redressa avec son aide et s’appuya sur Sylvia pour se maintenir en équilibre. Son amie, bouche bée, dévisageait Amélie.
— Tu as entendu mon appel, constata-t-elle.
— Oui, répondit l’adulte. Même si c’est plutôt ton père que tu essayais de joindre, non ?
Amélie fit quelques pas en avant pour entrainer Aliette vers la sortie. La jeune fille semblait retrouver ses esprits et son équilibre.
— Mais je n’ai pas pu lui laisser de message, ajouta Sylvia. En fait, je n’ai même pas eu la communication.
— Avec le temps, tu devrais savoir que c’est moi qui prends ses messages !
Sylvia retrouvait le sourire. La présence d’Amélie était soudain comme une évidence. La jeune femme avait toujours été là pour elle avant qu’elle ait besoin de l’appeler. Sylvia ne savait ni comment ni pourquoi, mais elle ressentait au plus profond d’elle-même qu’elles étaient connectées. Elle était sa première alliée. Alors, elle devait la mettre en garde contre les dangers qui les menaçaient.
— Ils nous observent, s’écria-t-elle. Ils veulent me retenir ici !
— Raison de plus pour filer en vitesse ! insista l’adulte.
— Mais comment ? Tout est fermé et surveillé !
Amélie poussa les ados vers la sortie. Le couloir, étrangement vide, était plongé dans la pénombre des rares lampes de secours allumées.
— C’est le problème quand on accorde toute sa confiance à la technologie, ajouta-t-elle, on oublie que les machines peuvent tomber en panne. Venez ! On prend la sortie arrière.
Elle les entraina dans le couloir silencieux où toutes les portes étaient fermées. Sylvia sursauta en constatant que quelqu’un tentait d’actionner une poignée depuis l’intérieur d’une pièce verrouillée. Amélie qui soutenait toujours Aliette leur fit prendre un tournant et un nouveau couloir au bout duquel une issue de secours était grande ouverte.
Quand elles débouchèrent dans la rue, Amélie claqua la porte derrière elles. Le temps pour Sylvia de remarquer que de la mousse, des champignons et un lierre avaient envahi le boitier qui contrôlait l’accès au bâtiment.
— C’est un Hederis ? demanda-t-elle à Amélie.
— En association avec un Bryophyta et un Chromista, répondit celle-ci. C’est une symbiose dont je suis assez satisfaite !
Les plantes semblèrent frémir sous le compliment d’Amélie. Sylvia se jeta au cou de leur sauveuse.
— Merci, murmura-t-elle.
Amélie sourit sans un mot. Ses yeux pétillants exprimaient le plaisir d’avoir pris soin de sa protégée. Puis, une voix plus souterraine, plus proche encore, comme si elle émanait de son propre ventre, lui parvint pour lui susurrer : « De rien. C’était tout naturel. »
— Venez ! reprit Amélie en emmenant les jeunes filles vers la place principale. On va essayer d’attraper un aérobus. Je crois que ton amie a besoin de rentrer chez elle pour se reposer.
Aliette se laissa entrainer sans réagir. Elle était toujours aussi pâle et déboussolée.
— Ça va aller ? s’inquiéta Sylvia en serrant la main de son amie.
— Oui, oui, la rassura-t-elle. Je ne comprends juste pas pourquoi mon implant ne fonctionne pas.
— Je suis désolée.
Sylvia ne savait pas très bien de quoi s’excuser. D’avoir insisté pour que son amie se fasse implanter ? De l’avoir entrainée dans cette étrange situation ? De ne pas être implantée à sa place ? Elle se sentait responsable de ce qui venait de se passer. C’est elle qui avait déclenché tous ces problèmes. Elle et ses envies d’être comme tout le monde. Elle et sa volonté de n’en faire qu’à sa tête. Elle et ses paramètres un peu spéciaux.
Le trio pressa le pas pour rejoindre la station d’aérobus. De l’autre côté de la place, un attroupement s’était formé devant l’HuMo Store dont la façade connectée était traversée de bugs, d’images floues, pixelisées, et dont les portes étaient inexplicablement bloquées en position fermées. Sylvia jeta un œil à Amélie qui souriait mystérieusement.
— Qu’est-ce qui va se passer maintenant ? voulut-elle savoir.
— Pour commencer, il va falloir que tu parles à ton père.
Un aérobus descendit devant leur arrêt et le trio s’y engouffra. Amélie s’assura qu’Aliette était bien assise sur une banquette du fond. Le regard de la jeune fille fuyait à travers la fenêtre. Elle avait l’air perdue et indifférente à la foule qui les entourait. Amélie s’installa en face d’elle en serrant la main de Sylvia qu’elle attira contre elle.
Nous avons toujours été là. Même avant Hedera humanis nous étions là. Hedera humanis est le lien ultime. Nous étions là avec les humains. Depuis Hedera humanis, nous sommes les humains. Les humains sont en nous.
Sylvia ressentait l’électricité statique sur sa peau, tel un champ magnétique qui l’attirait vers Amélie. Elle avait l’impression qu’elle s’était toujours sentie proche de la jeune femme qui avait été comme une mère pour elle. Aujourd’hui, son corps entier semblait lui murmurer qu’elles étaient intimement liées, qu’un lien invisible les connectait. Une douce chaleur envahissait son ventre, comme si c’était là que se trouvait le centre de cette nouvelle conviction, la source des intuitions qui la portaient, cette voix qui tentait de remonter des profondeurs pour lui dire à présent « Je serai toujours là. Je ne te quitterai plus jamais. » Sylvia se pencha sur l’épaule de l’adulte aussi silencieuse qu’attentive.
— Comment est-ce que tu savais que mes paramètres étaient incompatibles avec les implants ? voulut-elle savoir.
— Tu ne l’as pas encore deviné ? s’étonna Amélie, avec une bonne dose d’encouragement dans la voix.
— C’est à cause de papa, c’est ça ?
Amélie pencha la tête vers celle de la jeune fille qui pesait sur son épaule. Le poids de son corps semblait confirmer en silence l’hypothèse de Sylvia dont l’intuition lui criait : « C’est grâce à moi ! » L’adolescente touchait enfin du doigt la vérité, mais dans une forme encore trop brute dont l’évidence lui échappait, dont les détails restaient un mystère complet.
— Raconte-moi ce que tu sais, glissa-t-elle à l’oreille de sa protectrice.
— J’ai promis à ton père de ne rien dévoiler…
— Pourquoi ? demanda Sylvia avec calme et insistance.
— Pour te protéger, répondit Amélie. Et parce que j’ai juré de prendre soin de toi.
— En m’empêchant d’être implantée ? conclut l’adolescente sur le même ton.
Amélie prit une profonde respiration. Elle cherchait ses mots. Dans le ventre de Sylvia, la voix semblait dire tout bas : « Amélie est comme moi. »
— Non, répondit enfin l’adulte. C’est ton père qui ne voulait pas que tu sois implantée.
— Je ne veux pas être comme lui, affirma Sylvia entre ses dents.
— Je sais, la rassura Amélie. Je comprends ce que tu veux dire. C’est moi qui ai voulu que tu sois implantée.
— Je veux être comme mes amies…
— Tu ne seras jamais comme personne d’autre…
Sylvia se redressa et dévisagea son interlocutrice avec incrédulité. Qu’avait-elle cherché à dire en affirmant qu’elle voulait qu’elle soit implantée ? La jeune fille restait sans voix, tandis qu’on lui parlait encore à demi-mots et qu’une certitude était en train de naitre en elle : son père avait réalisé des expérimentations sur elle, c’est lui qui avait manipulé ses paramètres, c’est à lui qu’elle devait ce sentiment étrange de ne pas être comme les autres.
— Ton père est moins borné que tu ne le penses, reprit Amélie. Il a accepté de te faire le plus beau cadeau qui soit, le cadeau d’une connexion absolue, le cadeau de la vie. Et il est temps qu’il t’en parle. Tu es prête à l’entendre, je le sens.
Sylvia restait sans voix, les mains posées sur son ventre. Tout son corps vibrait.
Nous sommes le cadeau, Sylvia. Nous sommes ta maison. Tu rentres chez toi.
Le trio était descendu à l’arrêt d’aérobus le plus proche de la maison d’Aliette. Amélie et Sylvia laissèrent la jeune fille devant chez elle, après lui avoir fait promettre de se reposer puis de donner vite des nouvelles. Ensuite, elles continuèrent leur chemin à pied. Tandis qu’elles approchaient de leur rue, Amélie se crispa soudain.
— Il y a un problème, annonça-t-elle. Tu ne sens pas ?
Sylvia se figea. Elle avait la chair de poule et des crampes d’estomac, comme si une rafale de tempête venait tout à coup de la traverser. Son corps lui envoyait des signaux d’alerte et la même voix silencieuse venue des profondeurs de son être, qu’elle entendait depuis la sortie de l’HuMo Store, résonna à nouveau en elle. « Ton père est en danger » disait-elle.
— Ils sont en train de fouiller le labo, précisa Amélie qui semblait elle aussi recevoir des informations à distance.
— De qui est-ce que tu parles ? s’écria Sylvia en se précipitant vers la maison.
En tournant le coin de la rue, elle découvrit alors deux aérojets de la police stationnés dans son jardin. Aussitôt, Sylvia voulut se ruer en avant. Amélie la retint par le bras.
— N’y va pas ! dit-elle.
— Je ne peux pas laisser papa ! C’est de ma faute s’ils sont là, je dois leur dire !
— Non !
Sylvia échappa aux doigts crispés d’Amélie et se précipita vers la porte d’entrée qu’elle ouvrit à la volée. Une policière qui se tenait dans le hall sursauta et lui barra le passage.
— Qu’est-ce que vous faites là ? l’apostropha l’agent.
— C’est un malentendu, s’exclama la jeune fille. Je ne voulais pas m’enfuir. Je sais que j’ai accepté les conditions d’utilisation, mais je voulais juste prévenir mon père que j’étais en observation.
— Vous êtes la fille de monsieur Vaneyck ?
— Oui !
La policière la prit par le coude et la força à s’asseoir sur le divan le plus proche.
— Calmez-vous, mademoiselle, ordonna-t-elle. Laissez-nous faire notre travail et tout va bien se passer.
Plus personne ne peut se mettre en travers de notre chemin. Bienvenue parmi nous, Hedera humanis. Nous nous retrouvons enfin.
Ce qui m'a un peu gênée :
- Qu’avait-elle cherché à dire en affirmant qu’elle voulait qu’elle soit implantée ==> trop de "elle" je ne sais plus qui fait référence à qui
Mes phrases préférées :
- Tu as entendu mon appel ==> oh ! j'ai compris :D
- Les plantes semblèrent frémir sous le compliment d’Amélie.
Remarques générales :
J'aime bien la tournure qu'ont pris les événements ! Par contre je ne comprends pas pourquoi Sylvia se sent si coupable d'avoir entraînée son amie là-dedans, il me semble qu'au départ c'était Aliette qui avait émis l'idée d'aller se faire implanter ensemble ? Je veux dire, c'est normal qu'elle s'en veuille mais elle devrait plutôt s'en vouloir de ne pas l'avoir arrêtée plutôt que de l'avoir entraînée ?
Sylvia a l'air de prendre conscience progressivement de ce qu'elle est, c'est bien amené ! Mais elle lit toujours aussi mal les situations, c'est drôle ! Entre le moment où elle lie son incompatibilité avec les poils de chats et là où elle croit que la police vient parce qu'elle est partie après avoir accepté les conditions d'utilisation ^^
J'espère qu'il ne va rien arriver à Jeff !
A bientôt pour la suite