Les humains cherchent rarement de la bonne manière ce qui pourrait être utile à leur espèce. Ils n’utilisent qu’une petite partie de leurs sens. Ils sont myopes. Ils manquent de flair. Et ils ont la mauvaise habitude de dénigrer et de jeter par terre ce qui ne retient pas leur attention. Ce sont des dinosaures dans une lande de coquelicots. Ils ne sont pas prêts à nous trouver de si tôt.
Contrainte de rester assise et immobile, Sylvia trépignait. Elle avait à peine eu le temps d’apercevoir les silhouettes d’autres policiers dans la maison. Derrière elle, des bruits et des éclats de voix venaient du labo sans qu’elle puisse voir ce qui s’y déroulait. Des objets étaient déplacés sans ménagement, des pots brisés. Ce remue-ménage ressemblait à une fouille en règle. De temps en temps, des enquêteurs semblaient poser des questions à son père qui éructait alors et refusait de coopérer.
Sylvia se sentait l’impuissance d’une boule de nerfs. Chaque plante malmenée dans la serre était comme un coup qu’elle recevait, une aiguille plantée dans ses veines, une décharge électrique. Chaque récrimination de son père résonnait tel un appel au secours, un cri de révolte contre une profonde injustice. Elle chercha du regard la policière qui attendait stoïquement à ses côtés sans prêter la moindre attention à ce qui l’agitait.
— Je peux tout vous expliquer, l’apostropha-t-elle. C’est moi qui ai voulu être implantée. Mon père n’y est pour rien.
— Calmez-vous, mademoiselle. Mes collègues ont presque fini.
— Mais je vous dis qu’ils se trompent, insista Sylvia. C’est moi qu’ils doivent interroger. Je ne pensais pas que ça pourrait mal tourner, pourtant je vous jure que c’est juste une bêtise.
La policière ne prit même pas la peine de répondre. À nouveau, la voix de Jeff s’éleva au loin pour protester contre la perquisition de son laboratoire. Sylvia sursauta. Au fond d’elle, une intuition fugace tentait de se frayer un passage : « Ils ne cherchent pas de la bonne manière. » Elle commençait à deviner que les mystères de son père avaient peut-être une raison et un intérêt dans ce genre de situation. Les forces de l’ordre étaient sur une fausse piste, bien que Sylvia ne comprenne pas laquelle.
— Qu’est-ce que vous voulez à mon père ? reprit-elle.
— Cela ne vous concerne pas ! rétorqua la femme imperturbable à ses côtés.
À ce moment-là, deux enquêteurs en civil, les bras chargés de caisses en carton, quittèrent la serre, passèrent devant Sylvia sans la remarquer et sortirent de la maison.
— Je vous interdis, cria Jeff qui avait tenté de les suivre.
Un agent lui tenait les mains menottées derrière le dos. Sylvia se leva en l’apercevant ainsi malmené au seuil de la cuisine. Trois autres policiers le bousculèrent pour évacuer du labo un microscope à effet tunnel et des casiers d’éprouvettes pleines.
— Ce matériel est sensible, s’emportait son père. Vous ne savez pas ce que vous faites !
Enfin, un dernier inspecteur quitta la serre, précédé de deux agents qui emmenaient François, lui aussi menotté.
— Je ne fais que mon devoir, monsieur, répondit celui qui semblait le responsable. Gardez vos tentatives d’explications pour le juge d’instruction.
— C’est tout ce que vous savez faire, éructa Jeff, suivre des instructions !
— Embarquez-les ! coupa court l’enquêteur.
Un premier policier fit sortir François qui n’opposait aucune résistance et gardait le silence, le visage fermé et lugubre. Les autres vinrent prêter main-forte à leur collègue qui tentait de contraindre Jeff d’avancer. Sylvia se mit en travers de leur chemin, tandis que son père se débattait.
— Laissez mon père tranquille, cria-t-elle.
— Sylvia !
Quand Jeff se rendit compte que sa fille était dans la pièce, il se calma aussitôt et se redressa pour tenter de se donner meilleure contenance. Il cessa de se démener alors que Sylvia bousculait la policière qui la retenait par le bras. L’adolescente la dépassait d’une tête et fit preuve d’une grande vivacité pour la repousser. L’adulte bascula en arrière, se prit les pieds dans une table basse et tomba à la renverse dans le divan. Sylvia, sans plus aucune retenue, se précipita dans les bras de son père.
— Papa ! Je suis désolée !
— Tu n’y es pour rien, ma grande. Tout ça, c’est à cause d’Harry.
Sylvia avait peu l’habitude de se retrouver dans les bras de son père qu’elle avait plutôt tendance à esquiver. L’Hedera hélix qui proliférait dans ses implants végétaux lui chatouillait le cou. C’était sans doute la seule plante de la maison que l’adolescente ne voyait pas d’un bon œil et dont elle ne prenait jamais soin au quotidien. Elle qui fuyait son père et ses étrangetés se rendait soudain compte qu’elle avait besoin de lui. Ils avaient une discussion en suspens, il avait des réponses à lui fournir et elle une multitude de questions. À présent, elle était déterminée à ne pas le lâcher.
Jeff connaissait la colère de sa fille, si semblable à la sienne, même si elle se manifestait différemment et le prenait souvent lui-même pour cible. Il avait tenté tout ce qu’il pouvait pour l’en protéger. Aujourd’hui plus que jamais, il devait se contenir, lui éviter les ennuis, se calmer pour la tenir à l’abri. Cette perquisition était une manœuvre injuste et violente, pourtant elle se trompait d’objet, ce n’était pas lui et son laboratoire qui avaient des secrets à révéler, c’était Sylvia, et la police ne devait surtout pas découvrir cette piste, ne pas l’emmener à son tour.
— Sylvia, lui murmura-t-il le plus tendrement possible, laisse ces messieurs dames faire leur travail.
La jeune fille se détacha légèrement. Les feuilles qui couvraient le crâne de son père continuaient à lui effleurer le visage. Elles étaient comme une caresse, un réconfort. Sylvia sentit que son père n’était pas dupe, qu’il tenait un discours et pensait le contraire, non pas pour la maintenir dans le mystère, mais pour la défendre. « Il a toujours voulu te protéger, même maladroitement. » Voilà ce que le buisson de son implant végétal lui susurrait. Elle qui avait souvent compris intuitivement les besoins des plantes qui l’entouraient le découvrait enfin. Son père mentait pour la sauver. Sylvia se recula, tendit les bras, les mains encore sur les épaules de son papa et lui sourit tristement.
— Va chez ta marraine, ma grande, reprit-il aussitôt. Je serai bientôt de retour.
Autour d’eux, les forces de l’ordre retenaient leur souffle, prêtes à intervenir, tout en préférant ne rencontrer aucune résistance. La policière mal à l’aise s’était relevée du divan sans un mot et sans plus oser s’approcher. Tous attendaient pourtant sans comprendre ce qui était en train de se jouer devant eux. Sylvia n’avait jamais eu de marraine. Ses parents n’étaient pas du genre à se prêter à ces vieilles traditions stéréotypées. Une bonne fée qui se serait penchée sur le berceau de leur fille ? Une vielle dame gâteuse qui ne viendrait qu’aux fêtes les bras chargés de cadeaux ? Ces clichés étaient trop éloignés de leur monde et de leurs préoccupations. Par contre, une amie sincère qui aurait su prendre soin de leur fille s’il leur arrivait des problèmes, une personne de confiance, voilà quelqu’un qu’ils auraient pu appeler « marraine ». Et il y avait bien une personne qui était entrée dans sa vie après le malheur survenu à sa mère, qui avait fait de son mieux pour lui apporter un peu d’affection maternelle, une personne qui saurait comment agir maintenant que c’est son père qui lui était enlevé : Amélie.
Aussitôt, elle comprit ce que son père voulait lui dire. Et ses tripes, ses intuitions le lui confirmaient : « Tu as une alliée. » Sylvia lâcha son père.
— J’en aurai peut-être pour un petit moment, continua Jeff, prends de la lecture avec toi.
Les policiers le poussèrent vers la sortie. Sylvia resta les bras ballants. Qu’était-il en train de se dérouler devant elle ? Elle n’en croyait pas ses yeux. Son père était arrêté. Il mentait pour la protéger. Et Amélie qui devait prendre soin d’elle avait disparu, enfuie dès qu’elle avait compris ce que la police faisait là. Comment pourrait-elle la retrouver alors qu’elle n’était jamais allée chez elle ? Et pourquoi son père voulait-il qu’elle emporte de la lecture ?
— N’oublie pas le livre que je t’ai offert pour ton anniversaire, insista-t-il alors qu’il passait le seuil de la maison, encadré par les forces de l’ordre.
« Utopia » ? Pourquoi faisait-il référence à ce cadeau dans un moment aussi particulier ? Sylvia vit le dos de son père disparaitre, courbé et couvert de terre à cause de ses implants racinaires. Elle avait pourtant encore tellement de questions à lui poser.
— Quand reviendra-t-il ? demanda-t-elle à la policière qui était la dernière avec elle dans la pièce.
— Je ne peux pas vous le dire, répondit la femme qui paraissait effectivement peu au courant des enjeux de la situation.
— Mais, s’insurgea Sylvia, il doit dormir dans son laboratoire, il doit dormir sur de la terre pour nourrir ses implants, pour se ressourcer.
— Qu’est-ce que vous dites ?
L’attention de Sylvia fut soudain entièrement tournée vers les plantes de la serre qui semblaient l’appeler toutes en même temps. C’est là où elle passait le plus de temps, se sentait le mieux au monde. Le lieu où son père était connecté, relié à la vie et à l’univers végétal. Le lieu dont il lui laissait la garde. Le lieu où il reviendrait bientôt et où elle trouverait des réponses. Son ventre le savait, tout son corps, ses intuitions profondes. La voix montait à nouveau en elle : « N’essaie pas de parler aux sourds. Apprends toi-même à écouter. »
— Rien, répondit-elle à la femme qui s’impatientait.
— Très bien, enchaina celle-ci. Vous avez la majorité administrative, vous êtes donc autorisée à rester seule ici, dans l’attente de la mise en examen de votre père. Cependant, comme vous n’êtes pas encore une adulte accomplie légalement, si vous le souhaitez, vous pouvez faire appel à l’aide sociale et demander une place en foyer d’attente. Dois-je vous donner les coordonnées du service pour mineurs ?
— Non, merci, affirma Sylvia.
La policière hocha la tête et se dirigea vers la sortie.
— Au revoir, mademoiselle.
Sylvia se retrouva seule aux yeux des hommes. Pourtant un concert de voix végétales résonnait derrière elle, l’appelait et l’entourait de sa sollicitude et de ses conseils.
Tu nous as trouvées, Sylvia. Nous sommes à tes côtés depuis toujours. Tu trouveras Hedera humanis en toi. Tu ne seras plus jamais seule. Laisse partir les humains qui ne ressentent rien et viens nous retrouver. Reviens à toi.
Ce qui m'a un peu gênée :
- Ce sont des dinosaures dans une lande de coquelicots. ==> j'avoue ne pas trop comprendre l'image
- Sylvia se sentait l’impuissance d’une boule de nerfs. ==> hum elle se sentait impuissante ou comme une boule de nerf, mais "impuissante comme une boule de nerf", je ne suis pas sûre de la formulation
- Elle commençait à deviner que les mystères de son père avaient peut-être une raison et un intérêt dans ce genre de situation. ==> je n'ai pas bien compris cette phrase, de quoi parle-t-elle ? et quel est l'intérêt de ces mystères ?
- Cela ne vous concerne pas ! rétorqua la femme imperturbable à ses côtés ==> imperurbable, pourtant elle hausse le ton (il faudrait peut-être enlever le point d'exclamation ?)
- Pourquoi faisait-il référence à ce cadeau dans un moment aussi particulier ? ==> bon là Sylvia est un peu trop naïve je trouve, il est clair qu'elle va trouver des réponses à ses questions dans ce livre !
Mes phrases préférées :
- Je peux tout vous expliquer, l’apostropha-t-elle. C’est moi qui ai voulu être implantée. Mon père n’y est pour rien. ==> elle s'entête dans son idée haha !
- Un premier policier fit sortir François qui n’opposait aucune résistance et gardait le silence, le visage fermé et lugubre. ==> j'aime bien l'attitude de François, surtout par contraste avec celle de Jeff
- Elle qui fuyait son père et ses étrangetés se rendait soudain compte qu’elle avait besoin de lui. ==> Oooh. Mieux vaut tard que jamais, Sylvia !
- Une bonne fée qui se serait penchée sur le berceau de leur fille ? Une vielle dame gâteuse qui ne viendrait qu’aux fêtes les bras chargés de cadeaux ? ==> haha j'adore
Remarques générales :
Je ne comprends pas où est Amélie ? j'avais l'impression qu'elles rentraient ensemble et d'un coup elle a disparu ?? Ah ok, j'ai écrit ça avat d'avoir fini de lire mais c'est expliqué plus bas qu'elle est partie, je pense qu'une mention dès le début pourrait apporter de la clarté.
J'aime bien les messages "codés" de Jeff quand il donne des instructions à sa fille ! J'espère que ça va bien se passer pour lui en prison, sans terre pour nourrir ses implants... Et je devine que le prochain chapitre va nous apporter pas mal de réponses ;)
A bientôt !
Bon, mon alternative à l'éléphant dans un magasin de porcelaine n'est pas encore la bonne, je vais chercher encore ! ;-)
Bien vu pour Amélie, je vais m'assurer de bien rappeler au début qu'elle s'est enfuie en voyant la police.
Et mercis pour toutes tes précieuses remarques, je vais régler tout ça !
A très bientôt !