Pendant la semaine les nouveaux visages se succédèrent. Nos professeurs appelaient leur premier cours : « la prise de contact ».Il y avait deux clans : les bronzés et les cachets d’aspirine. Celui qui nous étonna le plus, ce fut M.Perrez notre professeur d’anglais. Il entra en classe comme on entre en scène. « Hello, ladies and gentlemen ! » Nous nous levâmes aussitôt, il nous lança « Sit down », et nous nous demandâmes si le cours n’allait pas commencer tout de suite. Visiblement heureux de son petit effet, il se présenta et ajouta « Procurez-vous rapidement votre cahier d’exercices, il s’appelle « Enjoy ». Là, il nous adressa un clin d’œil amical et conclut en s’exclamant : « Tout un programme ! ». On aurait cru la fin d’une bande-annonce. Prochainement sur vos écrans « Apprends l’anglais en t’amusant », une super production des studios Balzac. Sortie en salle 203, dès le 4 septembre.
Un homme aux cheveux grisonnants avec une petite bedaine passa alors sa tête par la porte entrebâillée pour lui adresser un signe amical. Quand il l’aperçut M.Perrez, s’écria étonné : « Alors, on rempile encore pour une année ? » L’inconnu rétorqua agacé « problème d’annuité ! » Alice me chuchota : « Il doit avoir un problème de santé, l’annuité je crois que c’est un os ! » Le hic, c’est que ce monsieur se nommait M.Guéridou et qu’il s’agissait de notre professeur d’éducation physique et sportive. Or, le physique il ne l’entretenait plus guère et la forme, il ne la tenait pas beaucoup. Il n’aspirait plus qu’à une chose : la retraite !
Au cours suivant, la température chuta d’environ deux degrés. Il paraît que Mme Ravasec, notre professeur d’histoire, avait l’habitude de provoquer ce genre d’effet thermique. Dans sa salle, le silence s’installa automatiquement, un genre d’instinct de survie. J’étais pétrifiée, cette prof avait tout de la réincarnation d’une Gorgone. Désolé, mais en ce moment, je suis branchée mythologie. Il faut dire que mes lectures estivales y sont pour beaucoup. Papi m’a offert « L’Odyssée » d’Homère et Mamie « Les Métamorphoses » d’Ovide. Des incontournables pour bien te préparer, m’ont-ils dit. Pour rester dans la thématique tout en marquant sa différence; Tonton Hervé m’a apporté l’intégrale d’Ulysse 31, un dessin animé de son enfance, autant dire une antiquité. J’ai adoré, du coup finie ma période Egypte ancienne. Ils ont tous été un peu soulagés dans la famille car mes offrandes quotidiennes à Osiris, mon projet de refaire la déco de ma chambre façon temple d’Abou Simbel et mon désir de devenir orfèvre afin de fabriquer des amulettes, les inquiétaient un peu.
Pour en revenir aux gorgones, j’avais retenu trois signes distinctifs. Tout d’abord, des ailes, Mme Ravasec avait pu les déposer dans son casier en salle des profs, pour ce qui est des cheveux, en fait d’immondes serpents, il faut reconnaître que ceux de notre professeur semblaient tout ce qu’il y a de plus banal. Dernier indice : de grandes dents et là ça collait.Elle marcha lentement dans la salle. Toute vêtue de noir, les seules notes de couleur venaient de son rouge à lèvres carmin incendiaire et de son regard bleu réfrigérant. Elle scruta longuement la pièce avant de daigner nous parler. Je frissonnais. « Elle ne ferait vraiment pas tache dans la famille Addams », osa me chuchoter Alice.
Quand la sonnerie retentit enfin, personne n’osa bouger, un battement de cil et un hochement de tête nous signifièrent que nous pouvions quitter les lieux. La courte pause s’avéra déprimante dans une cour de récréation que je trouvais toujours aussi sinistre. Les garçons jouaient à « trappe trappe » n’hésitant pas à nous bousculer au passage. Les grands discutaient, riaient ou consultaient leur portable plus ou moins discrètement. Une nouvelle sonnerie signifia la fin de l’intermède, mais pas le retour immédiat en classe.
Un incident se produisit, plus exactement un grave manquement au code de la circulation mis en place dans l’établissement. En effet, une classe de cinquième venait de nous griller la priorité pour accéder aux escaliers. Heureusement que Mme Sablé sur le pied de guerre, comme tout bon principal qui se respecte, veillait au grain. Furibonde, elle arrêta par des gestes vigoureux certes, mais très désordonnés les contrevenants : « M. Ravelli, les sixièmes en premier, il faut leur laisser la priorité ! Les règles M.Ravelli, les règles ! » Le dit M. Ravelli garda son calme et s’exclama théâtralement : « Bien le Bonjour Mme la Principale, alors combien de points en moins sur mon permis ? » Mme Sablé, à qui il ne manquait plus que le képi et le sifflet, fit alors signe à notre rang mené par Melle Astrid d’avancer.
Ce fut donc elle, Melle Astrid qui clôtura le bal, enfin notre première semaine. Elle écrivit en grand son nom sur le tableau, suivi de sa matière : SVT. Elle se retourna ensuite avec un grand sourire pour préciser : « Sciences et Vie de la terre ». Nous attendions la suite, mais visiblement il y eut un « bug » ! Elle constata dépitée : « Je suis désolée, j’ai un trou ! » Visiblement, nous n’étions pas les seuls à faire notre rentrée au collège. Cela n’avait pas échappé à Alan qui lança sans vergogne : « Vous êtes une vraie prof ? », tandis que Dimitri rajoutait : « Elle, je lui demanderais bien son 06 ! »
Melle Astrid ignora la remarque et exposa le programme. Mais visiblement, elle était troublée et consultait aussi discrètement que possible son portable. Elle évoqua en vrac la répartition des êtres vivants, le peuplement d’un milieu ou encore les pratiques au service de l’alimentation humaine. Elle voulait nous assommer sous le poids des mots. C’était oublier la mouche du coche, à savoir Dimitri.
« Euh, en résumé la SVT, c’est les fourmis, les volcans et la bouffe ! ». Sharon, le regard brillant ne put s’empêcher de demander : « On f’ra des sorties Mac Do ? » A ces mots là, la classe devint une ruche. Au fait les abeilles, c’est au programme ?
Notre jeune professeur s’apprêtait à lui répondre, mais la sonnerie de sa messagerie l’empêcha de redonner ses lettres de noblesse à sa matière. Elle plissa le nez, et se précipita vers le couloir sans doute pour consulter fébrilement son portable. « Elle a la gastro ? » s’inquiéta Benoît. Alan crut alors de bon ton de glisser à l’assemblée :
« - Si son mec l’a larguée, elle a qu’à s’inscrire sur Meetic, ça a marché d’enfer pour ma tante !
- Elle est vachement jeune ! reprit Dimitri.
- Qui ça ? Ma tante ? interrogea Alan, surpris de l’intérêt qu’on portait tout à coup à sa famille.
- Rien à carrer de ta tante, j’parlais de la prof, répliqua Dimitri visiblement agacé.
- Aux âmes bien nées, la valeur n’attend pas point le nombre des années, dis-je
- C'est beau, commenta Alice.
- Ce n’est pas de moi.
- C'’est de Ernest bidule machin ? demanda Sofia.
- Non, c’est du Corneille.
- Arrête de nous saouler l’intello, intervint à nouveau Alan. « Intello », son insulte favorite en primaire, voilà qu’il remettait ça « le demi cerveau ».
- Ca veut dire quoi ? s’écria soudain Benoît.
- Que tu peux être un jeune intelligent et un vieux con, s’empressa de répondre Dimitri avant de rajouter, ça nous laisse de l’espoir. »