Gamma.

Les divinités restèrent assises là, le regard dans le vague. Sous le regard impénétrable de Zeus, aucune d’entre elles ne sembla savoir comment réagir. Apollon tenta de ne pas céder à l’hilarité. Après tout, la situation s’y prêtait : douze dieux olympiens, refusant dans un silence lourd l’accès à un trône ? Il trouvait ça irréel. Même lui avait hésité. Un royaume pour lui tout seul. Une couronne d’obsidienne sur ses cheveux bouclés, de quoi rappeler à sa sœur son infériorité, un titre à la hauteur de son père qui ne pourrait alors plus rien lui reprocher… C’était plus que tentant.

Mais c’était les Enfers. La dernière fois qu’il s’était rendu ici-bas, c’était pour plaider la cause d’Orphée devant Rhadamanthe, afin que celui-ci envoie son âme près de celle de sa bien-aimée Eurydice. Ca avait été concluant, mais il se souvint encore de la sueur froide perlant sur son front en croisant la multitude de visages déformés, de silhouette déchirée, d’ombre effrayées sur la route menant au Tribunal des Enfers. Sans compter Cerbère. L’endormir avec sa lyre était chose aisée, mais rien que l'idée de lui apporter de la nourriture tous les jours le faisait trembler d’effroi. Non, Apollon n’avait pas de quoi gouverner ce royaume. Il le savait très bien. 

Arès, lui, n'avait pas réfléchi à cet aspect. Il se leva de son siège, raclant les pieds sur le sol dans un bruit assourdissant, et fit face à son père. Héra fit un mouvement de recul, Aphrodite retint un cri. Avant même qu’il n’ait prononcé un seul mot, les dieux et déesses olympiennes retinrent leur souffle. 

« J’irais. » lâcha-t-il dans le naos silencieux.

Zeus l’observa avec confusion. 

« Il faudra bien que quelqu’un prenne la place sur ce trône, se justifia-t-il devant l’incompréhension paternelle. 

— Arès… » soupira Zeus, secouant la tête avec désespoir. 

Le concerné déglutis amèrement. 

« Vous ne m’en croyez pas capable, pas vrai ?

— Je connais ton tempérament, fils.

— Je suis à la hauteur ! » se défendit-il, jetant un regard à sa mère. 

Héra vacilla. L’idée même de le voir à la place d’Hadès, dans cet endroit infâme, asséchait sa gorge. Zeus observa les autres en espérant trouver un volontaire plus apte, en vain. Même Athéna avait eu la sagesse de ne pas se présenter.

« Avez-vous une autre solution ? Hein ? s’énerva Arès devant le manque de réaction générale.

— N’importe quoi d’autre serait plus sensé, répliqua Zeus. 

— J’ai la force, le courage et la détermination nécessaire. Si quelqu’un doit gouverner les Enfers, je suis le mieux placé pour m’en charger.

— Je préfèrerais asseoir une nymphe sur ce trône plutôt que toi ! » s’écria le roi, plongeant le temple dans un froid glacial.

Arès émit un pas de recul. Ses oreilles bourdonnaient, son sang bouillonnait, ses yeux s’humidifièrent. Une nymphe valait mieux que lui. Ne représentait-il donc que de la déception pour son propre père ? 

« Comment voulez-vous que je vous prouve ma valeur si vous ne m’en laissez jamais l’occasion ? » s’enquit-il à mi-voix.

Zeus lâcha un soupir las, et haussa les épaules.

« Ce qui est enfermé au Tartare est plus dangereux que ce que tu n’as jamais connu.

— Je vous prouverais que vous pouvez me faire confiance.

— Ah oui ? » Zeus ricana. « Thanatos a fauché la plupart des mortels à cause de ton incapacité à savoir mener une bataille. Tu sèmes terreur, et effroi partout où tu passes. Comment comptes-tu diriger un royaume peuplé d’âmes que tu as assassiné ? 

— Je peux changer, laissez-moi la possibilité de le prouver. 

— Les Moires t’avaient prédit gloire et héroïsme, je ne vois en toi que l’échec, cracha Zeus avec dédain. 

— Alors vous serez libéré de ma présence si je suis voué aux Enfers pour l’éternité. »

Cette phrase sema le doute dans l’esprit du roi. Après tout, s'il traînait sa discorde dans le monde d’En-Bas, alors il y en aurait moins en Olympe. Et ce n’était que les Enfers, après tout. Il ne serait plus forcé de le surveiller, Héphaïstos ne reviendrait plus sanglant de ses querelles pour le cœur d’Aphrodite, et la guerre ne pourrait pas tuer des âmes déjà mortes.

« Il en est hors de question. » interrompit une voix féminine à ses côtés.

Zeus se tourna vers Héra, étonné. 

« Il est mon fils, il ne mettra pas un pied autre part qu’à une place qui convient à son rang. »

Arès observa sa mère, priant pour qu’elle ne commence pas à le couver comme un enfant à nouveau.

« Jette un autre de tes enfants dans la gueule des Enfers, siffla-t-elle en fusillant les plus jeunes dieux olympiens. 

— Ils sont trop utiles ici pour les envoyer dans les tréfonds. 

— Athéna à la sagesse d’une reine pourtant. » railla-t-elle en affichant un sourire teinté d’hypocrisie. 

La concernée fixa la reine dans les yeux, amère.

« C’est vrai, répliqua-t-elle sur le même ton. Je devrais prendre votre place et demander à père de vous envoyer gérer les Enfers. 

— Ne t’imagine pas avoir l’étoffe de mon rang, cracha Héra avec dédain. Gouverner l’Olympe est loin d’être dans tes cordes.

— Pourtant je suis l’héritière du trône céleste. Un jour je m'assiérai sur ce trône et ma sagesse vous y évincera. 

— Il suffit ! s’exclama Zeus, désemparé. Aucune d’entre vous ne siégera sur les Enfers. 

— Pourquoi pas Hermès alors ? proposa Héra en haussant des épaules. 

— Il est mon messager.

— Thanatos ?

— Il a autre chose de plus important à faire. Ramener les âmes, par exemple, soupira-t-il.

— Hécate ?

— Instable. 

— Nyx ?

— Chaotique.

— Achlys ?

— Introuvable.

— Macaria ? »

Zeus manqua de s'étouffer.

« Macaria ? répéta-t-il.

— Elle est la souveraine légitime, répondit Héra. Elle aurait dû reprendre les Enfers il y a déjà sept ans. »

Déméter se leva de son siège à son tour.

« Pour que Zeus la foudroie à l’instant où elle mettra un pied dans son royaume ? accusa-t-elle.

— Je n’ai pas l’intention de rappeler celle qui mènera l’Olympe à sa perte, refusa le roi.

— Tu te bases sur les dires des Moires, et comme toujours elles influencent tes décisions dans le mauvais sens parce que tu ne comprends pas la moitié de leurs énigmes ! s’écria Héra.

— Elle n’y serait pas en sécurité, ajouta Déméter. Celui qui s’en est prit à ma fille est un danger pour Macaria.

— Et vous voudriez que mon propre fils risque son immortalité à sa place ? » s’emporta la reine. 

Arès leva les yeux au ciel.

« Je saurais me défendre.

— Hadès était le souverain des Enfers, répliqua Zeus avec lassitude. Le danger est plus grand encore lorsqu’il est inconnu. 

— Dans ce cas je ne serais pas une grande perte.

— Tu es mon fils, répondit Héra. Je ne laisserais personne en ce monde toucher à un seul de tes cheveux royaux. Macaria doit reprendre son titre et faire ce pour quoi elle a été élevée : diriger les Enfers.

— Pas tant que la menace rôde, refusa Déméter d’un ton catégorique. 

— Pas tant qu’elle représente la plus grande menace de l’Olympe. » ajouta Zeus.

Héra leva les yeux au ciel.

A cet instant, les portes massives du temple retentirent, coupant les divinités dans leur discussion houleuse. Zeus frappa de son sceptre sur le sol, ouvrant à l’invité audacieux. Mais ce n’était autre qu’Hermès, l’air minuscule face à l’immensité de la bâtisse, sous les onze regards agacés. Le silence lourd le fit hésiter à prendre la parole. Le roi, impatient, lui fit un signe pressé. Hermès se racla la gorge. 

« Déesse des Mystères, de la Magie, des Ombres et des Morts, votre Majesté. » annonça-t-il.

Il s’écarta sur le côté, laissant la déité obscure faire son entrée dans le monde céleste. 

 

Dénotant dans le décor par sa chevelure de jai, Hécate l’infernale mit un pied dans le temple marbré. Elle était la fille d’Astéria l’étoilée, l’amie de Perséphone, la gouvernante des nymphes conduisant les mortels à la folie. Il n'y avait pas en ce monde quelqu’un connaissant mieux les habitants des Enfers qu’Hécate, si bien que même Thanatos l’infaillible lui reconnaissait sa prestance et son charisme. Alors, si une divinité des Douze devait la gouverner, il était hors de question qu’elle reste de côté. 

Dans sa longue robe d’ébène, Hécate observa les dieux, s’arrêtant sur Artémis. Elle lui fit un signe de respect. La lune les avait liées, elles et Séléné, et c’était un pacte que les trois ne pouvaient briser. 

Sans demander quelconque permission, Hécate prit place sur le siège libre, les bras croisés sur son torse. Zeus sentit un frisson glacial descendre le long de son échine. 

« Vous pensiez pouvoir choisir aussi facilement un nouveau roi ? » ricana la déesse de la sorcellerie. 

Zeus se repositionna sur son trône et déglutit. 

« C’est ainsi que le gouverneur céleste procède, alors ? ajouta-t-elle sans le quitter des yeux. Il compte profiter de l’absence d’Hadès pour permettre à un de ses enfants de porter la couronne d’obsidienne ? »

Elle se tourna vers Arès. 

« Aucun d’entre vous n’a la capacité d’être à la tête des Enfers. »

Arès, offensé, lui fit face. 

« Tu es venu pour revendiquer ce titre ? »

Hécate lâcha un rire moqueur. 

« Si je voulais être reine, jeune homme, je n’aurais pas attendu que Perséphone disparaisse. »

Un froid balaya le temple. La déesse infernale se leva à nouveau. 

« J’ai promis à sa mère de l’aider lorsque le temps serait venu. »

Cette fois-ci, elle fixa Héra. 

« Mais je ne suis pas certaine qu’elle ferait bonne souveraine. »

Zeus, confus, jeta un œil à sa femme. 

« Héra, dans les Enfers ? » lâcha-t-il avec effroi. 

Hécate leva les yeux au plafond. 

« Macaria. » répondit-elle. 

Déméter s’apprêta à riposter, mais le regard sombre d’Hécate l’en dissuada. 

« Ma loyauté, cependant, est infaillible, ajouta-t-elle. C’est pourquoi j’exige qu’elle monde sur le trône. »

Zeus, piqué, se racla la gorge :

« Les exigences infernales n’ont rien à faire en Olympe. 

— Et les exigences olympiennes n’ont pas à impacter les Enfers. » répliqua Hécate.

Zeus se mordit la langue pour ne pas la foudroyer sur le champ.

« Arès ira en Enfers. »

Le concerné écarquilla les yeux. Est-ce que son père venait de prendre son parti ? Ou était-ce seulement pour défier Hécate ? 

« Il en est hors de question. »

Un rire retentit dans le temple. Un rire aigu, malicieux, fluet. Un rire que les divinités ici connaissaient plus que bien. 

Eris.

Dans un battement d’aile pourpre, la déesse de la discorde franchit les portes encore entrouvertes, et s’invita dans la naos. Zeus soupira. N’importe qui venait troubler la réunion des douze sans permission. Il était le roi, qui étaient ces déesses pour abuser de son hospitalité ?

Le chaos personnifié, de ses longs cheveux écarlate glissant sur le sol, esquissa un sourire déplaisant. Elle rabattit ses ailes translucides dans son dos nu, et fit tinter ses talons sur le marbre jusqu’à s’arrêter devant l’estrade royale. 

« J’ai entendu dire que vous aviez besoin d’une reine. » déclara-t-elle de sa voix pincée.

Il ne faisait pas bon de la voir ici. Même Arès, son partenaire en tant de guerre, craignait qu’elle ne menace sa future place aux Enfers.

« Je ne me souviens pas t’avoir invité. » répondit Zeus, las.

Elle balaya le temple des yeux, et désigna Hécate du menton.

« Je me souviens avoir été à cette place il n’y a pas si longtemps, pourtant.

— Et je t’y ai évincé pour une raison.

— Je n’ai pas attendu que ton larbin m’apporte une lettre pour revendiquer mon siège. 

— Tu n’as plus rien à revendiquer dorénavant. 

— Mais j’ai encore de quoi faire peser ma voix. »

Zeus inspira un coup, la colère montant dans sa gorge. 

« Et alors quoi, tu veux diriger les Enfers ? dit-il sur un ton qu’il voulait maîtrisé.

— Moi ? » elle ricana. « Non, enfin quelle idée. »

Eris se retourna vers la porte.

« Mais Angélos, si. »

Cette fois, c’était la fin. Eris valait sa réputation. Elle était vile, cruelle, manipulatrice. La discorde ravagea le temple, tandis que la dénommée Angélos franchit le pas du Naos. Ca aurait pu être une autre invitée non désirée, que Zeus aurait balayé d’un coup de sceptre. Il aurait pu simplement jeter tout le monde hors du temple, dans une colère noire, las que personne ne respecte l’intimité de cette réunion. Mais au lieu de ça, il resta là, à observer la jeune déesse aux boucles blanches et noires s’avancer vers lui. 

Héra manqua de s’écrouler. Les jointures de ses mains blanchirent tant elle s’agrippait à son trône, à mesure qu’elle réalisait la situation. Elle aurait dû s’en douter, elle aurait dû prévoir que ça allait arriver. Perséphone n'était plus là pour la cacher au monde. Elle n’était plus là pour empêcher que cela n’arrive. Vingt-huit longues années plus tard, Angélos foula à nouveau le ciel. 

« Mon enfant… » murmura Zeus.

 

Elle était née ici-même, dans ce temple. Bien avant Arès et Héphaïstos. Elle était née de l’amour d’une reine et d’un roi. 

C’était un bébé joyeux, qui babillait sans cesse. Angélos était bavarde, solaire, souriante. Héra l’avait serrée dans ses bras dès l’instant où elle avait observé son doux visage. Asclépios l’avait couvert d’une minuscule toge blanche et dorée, puis s’était empressé d’annoncer la nouvelle au dieu des dieux : « c’est une fille, mon roi, comment l'appellerez-vous ? » 

Elle fut nommée Angélos, première fille d’Héra et de Zeus. 

De coutumes, ils invitèrent les Moires pour prédire son avenir et sa gloire. On dit que c’est ainsi que les enfants obtiennent leur titre céleste. Athéna, déesse de la sagesse et de la stratégie guerrière. Ça avait été annoncé par Lachésis elle-même, la deuxième Moire — Celle qui déroule le fil de la vie. Et pour Angélos, on lui attribua un destin fort simple : elle serait la Messagère.

Mais, alors que Clotho tissa son fil et y lit son nom, ses yeux aveugles fixèrent l’horizon. De sa voix enfantine, elle commença sa prophétie :

 

[à écrire,

En gros : la première fille d’Héra montera sur un trône et menacera l’Olympe.]

 

Zeus, remplit d’effroi, observa sa progéniture angélique rire dans les bras de sa mère, et s’enferma trois jours durant dans une maisonnette aux alentours d’Athènes. Il y réfléchit longuement. Héra, quant à elle, chercha un plan. Angélos était sa première fille, son premier enfant. Elle était la descendance directe du trône céleste, et évincerait Athéna de ce prétendu titre. Surtout, elle était sa fille. Son petit être fragile qu’elle se devait de protéger.

Sans attendre, elle se rendit parmi les mortels, et confia Angélos à Europe, une princesse phénicienne qu’elle pensait de confiance.

Angélos y vécut les cinq premières années de sa vie. Héra mentit à Zeus, racontant alors que pour sauver l’Olympe, elle avait jeté leur enfant du haut de la montagne. Mais un matin d’été, alors qu’Europe se baladait sur la plage de Sidon, Zeus fit sa rencontre.

Le soleil se levait sur la Phénicie, teintant le ciel d’un orangé chaleureux. Au loin, le roi des dieux vétu de blanc, s’approcha de la mortelle et tomba sous le charme de sa fragile beauté. Consciente qu’elle mettait en danger la vie d’Angélos ainsi que la sienne, elle fit tout son possible pour rester à l’écart de Zeus. Son inaccessibilité ne fit que renforcer le désir du dieu, et, face à ses multiples refus, proposa un marché : il l’emmènerait à Gortyne, en Crète, durant cinq jours et cinq nuits. Si à la fin de son voyage elle était toujours insensible à ses avances, alors il retournerait dans l’Olympe et ne la reverrait jamais.

Europe accepta, certaine que c’était, pour elle et l’enfant, le meilleur moyen d’être protégée. Cependant, bien qu’elle ait eu le courage et la ténacité nécessaire pour rester loin de Zeus les quatre premiers jours, elle céda et l’embrassa le cinquième soir, sous les brillantes étoiles illuminant le ciel. Ils s’unirent charnellement, dans une ferme au sud de Gortyne, où la légende prétendait que les taureaux blancs qui peuplaient le champ voisin protégeaient la ville des malédictions. 

Mais non loin, une déesse aux ailes de milles couleurs, observa la scène et s’envola vers l’Olympe. Iris, messagère d’Héra. Celle qui créait les arcs-en-ciel. Lorsqu'elle rapporta la nouvelle à Héra, celle-ci quitta les cieux pour se rendre aux Enfers. 

 

Dans le temple d’Hadès, ce manoir pâle aux reflets violacés, un bal avait lieu. Des nymphes, divinités et personnifications dansaient dans un hall marbré, au rythme des violons mélodiques. Au milieu de cette foule, éclairée par les bougies flottantes qui inondaient le plafond, la déesse des Enfers entra. Il aurait été commun de dire que Perséphone était belle. Elle était bien plus que ça. Elle présentait une douceur que nulle autre déité infernale pouvait prétendre, et un charme qu’aucune autre reine ne savait imiter. Dans sa robe pastel fleurie, elle s’avança parmi les siens d’une démarche vacillante. La fatigue tirait ses traits, et Hécate fut forcée de l’aider à marcher jusqu’à son roi. Hadès, inquiet, déposa un baiser sur le front. 

Les invités arrêtèrent leurs valses, les musiciens déposèrent leurs instruments. Un silence emplit le hall de marbre. Achlys, Charon, Nyx et Thanatos s’avancèrent vers le couple royal, dans l'attente de connaître son nom.

L’héritière du trône des Enfers.

« Macaria, murmura faiblement Perséphone à Hécate. 

— Macaria ! » répéta Nyx pour que tous puissent l’entendre.

Une salve de cri joyeux fit écho entre les murs du manoir. Très vite, la musique retentit à nouveau, et les danses reprirent de plus belle. Perséphone avait donné naissance, et c’était la seule chose dans l'histoire qui eut le pouvoir de réunir toutes les divinités infernales dans un même lieu. Un lieu qui, contre toute attente, fut souillé par les pas célestes de la reine Héra.

La surprise qui emplit le hall lorsqu’elle ouvrit les portes n’avait pas le même ton que pour la précédente reine. Il était glacial, inamical, amer. Ce n’était pas souvent qu’on acceuillait Héra ainsi. Ça n'était même jamais arrivé. 

Hadès s’avança vers elle, menaçant. Ses longs cheveux blancs entourant son visage creusé et ses yeux clairs. Il avait cette aura qui, à elle seule, pliait les âmes en un regard. Mais Héra ne flancha pas. 

« Si c’est mon frère qui t’envoie… commença-t-il.

— Je viens féliciter la naissance de votre enfant, coupa-t-elle, sous les yeux accusateurs des divinités présentes.

— Tu n’as pas été invité. 

— Je souhaiterais m’entretenir avec la reine. 

— Elle n’est pas en état de discuter. »

Derrière lui, Perséphone avança faiblement. Elle posa une main sur l’épaule de son mari, autant pour calmer sa colère que pour s’empêcher de s’écrouler. Hadès lâcha un soupir. 

« Ça ira, je m’en occupe. » déclara-t-elle avec douceur. 

Il acquiesça. Hécate, non loin, proposa de les accompagner jusqu’à la salle du trône. Là-bas, elles pourraient parler sans que quiconque ne puisse les entendre. 

C'était une grande pièce, similaire à celle où Zeus siégeait pour gouverner l’Olympe, à la seule différence que deux trônes égaux surplombaient l’allée et que ceux-ci étaient faits d’argent plutôt que d’or. Hécate posa la couronne sur les cheveux blonds de sa reine, et s’éclipsa en refermant la porte. Lentement, Perséphone monta les marches, et lorsqu’elle fut assise, plongea ses yeux bruns dans ceux d’Héra. Si elles étaient deux entités royales, ici seule celle des Enfers avait du pouvoir. Car peu importait à quel point elle se sentait faible, Perséphone dirigeait le monde d’En-Bas, et elle comptait bien le rappeler à quiconque la pensait incapable de mettre au monde un enfant et de gouverner à la fois. 

« Félicitations. » se contenta de déclarer Héra. 

Perséphone hocha la tête en guise de remerciement. 

« N’est-ce pas merveilleux de donner la vie ? ajouta la reine céleste. Les Moires doivent saliver dans l’attente de lire son avenir. 

— J’ai refusé qu’elles viennent. »

Héra écarquilla les yeux, surprise. 

« Ne veux-tu pas connaître son titre ?

— Le destin n’enchaînera pas ma fille. Elle sera libre de choisir qui elle est, qui elle veut être. Aucune de ces trois harpies ne conditionnera mon enfant. 

— C’est ainsi que tu le vois, alors…

— Tu as dû tuer ta propre chair après qu’elles aient parlé, Héra. Comment verrais-je la chose autrement ? »

La concernée déglutis, puis baissa les yeux. 

« Je l’ai condamné, c’est vrai, répondit-elle d’une voix brisée. Mais je n’aurais jamais pu intenter à la vie d’un nouveau-né. »

Intriguée, Perséphone tenta de se lever. Mais sa tête se mit à tourner, et elle s'agrippa à son trône. La fatigue commençait à lui brûler les yeux.

« Si tu as une bonne raison pour gâcher ma fête, alors parle, ordonna la reine des Enfers, pressée que l’échange se termine.

— J’ai besoin de ton aide. »

Un froid balaya la salle.

« De tous les dieux qui vivent au ciel, tu es venue jusqu’ici pour me solliciter ?

— Aucun d’entre eux ne doit savoir qu’Angélos est en vie. 

— Alors c’est cela… Tu as caché ta fille et maintenant Zeus est sur le point de l’apprendre. »

Perséphone lâcha un rire moqueur. 

« Comment cela est-il possible ? A qui l’as-tu confié ? 

— Europe, avoua Héra. 

— Une jolie mortelle, jugea-t-elle avec amertume. Comme si ton mari ne batifolait pas assez autour des femmes, tu as confié ton enfant à une princesse. 

— Je voulais qu’elle ait une bonne vie, dans une bonne famille.

— Et maintenant quoi ?

— Maintenant j’ai besoin que tu la cache aux Enfers. »

Perséphone fusilla la déesse du regard. 

« Tu veux que je mette ma famille en danger pour la tienne ? s’emporta-t-elle, malgré la faiblesse de son corps. 

— Comprends-moi ! Je n’ai pas d’autre choix !

— Tu en avais, mais tu as fait les mauvais. 

— Elle est ma fille, Perséphone… Je ne peux me résoudre à la tuer. 

— Même si elle menace l’Olympe ?

— Qu’aurais-tu fait à ma place ? »

La reine des Enfers ferma les yeux et soupira. 

« Elle vivra parmi les nymphes, loin du manoir. »

Héra hocha la tête, soulagée que sa demande soit acceptée.

« Elle sera renommée Mélinoé, tu ne pourras plus jamais la voir. »

La déesse eut un pincement au cœur, mais de nouveau, elle acquiesça.

« Et je la tuerai le jour où elle voudra s'emparer du pouvoir. »

La reine céleste effectua un mouvement de recul.

« Non ! s’exclama-t-elle.

— Si elle en veut à Zeus, si elle renverse l’Olympe, je n’interviendrais pas. Mais si elle s’en prend aux miens, Héra… Je n’aurais aucune pitié.

— Ca n’arrivera pas. Tu la tiendras loin de la vérité, loin de son destin déjà tout tracé. Elle vivra parmi les tiens, comme une déesse infernale. Elle n’en saura rien. »

Perséphone inspira lentement.

« Je ne ferais pas ça gratuitement.

— Quel est ton prix ? »

La reine des Enfers se redressa sur son trône et planta son regard dans celui d’Héra. 

« Un jour, Macaria devra prendre notre place à la tête de ces royaumes. Lorsque ce moment viendra, je veux que tu te ranges de son côté. Que tu fasses tout pour qu’elle y accède.

— N’est-ce pas déjà tout tracé, par les liens du sang ?

— Mais tu sais comme moi que ce ne sera pas aussi simple. Certains voudront sa place, et d’autres refuseront de la lui laisser. Zeus s’y opposera sûrement, pour avoir toujours la main mise sur les Enfers. Les plus envieux se battront pour l’évincer. Il est hors de question que ma fille soit en danger par sa position. »

Difficilement, Perséphone se leva. Bien que la fatigue fragilise sa posture, elle surplombait tout de même la salle de sa prestance. 

« Héra, en échange de la protection de ta fille, je veux que tu protèges la mienne. Quoi qu’il t’en coûte. Même si tu dois donner ta vie pour cela. »

Alors, scellant ce pacte secret, la reine des cieux accepta. Et lorsqu’un marché liait deux divinités, Astéria prenait l’essence d’une étoile, et s’en servait d’encre pour la graver dans leur sang. Si elles brisaient ce marché, elles deviendraient à leur tour un astre dans le ciel. Sans vie, errant dans le cosmos comme des âmes en agonie.

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