Grande Section

Par LVR8963

A l’Ecole de Chabreloche, la maternelle se découpait en deux étapes avec une maîtresse pour chacune. La petite section et la grande section. On se s’encombrait pas avec une moyenne section, les élèves partageaient leur temps d’apprentissage entre ces deux côtés, certains passaient plus de temps côté petite section et pour d’autres c’était l’inverse. Je ne compris pas tellement quels critères décidaient du passage ou non au niveau supérieur.

 

Quand vint mon tour de découvrir cette fameuse grande section, j’entendis que j’avais tout juste l’âge, que je serais le plus jeune de la classe au milieu de plus grands.

« Ça ne va pas lui faire de mal, il va s’y faire » avait jugé la maîtresse.

Cette maîtresse, c’était Mme Sauzedde. Une femme qui ne passait jamais inaperçu dans les couloirs de l’école. Son style et son allure allaient de pair avec la plus grande maturité des enfants qu’elle gardait. On quittait la très maternelle Mme Mallet pour être en présence d’une femme distinguée et assumée.

Elle avait de larges épaules et un buste bien droit. Sa taille était très souvent relevée par un épais ceinturon et des chaussures à talons. Sa face contenait rouge-à-lèvres, maquillage et deux grosses boucles d’oreilles dont elle possédait plusieurs modèles. Avec en plus ses nombreuses bagues et bracelets, elle brillait de la tête au pied. A ses côtés, les autres adultes étaient comme éteints.

C’était la première fois que j’étais confronté à tous ces artifices de la condition féminine et je pris ainsi l’habitude de la nommer intérieurement Madame Décorée.

 

La veille de la rentrée en grande section, je jouai pendant de longues heures dans le jardin de la maison familiale. La pente du terrain me permettait de taper indéfiniment dans plusieurs ballons qui revenaient toujours vers moi. Je les renvoyais vers le haut à chaque fois et quand l’angle de tir faisait redescendre un ballon trop loin de moi, je plongeai pour le rattraper.

A la fin, mes coudes et mes genoux étaient couverts de traces d’herbes et de terre. Le soir, avant d’aller me coucher, ma mère insista fermement pour que je me lave entièrement et que je sois impeccablement propre pour le premier jour d’école. C’était par respect pour les autres, me disait-elle et que c’était une règle que tout le monde aurait respectée demain. Je trouvai qu’elle exagérait, que je n’étais pas si sale et j’étais persuadé que personne ne remarquera demain mon état de propreté irréprochable si durement acquis.

Je me mis en tête de bien observer les autres enfants de la classe demain pour voir si tout le monde s’était effectivement imposé ce grand nettoyage.

 

Le lendemain, je me retrouvai une nouvelle fois perdu au milieu d’une fourmilière en pleine agitation. C’était la même école que l’année dernière mais je ne reconnus rien ni personne. Les autres enfants semblaient déjà connaître les lieux et ils prirent tout de suite naturellement place.

La maîtresse dut d’une part calmer l’enthousiasme des plus remuants et leur demander de rester assis près d’elle, et d’autre part venir chercher les plus timides comme moi qui osaient à peine faire un pas à l’intérieur. Elle réussit à réunir tout le monde au même endroit pour nous expliquer le fonctionnement.

La nouvelle salle de classe fut un environnement difficile à appréhender, plus complexe encore que la petite section, mais j’eus plus de temps cette fois-ci pour y arriver. Je pus me faire une image complète de l’endroit.

L’entrée donnait sur un espace vide, propice aux rassemblements généraux en cercle pour écouter une histoire ou les directives de la maîtresses comme ce matin. Plus loin, droit devant, se dressait un escalier en bois desservant une mezzanine dont on devinait les quelques chaises la meublant au travers d’une barrière en lambris. Sur la gauche, le long du mur, il y avait le bureau de la maîtresse. Plus loin, toujours à gauche, étaient disposée une structure encore inconnue moi. C’étaient des rangées de tables individuelles, beaucoup plus haute que celles existantes chez Mme Mallet. On devait obligatoirement s’asseoir sur la chaise associée pour s’en servir en plus de tous regarder dans la même direction, celle qui butait sur un grand tableau à double battant. C’était le coin des grands, celui qui nous préparait à ce qu’allait être la suite de notre éducation.

Au bout de la salle, une table était emboitée dans une ouverture comme creusée dans le mur. Une banquette était plaquée contre les côtés de ce rectangle.

Le passage était si étroit que la maîtresse ne pouvait s’y faufiler, c’était hors d’atteinte pour elle, l’endroit nous était réservé. Elle n’avait cependant aucune crainte de voir un enfant lui résister dans cette cachette car une règle supérieure à toutes les lois de la physique semblait flotter dans sa classe. Quand Mme Sauzedde demandait quelque chose à un enfant, il s’exécutait sans broncher, son autorité était incontestable.

La maîtresse nous parla pendant une heure puis ce fut le temps de la récréation. Il faisait grand beau et chaud. L’été était encore là et nous étions tous venus avec des tenues légères qui laissaient découvertes une bonne partie des bras et des jambes.

Les occasions de nous salir étaient nombreuses : les vieux pneus qu’on s’amusait à faire rouler, la terre dans les coins où l’herbe avait disparue ou le mur du préau recouvert d’une fresque sur laquelle on aimait poser les mains.

Quand la récréation se termina, nous nous mîmes en rang deux par deux, escaladâmes les escaliers facilement et attendîmes dans le couloir que la maîtresse nous autorise à entrer.

Je craignais d’avoir ruiné en un quart d’heure tout le travail de la veille à me nettoyer. Je scrutai mes camarades pour voir s’ils étaient dans le même état. Quelle ne fut pas ma surprise de constater que trois enfants regroupés à l’arrière du peloton étaient dans un état de saleté déplorables. Ils étaient couverts d’une crasse dense et uniforme des pieds à la tête. J’en fus choqué. J’avais raison, il n’était pas obligatoire d’être parfaitement propre. Je gardai cette réflexion pour moi un moment.

Avant de revenir en classe, la maîtresse nous demanda de nous laver les mains dans l’immense ligne de lavabo qui crachait une eau chaude, presque bouillante et sous haute pression. Même les trois sauvageons durent s’y tenir. Quel gâchis, me dis-je. Ils pouvaient bien assainir leurs mains, ils en resteraient encore crasseux sur 90% de leur corps.

J’observai leur toilette et à ma grande surprise, l’eau n’eut aucun effet sur leurs souillures. Je compris alors que c’était la couleur naturelle de leur peau et je repensai à l’histoire de la famille ours vue avec Mme Mallet.

Il y avait quelques familles d’origine turc dans le village, leurs enfants furent ma première confrontation avec les différences physiques et m’ouvrirent les yeux sur la diversité. J’oubliai très vite cet épisode par la suite, ils devinrent des camarades de classe comme les autres. Nous avions une soif de jeux, gourmands en nombre de participants, à assouvir et nous avions besoin de tout le monde. Cette nécessité l’emportait sur une improbable mise à l’écart d’une partie du groupe à partir de critères douteux et arbitraires.

Ce jour-là, ma timidité et mon caractère d’observateur avant tout m’aida à garder ce secret, personne ne soupçonna les odieux préjugés que je m’étais imaginé, personne ne sut que j’avais goûté aux pensées racistes avant de les refouler grâce à l’insouciance de l’enfance.

 

Autour de moi, les enfants commençaient à avoir des prénoms, Romain, Benoît, Pierre, Alice, Guillemine et tant d’autres. Ils devenaient des camarades de classe. Et en réaction, je pris un prénom moi aussi. Ou plutôt mon prénom, dont j’avais déjà conscience, prit une place dans la classe, avec tous les autres. Je le croyais réduit à la sphère privée, que seule ma famille savait le manier mais depuis quelques temps il résonnait dans l’air par moment.

Les premiers essais de la maîtresse à m’interpeler par ce biais furent d’une réussite toute relative. La maîtresse dut certainement répéter ses appels à plusieurs reprises pour communiquer avec moi car un soir, alors que mon père venait aux nouvelles de mon intégration dans sa classe, elle lui confia que je devais être un peu dur d’une oreille du fait que je ne réponde pas toujours du premier coup.

Elle n’avait peut-être pas totalement tort mais je pense surtout que je ne réagissais pas immédiatement après avoir entendu mon prénom. Mon cerveau n’était pas encore entièrement éduqué pour répondre à ces stimuli que je rencontrais pour la première fois. Avant cette époque, jamais je ne fus jamais hélé par une personne étrangère à ma famille, les seuls adultes à m’appeler ainsi étaient mes parents et je pouvais lire en eux bien d’autres signes pour comprendre qu’on s’adressait à moi.

A la maison je pouvais attendre qu’on répète plusieurs fois, je pouvais continuer à rêvasser sans que personne ne perde patience en face. En classe ce n’était plus possible, tout allait plus vite en groupe, les interconnexions entre camarades bousculaient ma conception du déroulement du temps.

 

 

Un après-midi de forte chaleur, la maîtresse nous installa en une figure de cercles concentriques sur le sol dans la zone de l’entrée. Durant la récréation du midi, elle avait ramené d’étranges instruments cachés sous un drap protecteur. Quand nous fûmes tous assis, elle alla tirer les rideaux pour nous plonger dans une pénombre un peu étouffante. On ressentait un air d’Andalousie à l’heure de la sieste. Mais il ne fut point question de nous endormir, c’était la mise en place d’une représentation.

La machine mystérieuse se dévoila, c’était un projecteur d’images dont la source était concentrée en de petits carrés translucides avec des bords blancs en plastique. L’ensemble des images étaient rangés avec soin dans une boîte comme des sachets de thé et ressemblait à un livre en format réduit. L’auteur de ces dessins ne devait pas être très doué car ils étaient rabougris et noyés dans un voile de couleur marron comme du papier qui aurait mal vieilli. Mais le projecteur avait ce pouvoir de faire revenir la beauté dans l’image en l’étirant, l’aérant et en appliquant une élégante balance des couleurs. J’imaginais que cette machine servait aux maîtresses du monde entier à corriger automatiquement les gribouillis médiocres de leurs élèves pour en faire de jolis tableaux.

Le projecteur s’alluma et rendit aussitôt un rond de lumière blanche sur le mur. Il émettait un ronronnement continu ainsi qu’un souffle chaud qui aggravait la lourdeur de l’air. Le bruit paraissait insupportable les premières secondes, je craignais de ne pouvoir me concentrer sur autre chose que lui. Mais nos oreilles s’en accommodèrent et nous ne manquâmes pas une miette du récit quand il commença.

Une ombre traversant le tableau de droite à gauche indiqua l’arrivée imminente de la première image. Elle était accompagnée par le son d’un ressort métallique qui était pressé puis relâché. C’était le titre de l’histoire : Le Petit Bonhomme de Pain d’Epice.

La maîtresse nous le lut car nous étions encore incapables de le déchiffrer nous-même. Puis les images s’enchainèrent. Elles montraient la vie de ce drôle de bonhomme qui vivait dans une maison où tout était comestible, même lui. Les murs étaient faits de nougatine, les poignées étaient des sucres d’orge, les meubles un assemblage de biscuits. La peau de ce personnage était parfaitement dorée, l’image de qualité limitée nous rendait tout de même le moelleux irrésistible de ses mains.

Alors que nous attendions la diapositive suivante, l’ombre verticale séparant temporairement deux images se figea au milieu de son parcours, nous montrant un bout de l’ancienne image et un bout de la nouvelle. On entendait quelqu’un forcer sur le mécanisme sans succès.

« Mince, c’est coincé ! nous avoua la maîtresse. » Elle essaya à plusieurs reprises de faire passer la nouvelle image mais l’ombre noire s’y opposait, elle repoussait tous les assauts de la maîtresse renvoyant à chaque fois la nouvelle image de là où elle venait à la droite de la lumière.

Les anciennes images étaient toujours manipulables, nous les revîmes défiler en partie. Avec l’inertie de mouvements créée, le passage bloquant céda et la maîtresse enchaina quelques autres images dans la foulée. Dans son acharnement à vouloir absolument vérifier l’ensemble des diapositives, la maîtresse fit tout défiler rapidement sous nos yeux même les parties de l’histoire encore inconnues. On pouvait donc se promener d’un bout à l’autre du récit sans avoir à respecter le rythme de la narration. Le spectacle perdait un peu de sa magie.

A la fin des manipulations, la maîtresse se replaça là où nous nous étions arrêtés et l’histoire reprit depuis la bonne position et à une vitesse normale. Le petit bonhomme en pain d’épice devait maintenant sortir pour un motif que j’avais oublié le temps des réparations. Avant de partir, son père lui rappela qu’il était très dangereux de se promener au bord de la rivière et qu’il fallait en rester à bonne distance quoi qu’il arrive.

Image suivante, le petit bonhomme marchait en forêt. Image suivante, quelque chose appelait le petit bonhomme depuis une rivière voisine. « A l’aide, aidez-moi ! » disait cette voix. Le petit bonhomme alla à la rencontre de cette pauvre personne qui ne demandait rien d’autre qu’un peu d’aide.

C’était un brochet, qui tenait sa gueule hors de l’eau et expliquait son malheur. « Petit bonhomme, quelle chance pour moi de te croiser, je suis tombé dans l’eau, aide-moi à en sortir s’il te plait. »

Le petit bonhomme s’approcha naïvement du bord du cours d’eau et sur l’image suivante, nous le découvrîmes avec stupeur pris dans l’étau du brochet et de ses dents. Il était englouti jusqu’à la taille et criait à son tour qu’on vienne l’aider. Mais personne ne l’entendit.

Les dernières images nous montrèrent étape par étape l’agonie du pauvre bonhomme fait de pain d’épices sucré et appétissant. Les jambes, le torse puis la tête disparurent dans la gueule du brochet. Sur l’avant dernière image, seul un bras ressortait. Sur la dernière, on ne voyait plus qu’un poisson repu, nageant tranquillement au milieu d’un lac. Il nous tournait le dos, nous fuyait, il quittait les lieux avant que le remort ne l’atteigne. Il espérait ainsi que la furtivité de l’attaque ne permettrait pas à sa violence de s’installer dans le paysage et qu’il n’en garderait comme seule réalité les quelques protéines ingurgitées.

Sur cette ultime vue, la maîtresse nous demanda ce que nous inspirait cette histoire. Plusieurs élèves n’avaient visiblement pas compris ce que suggérait la fin car ils demandèrent où était passé le très sympathique petit bonhomme de pain d’épices. Elle leur rappela alors qu’avec sa composition, il avait fait le parfait goûter du brochet. Le principe du goûter nous était assez parlant car nous en avions tous un pour la récréation. Une vague d’indignation se répandit dans la classe. La maîtresse expliqua, comme pour se justifier de nous avoir montré ça, que c’était ce qui arrivait quand on ne respectait pas les consignes venant des adultes.

L’histoire nous apprenait surtout que la nature même de petites choses que nous étions pouvait attirer certains prédateurs, brochets ou pédophiles, et qu’il y avait des pièges à savoir éviter. Un brochet ne demande pas à sortir de l’eau, un homme inconnu n’a pas besoin d’aide pour ramasser quelque chose dans sa voiture contre des bonbons.

Après cette histoire, il faisait toujours aussi chaud dans la classe malgré les quelques sueurs froides de certains à être constitué de pain d’épices. Le bruit assourdissant du projecteur ajouté à la chaleur m’avait donné une envie irrésistible de m’endormir, de me laisser bercer par tout ce que j’entendais autour de moi. Je n’avais aucune envie de faire le moindre mouvement. Chaque minutes supplémentaires que la maîtresse prenait pour expliquer l’histoire et avec toujours le projecteur en train de ronronner, était une minute de plaisir supplémentaire arraché par la fénéantise avant un retour à la vie violente et dynamique comme quand on retarde le moment pour sortir du lit le matin.

Quand la maîtresse permit à la lumière du jour de revenir en classe, le choc fut réel pour tout le monde, on entendit une vague de gémissement devant ce supplice pour les yeux. Chacun revint à la réalité à son rythme, je fus parmi les plus lents assurément. Tant que je voyais qu’il restait un camarade enveloppé dans son duvet de rêverie, je me disais que je pouvais y rester encore quelques secondes de plus.

 

 

J’étais le dernier à ne pas avoir fini de faire mes lacets. J’essayais de me dépêcher mais la pression me faisait foirer la boucle et je dus recommencer plusieurs fois. J’étais le dernier sans compter Samir qui était forcément après tout le monde, il ne se pressait jamais, il n’en avait pas besoin. La maîtresse nous attendait pour fermer la porte.

Quand la classe était finie, nous nous préparions pour sortir avec cartable, chaussures et manteau et nous attendions assis dans le couloir entre les porte-manteaux et l’interminable lavabo et ses multiples arrivées d’eau.

On se trainait au sol poussiéreux, on chahutait parfois en attendant que la maîtresse nous appelle. C’était une mini récréation de fin d’après-midi.

La maîtresse était postée à la porte de sortie en haut des escaliers avec ses collègues et elle repérait l’arrivée des parents. Dès qu’un parent d’élève de sa classe pénétrait dans la cour, elle le détectait immédiatement et venait chercher le camarade concerné. J’attendais rarement longtemps que mon tour vienne.

Mais ce soir, l’attente fut anormalement longue, je le mesurai aux nombres de camarades restant autour de moi alors qu’on ne m’avait toujours pas appelé. Je m’occupai avec Samir dans une variante du jeu du loup à quatre pattes. Il avait visiblement l’habitude d’être dans le groupe des parents retardataires car il enchainait les propositions de jeux pour ne pas s’ennuyer. J’étais de ceux qui concevait de ne rien faire à cet instant, juste attendre patiemment, ça ne devait pas durer longtemps, on se devait d’être prêt à partir. Mais Samir était de ceux qui ne voyait pas pourquoi on en jouerait pas pendant un moment plutôt que de ne rien faire. Comme souvent je suivis la dynamique enclenchée et je jouai avec Samir et les autres.

Régulièrement un camarade de jeu nous quitta, son parent était arrivé. Aucun soucis, Samir savait adapter les règles pour continuer avec un enfant en moins, tout était normal. Jamais pris au dépourvu, c’était son quotidien.

Puis ce fut au tour de Samir de partir et là, je n’avais plus aucun repère. J’avais toujours pu me reposer sur lui, sachant qu’il partait toujours après moi. En restant près de lui, je savais que j’aurais de la compagnie jusqu’à la fin. Cette fois-ci c’était l’inconnu, même Samir n’était plus là. Ce fut le vide, d’un coup, plus rien à faire, la fin du jeu dont je ne voyais jamais le bout car je partais toujours avant sa fin. Je n’avais jamais imaginé devoir m’occuper sans Samir puisque je ne concevais pas qu’il puisse partir avant moi. C’était comme une règle, la maîtresse devait nous surveiller et Samir devait nous divertir. Sans solution, je me mis à réfléchir.

Je me demandais souvent à quoi ressemblait ce couloir quand il n’y avait plus qu’un seul enfant, puis plus personne. Y avait-il un temps maximum au bout duquel l’école fermait et nous jetait dehors ? J’étais sur le point de vivre par moi-même cette expérience et elle ne m’enchantait pas vraiment.

Les derniers autres enfants, dans le couloir de la petite section, partirent à leur tour. Sans plus personne pour jouer, je restai immobile, comme glacé et observai le couloir ainsi que les réactions de la maîtresse quand elle nota qu’il ne restait plus que moi.

Je me raccrochai au long lavabo blanc, j’étais collé à ses pieds presque caché en dessous bien que ces pieds soient très fins, anormalement étroit par rapport à ce qu’ils soutenaient.

Je remarquai que ce lavabo n’avait pas était toujours blanc. Autour des angles de sa structure porteuse, des bouts de peintures étaient parties et laissaient voir qu’il était fait d’une sous-couche rouge puis d’un métal gris. On ne pouvait pas savoir ça débout pendant la journée. En me baissant en dessous de ce qui était présentable sur cet objet, j’en vis les traces persistantes des premières ébauches comme les premiers coups de crayons d’un tableau. Vu d’en bas, le lavabo collectif était comme un éléphant de Dali, perché sur de maigres échasses.

L’heure limite devait arriver. Toutes les maîtresses purent rentrer chez elles sauf Mme Sauzedde qui m’avait encore sur les bras. Elle vint me voir et me dit :

« - Bon Lilian, ta maman doit être occupée avec ta sœur. Je vais te ramener, et puis ça me permettra de découvrir une future cliente après tout. »

Je ne comprenais pas ce qu’elle me disait. Que venait faire ma sœur dans cette histoire ? Qu’était-ce qu’une cliente ? Comment Mme Décorée pouvait me suivre jusque chez moi ? Elle savait où on habitait ?

Je la suivis, nous quittâmes l’école par une autre sortie que d’habitude et qui nous amena sur le parking où sa voiture était garée. Je montai à l’arrière où il n’y avait pas de siège enfant. Ma mère m’avait dit que c’était obligatoire à mon âge, mais pour la maîtresse ce n’était pas grave et c’était une personne responsable.

« Ça ira bien pour 5 minutes, dit-elle. »

Encore une preuve que ma mère exagérait tout.

La voiture ne ressemblait pas du tout à Mme Décorée, on aurait dit que ce n’était pas la sienne. Elle était grise ou marron. La banquette arrière était sale, décousue, ridée et elle ne sentait pas bon.

La maîtresse connaissait visiblement le trajet car nous nous retrouvâmes rapidement dans la ruelle très pentue, que je savais reconnaitre juste à l’inclinaison que prenait la voiture, et qui mène à ma maison, sans que je lui donne la moindre indication. Cette ruelle nous décollait du niveau principal du village pour nous élever à la hauteur de jardins abrités en repli du bruit. La maîtresse sut également reconnaître la bonne maison et gara sa voiture sur les pavés à l’entrée du terrain comme le faisaient mes parents et tous les habitués.

Cette bande de pavés en mosaïque blanc, rose et fuchsia était comme un paillasson pour voitures. Toutes celles qui se présentaient devaient venir s’y frotter les roues, ses occupants continuaient à pied. Cette règle implicite ne pouvait être connue que de ceux étant déjà venus, et pourtant la maîtresse ne commit aucune faute.

On pouvait y ranger deux voitures. Généralement il y en avait deux de la même famille, une Peugeot 605 et une 205, toutes les deux blanches. Comme le font les parents d’une même famille, elles dormaient toutes les nuits ensembles dans leur lit conjugal. Elles formaient un couple plutôt mignon, la 605 était grande et massive comme un homme, la 205 avait les rondeurs d’une femme. Quand je leur faisais face dans le jardin, leurs phares prenaient le forme d’yeux et sur leur calendre se dessinait le trait de leurs lèvres. Parfois la place restait libre quand on attendait des visiteurs. Un oncle y déposa à plusieurs reprise sa BMW à l’allure jeune et sportive. La coupe de son capot juste au-dessus des phares l’habillait d’un regard de défiance comme si elle fronçait les sourcils, comme si elle était sur la défensive après s’être logée chez quelqu’un d’autre. Je nommais cette famille de voitures, les voitures énervées.

La maîtresse mena le mouvement bien qu’on soit chez moi. En nous avançant vers la maison nous vîmes à travers les carreaux, le salon éclairé et ma mère qui, sur le canapé, donnait le biberon à ma sœur. Nous étions en hiver, il faisait déjà presque nuit, le ciel était très sombre, le jardin était noir et le contraste avec la lumière de l’intérieur était saisissant. Elles étaient comme incrustées dans un tableau, dans une télé.

« J’avais raison, dit la maîtresse ».

Le lendemain, elle m’accueillit avec son habituel sourire et fit classe comme les jours précédant, comme s’il ne s’était rien passé la veille. Pour autant je ne la regardai plus pareil après cet épisode, Mme Décorée savait où j’habitais, c’était perturbant voire angoissant. Ce n’était pas dans les règles, jamais on ne m’avertit que la maîtresse pouvait venir à la maison à tout moment.

 

 

 

 

En débarquant dans la classe après la récréation, je compris tout de suite qu’on ne nous laisserait pas jouer comme d’habitude. La maîtresse nous attendait avec impatience et elle se montra très directive, ne permettant à aucun camarade de sauter sur son jouet préféré pour l’avoir le premier. Elle avait un plan, elle portait ce grand sourire qui ne laissait apparaître aucune dent et qui disait qu’elle s’apprêtait à nous embêter. Son sourire était d’autant plus large qu’elle adorait imprimer son autorité sur nous, se servir de sa hauteur d’adulte. En plus elle savait qu’elle faisait ça pour la bonne cause, pour notre éducation.

Un des objectifs de la grande section était de nous préparer au CP. Pendant quelques heures, nous nous mettions dans la peau de ces grands élèves, installés sur les quelques tables et regardant le tableau. Nous étions en petit groupe car il n’y avait pas de table pour tout le monde. J’héritai avec d’autres d’une des quelques places disponibles. Le reste de la classe continua à jouer comme en petite section.

Sur notre table de travail, nous avions tous un pot, garni de feutres et de crayons, et que nous avions fabriqué et décoré nous-même lors d’un précédant atelier.

La maîtresse avait rempli le tableau pendant la récréation, elle préparait toujours des choses quand nous étions absents. Il y avait de grandes et longues courbes le balayant d’un côté à l’autre et sur différentes lignes. Le trait était régulier et esthétique, elle avait pris autant de soin à dessiner sur le tableau qu’à choisir ses bijoux.

Nous reçûmes la consigne de recopier ce qu’il y avait au tableau sur nos cahier en respectant minutieusement le quadrillage. Nous commençâmes ainsi l’écriture.

Quelques jours plus tard, un exercice similaire se mit en place. Cette fois-ci, nous allions reproduire un mot sur notre cahier, un mot fait des différentes lettres de l’alphabet que nous avons déjà travaillées, majuscules comme minuscules.

Le mot à recopier n’était pas le même pour tout le monde. Ce fut un exercice personnalisé puisque chacun dut écrire son prénom. La maîtresse avait encore tout préparé sur chacun de nos cahiers, elle nous les avait subtilisés pendant notre absence en récréation alors que je les pensais bien à l’abri dans leurs petits casiers où nous les rangions. Il y avait le nom du propriétaire écrit dessus, je pensais que cela les protégeait contre tout enlèvement, que personne ne pouvait se permettre de contredire le sens des mots écrits sur un objet.

Nous avions tous le modèle, écrit à la perfection, en haut à gauche de la page. La forme des lettres reprenait avec une fidélité infaillible celles que nous avions observé sur le grand tableau quelques jours plus tôt. Et en regardant sur les tables voisines, je pus voir que la maîtresse avait reproduit cette copie parfaite sur chacun de nos cahiers et avec un mot différent, comme une police d’écriture qui se serait imprimé chez tout le monde.

La difficulté était donc variable selon les camarades. Je m’en sortis plutôt bien avec seulement 4 lettres différentes à manier. Jean-Baptiste fut moins bien logé avec un prénom beaucoup plus long et Benoît se sentit un moment démuni devant l’épreuve de l’accent circonflexe que nous n’avions jamais travaillé avant. La relative simplicité de mon énoncé se compensa par le fait de devoir répéter plus de dix fois l’exercice jusqu’à remplir une ligne complète.

C’était le contrat établi, remplir une ligne avec son prénom. Mais quand nous arrivâmes à la fin, la maîtresse viola ce contrat et nous demanda d’en remplir une autre, puis encore une autre. Cela parut sans fin jusqu’à arriver à la fin de la feuille.

Après dix lignes remplie, j’arrivai à la fin d’un cycle que je reconnus car tous les mots accumulés en frise formèrent un carré d’écriture parfaitement équilibré et esthétique, c’était pour moi le signal que j’avais atteint le point final de l’exercice. Mais la maîtresse n’avait pas ce même regard et elle me désigna de nouveaux espaces sur ma feuille à remplir de mon prénom. Et tant pis pour la beauté, la légèreté, il fallut alourdir la copie jusqu’à épuisement, comme si nous avions acheté un forfait à la page et qu’il fallait le rentabiliser au maximum.

La prolongation était pénible, je me lassais de répéter encore et encore le même devoir. Alors les derniers motifs furent salement bâclés, je les agrandis volontairement jusqu’à l’étirement maximal que permettait ma très jeune écriture pour en avoir moins à fabriquer.

Je serai moyennement bien noté sur le total, je le savais. Mais j’étais convaincu qu’à la vue des premiers motifs qui furent parfaitement exécutés, je n’avais pas besoin de continuer. J’avais démontré que je savais écrire joliment mon prénom une fois, dix fois, cent fois, le répéter à l’infini était de l’acharnement.

La semaine suivante nous découvrîmes les nombres. Les vingt premiers pour commencer. Ils étaient alignés en rang d’oignon sur le tableau. A première vue ils semblaient former un groupe de taille similaire à celui des 26 lettres. La vie pourrait ainsi être harmonieuse avec des proportions équilibrées entre les lettres et les nombres. Il paraissait logique que l’écriture en ait inventé autant de l’un que de l’autre.

Après avoir recopié les exemples du tableau, deux fois seulement cette fois-ci, la maîtresse nous distribua une feuille d’exercice à chacun à remplir directement. Le travail était déjà fait à moitié dessus, la liste des nombres étaient déjà commencée, il n’y avait plus que quelques trous à boucher. Puis la série se poursuivait bien au-delà des vingt premiers nombres que je connaissais. Le pré remplissage des lignes permettait de deviner les réponses sans même les avoir vu une fois avant, une logique se dégageait.

Les chiffres s’associaient donc de manière prévisible et imposée, tout le contraire des lettres qui avaient le droit de former des mots très différents, et ces mots pouvaient à leur tour se suivre avec d’infinis possibilités pour raconter toutes les histoires du monde.

Chaque élément amenait ses qualités, il y avait l’égalité et la rigueur d’un côté, la liberté et l’exploration de l’autre.

 

Je les retrouvais à bien des endroits ces chiffres par la suite. Maintenant que j’avais appris à les reconnaître, je m’aperçus qu’ils étaient partout, qu’ils s’immisçaient sans cesse dans nos vies.

Leur manifestation la plus frappante peu après les avoir découvert se déroula lors du passage d’un rallye automobile. Ce fut pendant un week-end, les différentes spéciales de la course étaient réparties dans les montagnes autour de Chabreloche. Après une certaine étape, pour rejoindre la suivante, les concurrents eurent besoin de traverser le village par la rue principale, celle qui reliait Thiers à Lyon.

Il faisait beau, ce qui me permettait de rester dehors pour voir passer les voitures. Je m’étais posté sur la terrasse de la maison de ma grand-mère (notre voisine aussi) qui surplombait le rue principale. La vue était imprenable sur le trafic. Je voyais enfin les bolides alors que depuis mon jardin, je les entendais seulement. Je pouvais observer les voitures de sports sur toute la ligne droite, je les entendais rugir au plus près.

La compétition rassemblait beaucoup de véhicules qui devaient passer un par un sur le parcours, ce qui m’assura un défilé constant toute la journée. Il y en avait de toutes les couleurs, vertes, bleues, blanches, marrons… Et elle arborait toutes un énorme numéro sur les portières et qui était reproduit en plus petit sur le capot.

La route ne leur était pas totalement réservée. Elles devaient la partager avec les voitures normales, celles qui roulaient ici chaque jour. Mais elles étaient reconnaissables très facilement. On ne pouvait pas les manquer avec leurs couleurs vives, leurs grands numéros, toutes les écritures sur la carrosserie et surtout le son. Alors que les voitures normales passaient comme un souffle d’air, un frottement de pneu, les voitures de rallye nous explosaient les tympans. Elles apparaissaient à l’angle de la rue dans un vrombissement sourd, puis elles prenaient leur élan sur toute la ligne droite pour nous atteindre à grande vitesse. Elles déroulaient tous les octaves de leur symphonie, une puissante montée dans les aigües. Pour certaines la ligne droite était trop longue et elles devaient reprendre leur souffle en redescendant vers les graves pour mieux remonter.

Elles se suivaient dans le bon ordre la plupart du temps, les nombres s’enchainaient comme sur le tableau de la maîtresse sauf quand la voiture 35 passa juste avant la 34.

Une bleue était en approche, prête à lâcher toute sa puissance, elle grognait au loin. Elle avait énormément de voitures normales devant elle, ce qui l’empêcha d’accélérer. Elle gronda de plus en plus fort derrière, de plus en plus impatiente, elle s’énerva et doubla tout le monde par la gauche. Elle les avala avec une facilité qui imposait le respect, elle les faisait disparaître derrière elle comme un coup d’éponge avale les miettes. Elle remonta la file étape par étape en s’abritant à chaque fois derrière sa prochaine proie après chaque dépassement. Elle passa à ma hauteur sur la voie de gauche en plein dépassement et la voiture normale me cacha le numéro.

Je ne l’avais pas vu mais je pu deviner son numéro. Avant elle c’était la 49 et je vis passer la 51 deux minutes plus tard. Comme l’exercice à trou de la maîtresse, je pouvais connaitre la réponse sans l’avoir vue.

La 73 et la 74 passèrent à deux de fronts comme si elles faisaient la course ici.

A partir de la 101, plusieurs voitures eurent un rite assez étrange. Bien que la route fût totalement droite à cet endroit, elles passèrent en formant d’infinis zigzags dans toute la largeur de la route. Manifestement elles aimaient les virages, elles s’en rajoutaient même quand il n’y en avait pas. J’avais appris que les courses se déroulaient sur des routes pleines de virages, qu’on les recherchait justement alors que d’habitude les automobilistes s’en plaignaient.

Ma grand-mère était à côté de moi, elle me raconta qu’elles faisaient ça exprès pour pas qu’on puisse lire leur numéro et ainsi compliquer notre jeu.

Malgré leurs efforts, je pus lire tous leurs numéros jusqu’à 200 au moins. Puis il fallut que je rentre, cela faisait déjà plusieurs heures que j’étais en observation et l’heure du repas de midi était dépassée. Je regagnai ma maison, perdant de vue mes bolides préférés mais j’entendais toujours leur musique qui déchirait l’air sur toute la commune, y compris chez moi.

En fin de journée j’eus le droit de retourner, pour une heure, voir passer les voitures. Le concert de vrombissements ne s’était jamais tu. Je retrouvai ma place comme au matin et attendis avec impatience la prochaine voiture. Elle se présenta rapidement, il n’y avait jamais plus de trois minutes entre deux passages. Elle tira tout droit, ne fit aucun zigzag avec ses roues et pourtant j’eus un mal fou à reconnaitre son numéro. Il y avait au moins 4 chiffres dessus, je n’avais jamais vu ça.

Ce fut pareil pour les suivantes, trop de chiffres pour les identifier. J’avais l’impression à présent que l’ordre de passage était un pur hasard, je ne voyais plus aucune logique pour expliquer la série en cours. Que c’était-il passé en mon absence ? Les chiffres étaient devenus fous ?

Je ne restai pas très longtemps, ne voyant jusqu’où irait la suite de numéros. Je ne pouvais me projeter sur aucune fin prévisible, une sorte de bouquet final. Je ne prenais plus aucun plaisir à essayer de retrouver les nombres vus en classe sur ces voitures car je ne reconnaissais plus rien. N’ayant aucune attente excitante, j’abandonnai la chasse aux voitures de rallye. Mes yeux et mes oreilles en étaient déjà rassasiés.

Le son éloigné des traversées rutilantes m’accompagna encore toute la soirée. C’est un son que je gardai en mémoire, en bonne place dans mon cerveau pour qu’il déclenche une poussée d’excitation à chaque fois que je le réentendrai. Ce son restera pour toujours un déclencheur à plaisir. Je passai le reste de mon enfance à espérer chaque week-end le retour des voitures de rallye. J’avais cette attente secrète en moi, sans en avoir conscience. Cela ne m’empêcha pas de me divertir avec des milliers d’autres chose différentes mais quand ce son ou un son qui s’en rapproche emplissait l’air et toquait jusqu’à mes tympans, j’abandonnais tout et je me précipitais sur la terrasse de ma grand-mère par peur de manquer le passage de cette fanfare mécanique.

Très souvent ce fut une fausse alerte, probablement une moto roulant un peu vite, et je patientai dans le vent de longues minutes avant de me faire une raison, les voitures de rallye ne passeront toujours pas aujourd’hui.

 

Régulièrement la maîtresse devait gronder plus fermement. Au sein de la classe, un groupuscule d’élèves turbulant prit forme. Il n’y avait aucun projet d’insurrection là-dessous, juste des caractères qui s’affirmaient. Romain, Benoît ou Clément en faisait régulièrement partie. Ils accumulaient les passages au piquet, avec souvent un petit sourire en coin, ou les tirages d’oreilles, sans sourire cette fois.

Nous étions en file d’attente devant le bureau de la maîtresse pour un contrôle des copies. La queue était tellement longue que nous coupions la classe en deux avec une tranchée infranchissable pour les autres élèves. J’étais relégué sous l’escalier menant à la mezzanine.

Je restai de longues minutes sous ces marches et en les regardant je ne résistai pas à l’envie de m’y accrocher un court instant pour me balancer, juste un aller-retour.

Romain le vit et en fut scandalisé.

 - La maîtresse a dit qu’il faut pas le faire, râla-t-il.

Surement agacé par une réprimande passée à ce propos du fait de son agitation quotidienne, Romain ne comptait rien laisser impuni, les autres aussi devait subir les reproches de la maîtresse. Ainsi il l’appela.

 - Maîtreeeeeesse ! miaula-t-il d’une voix stridente.

Alertée par le bruit de la plainte, elle quitta son bureau et vint à nous.

 - Quoi encore ? exigea-t-elle.

Pendant un moment, je ressentis la honte, la peur d’être puni. Je vivais ce que devait être le quotidien d’un élève turbulent. C’était très sévère. Récolter un passage au coin ou un procès-verbal rapporté aux parents pour s’être abandonné une demi-seconde à cette marche ? Je portais un regard de Caliméro à cet instant, avec ma coupe au bol comme coquille sur la tête.

Romain lui détailla la faute.

 - Lilian il se balance comme ça.

Et il m’imita pour montrer ce qu’il avait vu, bien que restant plus longtemps suspendu. Son récit laissait entendre que je le faisais pendant des heures, chaque jour, dès que la maîtresse avait le dos tourné. Cette dernière soupira, visiblement agacé. Les faits que décrivait Romain n’étaient pas à la hauteur de son insistance à la faire se déplacer. Le soufflet retombait.

Ma bonne réputation me sauva d’un quelconque reproche et ce fut Romain qui les essuya.

 - Et Alors ! C’est pour ça que tu nous fais tout ce cirque ? Tu n’es qu’un rapporte paquet sans ficelle ! lui lança-t-elle.

Fin du scandale de la marche d’escalier.

L’expression rapporte paquet sans ficelle était souvent employée par Martine aussi. Elle faisait rire les adultes, fiers de ce trait d’humour. Je ne la comprenais pas trop, j’imaginais que le reproche tenait au fait de ne pas avoir de ficelle. Un rapporte paquet avec sa ficelle ça devait rester convenable, par contre s’il n’en avait pas c’était insupportable.

 

Quand venait le temps de la récréation, je sortais dans la cour sans oublier de prendre avec moi l’encas sucré qui s’était ajouté à mes affaires dans la poche avant du cartable. C’était une poche sans fermeture éclair comme l’était le volume principal, elle n’était fermée que par la bande qui recouvrait le cartable et s’accrochait avec une boucle en plastique vert.

En cherchant le précieux met, je redoutais toujours de ne pas le retrouver car il se serait perdu pendant le voyage.

Je détectai la boîte en plastique rouge renfermant le trésor, la prit et partit rejoindre les autres dans la cour de récréation qui avait déjà commencé.

C’était une boîte spécialement conçue pour accueillir deux Biscuits Nantais, une encoche sellait le couvercle. Ma mère étant attachée à l’équilibre des repas, la boîte ne contenait pas toujours les gâteaux attendus à la vue du dessein.

Emilie vint me voir, intriguée par ce que je détenais. Elle me trouva chanceux à manger des BN tous les jours. Je lui montrai alors que je rangeais hélas parfois d’autres choses dans cette boîte. Aujourd’hui j’avais un gâteau doré, arrondi, fourré à la confiture et qui ne m’inspirait pas trop car j’avais une préférence appuyée pour le chocolat.

Je demandai à Emilie si elle connaissait ce gâteau, je la considérai comme l’experte du goûter tant je la voyais souvent consommer un nouveau produit fraichement sorti et encore inexistant dans les placards de ma maison. Elle n’en avait jamais vu, il l’inspirait moyennent également mais elle accepta tout de même d’en échanger la moitié contre la moitié de sa madeleine marbrée. Nous coupâmes notre provision en deux à la main et les échangeâmes dans un procédé qui œuvrait quotidiennement dans la cour d’école.

Elle croisa alors son grand frère Alexis qui passait à proximité, essayant de fuir un loup-garou, et envers qui elle s’empressa de partager sa découverte d’un nouveau gâteau découvert. C’était un jeu de collectionneur dans leur famille.

Ce gâteau n’était pas le plus alléchant mais devant la nouveauté, Alexis voulut quand même l’identifier pour parfaire ses connaissances culinaires. Il demanda à voir la papier d’emballage que j’avais remis dans la boîte rouge. Il l’observa plusieurs secondes puis dit :

« OK, on en rachètera. »

Alexis savait lire les étiquettes, un pouvoir extraordinaire qui lui permettait de retrouver la source de n’importe quel gâteau.

Il en profitait aussi pour raconter à Emilie et moi à quoi ressemblait ses moments en classe, chez les grands. Il nous racontait qu’ils travaillaient toute la journée mise à part la récréation. Ceci nous choquait, nous qui jouions plus que nous travaillions. Ce futur qui devait être le mien tôt ou tard m’angoissait, comment résisterai-je à des journées entière de travail ?

J’étais bien content d’appartenir encore pour quelques temps à la maternelle. Cette pensée m’aidait à me satisfaire de toutes mes journées, quoi qu’il pût arriver.

« Ça pourrait être pire, me disais-je. Je pourrais être obliger à travailler toute la journée comme les grands. »

 

 

Les deux cours d’école étaient séparées par le mur du préau. Une grande porte verrouillée permettait que chaque groupement d’âges ne se mélange pas durant la récréation. Les grands ne se montraient pas, le mystère de leurs jeux de grands restaient entier aux yeux des petits.

Parfois, un ambassadeur venu de l’autre côté du mur se présentait à la frontière, cette partie de la cour qui n’était pas fermée par un mur et qui s’ouvrait donc sur un terrain d’herbes, permettant ainsi aux plus audacieux de faire le tour du préau pour passer la frontière et revenir vers leur passé.

Souvent ce fut un grand frère ou une grande sœur qui vint veiller sur son mini lui-même et qui reconstitua le temps de quelques minutes un regroupement familial partiel loin du domicile.

Il existait une autre voie qui reliait les deux mondes. La grande porte du préau comportait un trou de serrure assez large pour y coller son œil et ainsi observer l’horizon à travers cette ouverture.

Ce matin il faisait froid et nous étions tous sortis en récréation recouvert d’une épaisse doudoune comme des oisillons qui gardent leur duvet.

Je vis à travers la serrure du préau le même bitume froid que dans notre cour. Les enfants que je repérai était tellement loin, à l’opposé du préau, que je fus incapable de définir leur activité. J’entendis que du monde était présent derrière le mur sous leur préau à eux mais il fut difficile de distinguer ce qu’ils y faisaient. Parfois, je détectai une ombre, très furtive, obstruer brièvement la vue et suivie par plusieurs autres comme un banc d’hirondelles qui remuait dans tous les sens.

Je ne gardai jamais le visage collé à la serrure trop longtemps car il m’était impossible de maintenir indéfiniment cette position. Un courant d’air glacial et continu circulait par l’interstice et chatouillait le regard. Le vent était toujours dans la même direction, il venait de la cour des grands vers la nôtre car je ressentais à chaque fois sa piqure croissante. Les éléments s’attaquaient aux plus petits, aux plus faibles, c’était totalement injuste. Je me suis longtemps demandé comment ce phénomène pouvait perdurer année après année sans amener un déficit d’oxygène dans la cour des grands et une surpression dans la nôtre. Peut-être que l’ouverture de la porte vers midi corrigeait ce trop-plein chaque jour.

La soupape de décompression fut donc ouverte entre la fin de la récréation du matin et midi où nous ressortions pour aller à la cantine. Impossible de savoir quand exactement.

Le départ vers la cantine se préparait comme une expédition. Martine nous y amenait sous la forme d’un cortège impeccablement droit. Quand Benoît sortait du rang pour aller chahuter autour du cortège, Martine le ramenait illico vers le groupe et en le tirant par l’oreille s’il le fallait. Elle attachait une grande importance à ce que tout le monde respecte la discipline, surtout quand il s’agissait de son propre fils qui la provoquait.

Nous traversâmes religieusement la cour des grands. Elle était en bon ordre, ses occupants étaient eux aussi contraints à se tenir serrés, prêts à la quitter. Ils n’attendaient que nous.

C’était à ce moment-là que je voyais le mieux ce que je tentais de d’apercevoir de l’autre côté du mur, sauf que la scène avait perdu toute sa spontanéité. Les mouvements d’ombres restaient inexpliqués tant l’espace semblait s’être figé à présent. Les élèves de la grande cour d’école étaient comme des électrons libres dont on avait une vague idée de leur mouvement au naturel et dont on modifiait trop la propriété quand on sortait les grands moyens pour les observer de plus près.

La principale différence avec notre cour était que la leur était ornée de deux immenses buts de football avec filets. Parfois nous pûmes observer les restes déclinants d’une partie de foot entre grands dans le dos de Martine qui ne pouvait pas surveiller tout le monde en même temps.

Nous sortîmes de l’enceinte de la cour par un petit escalier en deux niveaux et avec un palier rectiligne de quelques mètres. Cette issue nous faisait passer par l’extrême opposé de l’entrée principale, proche de la voie ferrée de Chabreloche.

La marche fut sérieuse. Martine veillait au grain que l’on reste groupé. Nous avions quelques décamètres à parcourir à découvert, sur un sol ouvert aux autres habitants de la commune. L’endroit formait un cul-de-sac, le risque que nous croisions une voiture était minime, pourtant Martine le prenait très au sérieux.

L’entrée dans la cantine se faisait par un autre escalier qui descendait dans une salle à demi enterrée comme un souplex. La zone de repas était une grande pièce où le brouhaha raisonnait et la lumière naturelle manquait. Une armée de néons agressifs compensaient cette lumière. Le sol était un carrelage à petits carreaux et d’un blanc déjà sale qui ne craignait pas les tâches. Il essuyait 5 jours par semaines piétinements, glissades de meubles, éclaboussures alimentaires et lavage à grandes eaux. Et ce depuis plusieurs décennies et sans changer d’aspect, le temps ne prenait pas sur lui.

En temps normal l’organisation des tables était simple, une table par classe. Mais ce midi, il y avait peu d’élèves de mon niveau et l’école fit l’économie d’une table en nous répartissant sur les autres. Je me retrouvai isolé des miens, attablé avec des plus grands qui eurent comme consigne de veiller sur moi. Timothé et Nadège furent désignés, j’étais assis entre eux deux.

Avant que le premier plat ne soit servi, il y avait autour de cette table le rituel de la corbeille de pain. Je ne l’avais encore jamais vu car à notre table des petits c’était Martine qui nous distribuait directement les morceaux de pain. Un des grands prit la corbeille puis demanda, en hurlant pour se faire entendre :

« Bon, qui veut du pain ? »

Une forêt de bras se leva tout autour de la table, un peu comme en classe. Le préposé à la corbeille dénombra les mains non sans mal, il exigea plusieurs fois que les gens cessent de gesticuler pour être bien sûr de son compte. Une fois arrivé à la machine, on lui fournira le nombre exact de morceaux de pain demandés, pas un de plus. Je restai immobile à observer la scène, sans trop comprendre ce qui venait de se passer.

A son retour, il déposa la corbeille bien garnie au milieu de la table. Des bras l’enlacèrent immédiatement, c’était comme si un soigneur jetait des morceaux de viandes dans la fosse aux lions, la corbeille resta décollée au-dessus du plan de la table, comme suspendue, tellement il y avait de pressions qui s’exerçait sur elle. La vue de la nourriture et surtout de cette rixe pour y accéder réveilla mon instinct de survie. Dans la cohue généralisée, j’oubliai le pacte initial et je tentai de ramasser une tranche de pain au milieu de ce méli-mélo de mains. J’y arrivai et je gardai le fruit de ma pêche quelques instants à mes côtés, discrètement. Ma surtaxe n’avait pas l’air d’avoir d’incidence, la bataille féroce pour s’adjuger les meilleurs morceaux continua. Après que la dernière part eût été attribué, le malheureux ambassadeur de la corbeille de pain se retrouva bredouille alors qu’il s’était évidemment compté dans le nombre de morceaux à couper. Il exprima son mécontentement :

« Et alors ! J’en ai pas moi ? »

« Regarde, c’est le petit qui a pris un morceaux. »

A l’annonce du manque d’un morceau, toute la table s’attendait à ce qu’il eût une violente dispute à ce sujet quel qu’en fût le motif. Ils redescendirent aussitôt en me voyant comme la cause de cet accident. Timothé se pencha à mon oreille pour m’expliquer les choses avec beaucoup de diplomatie.

« Il faut le dire au début si tu veux du pain parce qu’après il en manque un morceau. »

L’ambassadeur se trouva contraint d’aller quémander une seconde du pain auprès de Martine. Cette dernière en fut particulièrement agacée.

« Eh mais tu vas me faire relever combien de fois ? On vous a pas appris à compter depuis tout ce temps ? »

Ce jour-là, il y avait de la galette des rois en dessert avec les quelques fèves qui allaient avec bien sûr. Comme tous les autres, j’attendais avec impatience le dessert pour savoir si j’allais être un roi. Sauf que la frangipane m’écœurait et que je ne pouvais la manger. Je commençai à trier la tarte, j’évacuai le filon de frangipane pour progresser dans mon exploration et je mangeai un peu le feuilletage. C’en était déjà trop, je calai.

Je sondai grossièrement le reste de mon assiette dans l’espoir de détecter une sorte de cailloux au milieu de la tarte. Je ne trouvai rien.

Les heureux possesseurs d’un portion gagnante réclamèrent leur couronne auprès de Raymonde qui passa dans les rangs pour les distribuer. Elle refusa fermement d’en donner à ceux qui le demandaient sans avoir étaient élus, la tradition se respectait.

Très vite, Raymonde laissa courir la rumeur qu’il restait une fève parmi nos assiettes car il lui restait une couronne à distribuer. Les nombreux enfants n’ayant pas terminé leur dessert se forcèrent alors un peu plus pour finir leur part. Son stratagème pour limiter le gaspillage alimentaire était parfait.

La frangipane me dégoutait franchement et je ne mangeai pas un gramme de plus de la galette. Je me contentai de revérifier une fois plus la présence d’une fève par un piquetage régulier et appuyé de la pâte.

Nous avions fini de manger depuis un moment mais nous n’étions toujours pas levés de table. Martine ne nous y avait pas encore autorisé. Elle avait quitté son recoin où elle prenait son repas et nous faisait face devant le mur où étaient accrochés tous nos manteaux. Ce qu’elle voyait et surtout entendait ne lui plaisait pas. Elle espérait faire cesser ce vacarme en se postant là devant nous, ceci pouvait nous mettre la pression.

Mais aujourd’hui c’était inefficace, beaucoup étaient trop excités à jouer au roi et à la reine. Alors elle hurla pour ramener le silence. La règle était simple, il fallait tenir ce calme cinq minutes pour avoir le droit de sortir de la cantine.

Ce fut affreusement long. Sans aucun mot prononcé, tous les autres sons, comme un simple toussotement, nous explosaient aux oreilles et Martine remarquait le moindre chuchotement clandestin qu’elle intimidait par un chuuuuuuuuut appuyé.

Je n’avais que mon assiette à observer, les yeux rivés sur une galette éventrée, j’attendis comme tous les autres. Soudain, je remarquai une bosse sur la croute, je pensais avoir vérifier mainte fois mais je fus pris d’un doute. Était-ce le signe de la dernière fève que personne n’avait trouvé ou un simple gonflement de la pâte ? Je pris ma fourchette et je soulevai la couverture de croute dorée non sans émettre quelques bruits de vaisselle et animé d’un ultime espoir, en vain.

« - Ça sert à rien de vérifier 50 fois, elle n’est pas là la fève ! me lança Martine qui avait tout vu. »

Martine continua d’appliquer son emprise sur la cantine de longues minutes supplémentaires, chaque micro-secousse était captée par ses sens infaillibles. Personne ne put bouger une oreille sans qu’elle le vît. Elle cherchait un calme maintenu, elle nous forçait à nous canaliser, à retenir nos jambes folles encore quelques instants. Elle réussit à geler le temps dans la salle, à nous extraire de l’écoulement du dehors dont on percevait tout à coup les manifestations : les bourrasques de vent, le vol des oiseaux. Au bout de l’effort, le groupe obtint finalement le droit de se lever de table, de quitter la cantine sans parler, seul le bruit des pieds de chaises raclant le sol devait exister, et d’aller courir à nouveau dans la cour.

 

 

 

Les virus hivernaux circulaient activement au sein de l’école. Malgré le lavage des mains imposé avant chaque retour en classe, et cela était plus pour nettoyer la terre sous les ongles que les virus, la proximité entre les enfants et leur absence de pudeur étaient propice à la contamination. Les effets étaient tout à fait bénins, un état grippal sur quelques enfants pour toutes victimes.

Pierre fut l’un d’entre eux aujourd’hui. Il sanglotait depuis ce matin, se plaignait de maux de tête et était extrêmement irrité. Sa figure resta écarlate toute la journée.

La maîtresse se montra conciliante avec lui, reconnaissant qu’il était malade et qu’il n’exploitait pas un caprice de vilain garçon. En temps normal, de tels agissements étaient fermement refoulés par des mise en garde de devoir s’isoler 5 minutes seuls dans le couloir. Aucun rabaissement au comportement de bébé ne se justifiait et la maîtresse ne s’y laissait jamais prendre. Elle n’hésitait pas à en rapporter aux parents le soir même si cela arrivait. Elle nous avertissait souvent :

« Je ne veux plus voir pleurer toute la journée, vous n’êtes plus des bébés ! L’année prochaine vous serez des grands qui apprendront à lire. »

Pierre était autant son patient que son élève aujourd’hui. Elle fit appel à tout son savoir médical en lui posant la main sur le front pour constater qu’il était bouillant et en déduire qu’il avait de la température, ce qui corroborait avec les maux de tête dont Pierre se plaignait.

La maîtresse ne pouvait aller guère plus loin dans son diagnostic. Elle pouvait simplement conclure que Pierre n’était pas en état de poursuivre sa journée d’école et elle se résigna à ce qu’il n’assiste pas au reste du programme du jour.

Quelque peu embêtée, la maîtresse sortit de la classe comme pour aller chercher du renfort. Elle nous laissa seuls un instant avec le malade qui heureusement resta dans un état stable et ne piqua aucune crise qui aurait mis mal à l’aise toute l’assistance. L’atmosphère fut tout de même un peu pesante car cette absence, à cette heure-ci, ne faisait pas partie de notre routine scolaire. Tout le monde l’avait remarqué. On sentait que quelque chose ne se passait pas comme d’habitude.

A l’autre bout de l’école, Mme Sauzedde alla trouver M Thevenin, Directeur et aussi maître d’école pour les CM2, et lui demanda d’appeler les parents de Pierre car ce dernier était malade.

Nous vîmes revenir la maîtresse sur un pas rapide et appuyé, elle fit claquer la porte un peu fort en la refermant. Le temps où elle s’était éclipsée avait permis à une prolongation de récréation de démarrer. Nous ne restâmes pas immobiles, tétanisés bien longtemps. L’entrain naturel des plus remuants reprit le dessus et quelques jeux s’étaient mis en place. Il y avait un peu de divertissement aux quatre coins de la classe, ce que la maîtresse dénommait avec sévérité la foire.

Elle fit passer ses directives pour ce début d’après-midi en tapant des mains pour les faire s’accomplir plus vite.

Quelques minutes plus tard, le directeur frappa et entra dans la classe. Il annonça à la maîtresse que les parents de Pierre ne pouvait pas le récupérer avant ce soir. Leur emploi du temps les empêchait de venir maintenant à l’école, ni pour Pierre ni pour ses deux frères présents dans la classe. Ils étaient triplés.

La maîtresse en fit bon train. Après tous les gens avaient l’habitude de s’aider en dépassant leur fonction dans le village.

« - Mais dis leur qu’on peut le garder, dit-elle au directeur. Il fera la sieste. »

« - D’accord. Tu veux que j’ouvre une des chambres en haut pour ça ? Ou alors chez Mme Mallet, ils doivent bien faire la sieste là-bas. »

« - Mais non je vais plutôt l’installer dans la mezzanine. Je vais le faire dormir là-haut, je pourrai le surveiller. Amène-moi juste un matelas. »

Quand elle eut reçu son matériel, la maîtresse monta dans la mezzanine avec Pierre. Deux minutes plus tard, elle revint vers nous en bas après avoir refermé le portillon au bout de l’escalier menant à la plateforme.

Elle nous lança un avertissement :

« Il y a Pierre qui dort là-haut, il est malade. Je vous demande de ne surtout pas aller le déranger. Je ne veux voir personne monter. »

L’information était importante. La mezzanine était un lieu de jeux apprécié de tous. Il y avait un nombre de place limité et ceci permettait de constituer un petit groupe privatif avec son espace réservé, comme un carré VIP en discothèque. De plus, la vue surplombant le reste de la classe était une chose à observer au moins une fois dans sa vie d’écolier.

La mezzanine était un petit salon pour enfants avec une table basse, des livres illustrés et des chaises blanches en plastique qui avaient dans leur dossier des formes colorées incrustées. En appuyant fort dessus on pouvait les détacher mais ce fut interdit par la maîtresse car plusieurs morceaux furent perdus dès la première semaine d’utilisation.

Pour protéger au maximum Pierre des bruits intempestifs venant d’en bas, la maîtresse imposa une après-midi studieuse. Certains jeux restaient autorisés mais en groupe restreint et en silence. Parler à voix basse était toléré.

L’expérience était inédite. D’habitude, la salle de classe était une superposition d’activités qui explosaient les unes sur les autres. La communication opérait d’un bout à l’autre de la classe et appelait les échanges de joueurs entre activités. Ici, le silence isolait les groupes les uns des autres, il était impossible de savoir ce qu’il se fabriquait au coin opposé.

La maîtresse corrigeait des exercices à son bureau. Quand elle finissait une copie, elle venait trouver l’élève concerné pour lui annoncer le résultat et ce qu’il fallait améliorer. Le plus souvent, on avait droit à une image.

Ce fut le tour de Cindy, la maîtresse la chercha dans la classe pour lui apporter. Elle resta debout un long moment, fronçant les sourcils. Pas de Cindy… Elle se parlait à elle-même :

« - Elle est bien là aujourd’hui… »

Des chuchotements descendirent jusqu’aux oreilles de la maîtresse. Elle leva la tête et aperçut des ombres à travers les barreaux de la mezzanine. Quelqu’un y pouffa de rire en essayant tant bien que mal de ravaler les bruits qui s’échappaient, ce qui confirma les soupçons. Elle comprit que quelqu’un était monté malgré l’interdiction formelle. Elle hurla de colère.

« - Mais c’est pas vrai que y en a qui sont montés ! Qu’est-ce que j’avais dit ! Qui est là-haut ? Cindy, Guillemine, descendez de là tout de suite ! »

Le cri glaça la classe, plus rien ne bougeait. Les deux accusées, découvertes, se redressèrent et entamèrent leur descente aux enfers. Elles rejoignirent la maîtresse, qui les attendait en bas, sur les talons, le plus lentement possible. Elles semblaient ne jamais vouloir arriver au bout des marches, pourtant une autorité irrésistible les obligeait à se rapprocher.

La maîtresse leur appliqua le même traitement à toutes les deux, à la chaine. Elle les déculotta sans ménagement d’un coup sec envoyant le pantalon directement à hauteur des chevilles. Puis elle leur asséna une forte claque sur leurs fesses nues qui se retrouvaient sans aucune protection et à la merci d’une main punitive. Le choc les fit bondir dans une cambrure improbable.

Aucune ne pleura, en silence elles retinrent leurs larmes dans des yeux remplis à ras bord, leurs visages étaient devenus aussi écarlate que celui de Pierre. Dorénavant elles se voulaient le plus discrètes possibles pour ne pas énerver d’avantage la maîtresse. Un trou de souris aurait été l’endroit idéal où aller. Machinalement, elles allèrent récupérer leur pot à crayon sur l’étagère prévue à cet effet et se rendirent vers les tables pour certainement ne rien dessiner mais pour au moins disparaître dans la masse d’autres enfants déjà attelés à cette activité.

Elles tremblaient tellement en portant leur pot que les crayons frappaient le rebord métallique. Ce bruit était le seul audible dans la classe à cet instant, ce qui fragilisait l’objectif de discrétion recherché.

Elles n‘eurent pas d’image.

 

 

L’année scolaire avait bien avancé, sa fin se précisait avec toujours le même objectif à l’arrivée : se préparer au CP l’an prochain. La maîtresse nous le répétait sans cesse, j’avais compris depuis bien longtemps que l’époque de l’éveil ludique dans laquelle j’évoluais allait bientôt toucher à sa fin. Dans quelques mois je commencerai le travail, sans retour arrière possible.

Je ne savais pas si j’étais le seul à être angoissé par ce futur proche, à me rendre compte que tous les plaisirs dont nous jouissions indéfiniment allaient nous être supprimés. Plus tard, quand je serai assis à la place que je redoutais tant, je repenserai souvent à cette peur que j’avais, me disant qu’il n’y avait pas de quoi être si anxieux, si ce n’est la peur de l’inconnu.

A la récréation, je m’isolai. Il faisait chaud, les soleil tapait fort. Alors je restai à proximité de l’ombre offerte par le préau.

J’eus plusieurs fois des saignements de nez à cause des forts rayonnements de la fin du printemps. Après quoi, tous les adultes m’incitèrent à ne pas trop m’exposer au soleil quand les températures grimpaient. Nous étions quelques enfants avec cette sensibilité et nous avions la consigne de rester sous le regard des adultes qui surveillaient la récréation. Nous devions éviter de nous échapper à l’opposé de la cour et encore plus d’en sortir pour le terrain d’herbes, sans abri contre le soleil, et sur lequel beaucoup aller jouer en cette saison. Nous étions marqués par les bouts de coton qui nous sortaient des narines, les adultes nous repéraient ainsi.

La récréation me parut longue à se dérouler dans cette zone limitée. J’étais tellement proche de l’escalier qui nous ramenait en classe que j’eus l’impression de n’avoir d’autre activité que d’attendre la fin de la pause pour remonter en classe avant tout le monde. Devant l’attente interminable, je m’assis contre un des poteaux qui soutenaient le préau. Ils étaient en bois massif, on pouvait suivre les nœuds et les veines les constituant, et leur base était entouré d’un socle en béton qui laissait émergé un petit rebord d’épaule. J’appuyais mes fesses sur ce rebord. Cela devint très vite inconfortable mais rester planter debout l’était encore plus. J’avais au moins une position logique.

Dans un coin de la cour, Martine tenait un tuyau d’arrosage dont elle se servait pour nettoyer les bacs ronds à poubelle ou d’autres choses poussiéreuses trouvées dans l’école. C’était le nettoyage de printemps, nous disait-elle. L’animation attira bien sûr les plus curieux. Martine n’hésita pas à diriger son jet contre les assaillants, autant pour les repousser que pour les amuser.

La douche dura plusieurs minutes et déversa une quantité d’eau importante dans la cour. Il n’y avait pas de grille d’égout à proximité alors l’eau s’étala aléatoirement. Plusieurs langues d’eau s’avancèrent vers moi, progressant à travers les aspérités du goudron dans un ruissellement irrégulier.

Je m’accroupis devant une de ces rivières éphémères, leur avancée me fascinait. On distinguait une lentille en suspension et poussée par le flux venant de l’arrière. On ne pouvait pas deviner dans quel direction allait se faire le prochain micro-avancement, le sol bosselé pouvait détourner le lit de ce ruisseau fluet à tout moment.

Mon observation n’était pas discrète, j’étais seul, planté au milieu de la cour, tête baissée, au milieu de nulle part pour les observateurs extérieurs. Je fus rejoint par la maîtresse et un autre homme qui passait ses récréations à bavarder avec elle. Ils étaient apparemment surpris de mon attitude et cherchaient à savoir ce qui me motivait.

« - Qu’est-ce qui t’intéresse tant à regarder ça ? me demanda l’homme. Tu peux nous dire, on ne va pas te manger. C’est jute pour comprendre. »

Je ne savais pas quoi leur répondre, j’avais du mal à soutenir leur regard. Je me tus. Qu’est-ce qui m’intéressait ? Aucune idée, j’avais envie de le regarder tout simplement. Et puis je me tenais accroupi dans la cour d’école, comme au commencement. Je renouais avec les souvenirs du passé pour ne pas me précipiter dans l’avenir.

 

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