Petite Section

Par LVR8963

Les enfants chabrelochois des années 90 découvraient l’école auprès de Mme Mallet qui animait la petite section.

C’était une dame très douce et mielleuse, un prolongement de la maman qu’on quittait pour la première fois. Elle avait de l’expérience, elle connaissait sur le bout des doigts les différentes réactions qui pouvaient se produire quand on initiait de tous jeunes enfants à l’école. Elle savait qu’une grande partie de son travail consistait à acclimater ces enfants qui portaient encore des couches il n’y a pas si longtemps. Elle rassurerait les plus anxieux, les aiderait à dédramatiser cette épreuve de la première journée d’école. Son brushing, couleur abricot, était léger comme un soufflet, aussi léger que l’atmosphère qu’elle voulait instaurer dans sa classe.

 

Le jour de la rentrée était arrivé. Je me retrouvai comme parachuté au milieu d’une cour d’école. Je n’avais pas prêté attention au chemin m’amenant jusqu’ici. J’étais porté, guidé par mes parents comme depuis mon plus jeune âge et d’un coup ce fut terminé. Alors quand ils me lâchèrent la main sans prévenir ou sans que je le comprenne, je fus littéralement désorienté, lâché dans un environnement extérieur où tout ne marchait pas tout seul, où il n’y avait plus d’adultes dédiés à soi pour encadrer chaque pas.

Je rejoignis tout de même la file indienne des élèves de la petite section lorsque le carillon sonna et que les parents quittèrent la cour. Cela ressemblait au mouvement général qu’il fallait suivre. Nous étions en rang deux par deux, j’étais dans les derniers rangs, face à l’escalier donnant accès aux salles de classe et d’où nous hélaient les différentes maîtresses d’une même voix.

La première épreuve fut d’escalader les marches, loin d’être anodine pour nos petites jambes. Certains frôlèrent déjà l’accident à cause de lacets défaits ou de chaussures ne tenant plus totalement au pied. L’ascension fut longue, notre cordée fut de loin la moins efficace vu le manque d’expérience. Tous les autres groupes étaient déjà rentrés alors qu’il me restait encore la moitié des marches à gravir. Le silence qui s’installa alors dans la cour me permit d’entendre les quelques parents qui, derrière les grilles fermées du portail, tenaient à observer le spectacle jusqu’à la dernière bottine comme on regarde un coucher de soleil jusqu’au dernier rayon visible. Nous profitions des derniers signes d’encouragements sans pouvoir distinguer de quelle maman ils venaient.

Une fois en haut, nous nous retrouvâmes dans un couloir de porte-manteaux. La fonction première de ces objets ne nous inspira pas tellement, nous restâmes plantés à notre place, attendant l’aide de la maîtresse pour se dévêtir. Elle montra à chacun d’entre nous comment enlever son manteau et l’accrocher sur la boule lisse et noire sans le froisser. La chaine de transmission progressait lentement. Voyant les autres enfants se faire aider, les plus audacieux tentèrent de se déshabiller tout seul, imitant ce qu’ils observaient sur leur gauche. Mais leur reproduction fut approximative, ils oublièrent d’enlever le cartable de leurs épaules avant d’ôter leur manteau, ce qui les amena dans une situation aussi compliquée qu’inattendue et qui les condamnait à attendre eux aussi le sauvetage de la maîtresse.

Les jours et semaines qui suivirent, nous répétâmes cette scène, avec une vitesse d’exécution croissante alors que le nombre de parents agglutinés au portail allait en décroissant.

 

L’aménagement de la salle de classe de la petite section resta assez flou dans mon esprit. J’avais identifié une zone réservée aux travaux manuels (coloriage, découpage, collage ou initiation à l’écriture) sur des tables basses sans chaise, nous nous tenions à genoux. Il y avait aussi une zone pour les jeux, un volume dense mêlant caisses de jouets, circuits et tapis géants, cabanes et mezzanines et dont je n’ai jamais exploré que les abords.

Tout le reste formait une bulle aux contours incertains, remplie de brouillard et où existait quelque part le bureau de la maîtresse. Un univers fait de bords arrondis et de pastel.

Chaque matin je reprenais place au milieu de cet espace, sans vraiment avoir de projets ou d’ambitions. J’attendais qu’on me dise où me positionner, de toute façon je n’avais aucune idée de comment rejoindre par moi-même une zone de jeux ou de travail. Mes envies d’explorations étaient encore en sommeil.

Je ne montrais pas grand-chose à l’extérieur, ne communiquais pas beaucoup. Tout se passait à l’intérieur, dans mon esprit qui était frappé d’une tempête permanente. Il se battait pour pouvoir assimiler tous les détails de la révolution qui avait commencé : le début de la vie en communauté.

Plusieurs enfants continuèrent à exprimer leur chagrin d’abandon pendant encore quelques semaines, tous des garçons, sûrement trop amoureux de leur maman. Les filles, elles, n’étaient pas sensibles à ce phénomène. Ils avaient constitué autour d’eux, et malgré eux, un pôle de la pleurnicherie et ils s’y rassemblaient chaque matin à heure fixe. Ils bénéficiaient alors d’un programme spécial avec plus d’attention de la maîtresse qui n’hésitait pas à les prendre sur ses genoux et les bercer comme des bébés.

Ceux qui échappait à ce mal se sentaient grand, autonome. La maîtresse les laissait filer à la zone de jeux où un début de colonie se formait. Je rejoignis ce groupement, en me limitant aux activités qui me permettaient de ne pas m’aventurer trop profondément dans cette jungle et de garder un œil sur le groupe des pleurnicheurs. Je guettai leur humeur, la comparai avec celle des jours précédant pour évaluer leur progrès. Je ne pus jamais me détacher complètement d’eux, une gêne immense m’habitait, celle de ne pas attendre le dernier des camarades avant de commencer cette longue épopée que serait l’école.

Les larmes qu’ils déversèrent sur leur visage laissèrent de longues trainées rouges d’irritation. Elles restèrent visibles toute la journée. Ils étaient marqués, comme identifiés dès leur entrée en scène comme des retardataires.

Mme Mallet était parfois rejointe dans la salle de classe par Martine, une femme qui venait aider dans n’importe quelle classe au besoin et qui dirigeait la cantine à midi.

A cet instant son aide consista à réparer les petits accidents urinaires, fréquents en petite section. Elle couvait un important stock de linge de rechange, elle pouvait ainsi faire face à un régiment entier d’enfants un peu court sur la gestion de leur vessie.

 

A l’approche de Noël, la maîtresse organisa un atelier de fabrication de décoration pour sapin. Elle avait ramené des boîtes de conserves vides et sans étiquettes. Elles venaient probablement de la cantine. Sur ce corps nu, nous avions pour consigne de coller une feuille rouge préalablement découpée aux ciseaux. Il fallait ensuite coller trois pastilles de couleur en dessinant une ligne verticale. Nous étions un petit groupe réquisitionné pour cette tâche, rassemblés autour d’une table. Nous n’avions pas connaissance à l’avance de cette activité. Ce jour-là, après avoir parfaitement réussi l’épreuve des porte-manteaux, la maîtresse me choisit avec d’autres enfants pris un peu au hasard.

« Allez ! Lilian, Benoît et Emmeline, venez par ici ».

Nous fûmes exfiltrés du reste de la troupe qui elle, put s’en aller vers la zone des jeux où la récréation semblait se prolonger à l’infini. Je n’entendis pas la maîtresse me dicter l’exercice, je la vis seulement expliquer à d’autres à l’opposé de la table. Sans repères, je commençai un premier découpage autant expéditif qu’approximatif. Puis en le comparant avec le résultat de mes voisins de table, qui prenait beaucoup plus de temps pour bien suivre la ligne tracée, je pris la mesure de l’application demandée. Ils établissaient un vrai travail d’orfèvre, leur progression était lente et précise, leurs ciseaux émettaient des petits bruits de griffures.

La maîtresse me demanda plusieurs fois de recommencer. Je fis l’effort de soigner ma gestuelle avec les ciseaux pour à mon tour progresser avec application. Mes doigts avaient du mal à contenir une impatience désagréable. J’avais une envie folle de tout découper d’un coup sec, de faire claquer les deux lames et de libérer la tension dans mes doigts.

Pendant que je réparais mon œuvre, j’observai qu’un second groupe fut monté sur la table d’à côté et attaché à la création d’une autre pièce artisanale qui viendra se compléter aux nôtres.

A la fin de la journée, nous repartîmes avec nos créations. Quand le bloc cylindrique fut assemblé à la boule de coton et au chapeau conique, on pouvait voir un Père Noël cartonné et recyclé prêt à être suspendu aux branches d’un sapin.

Tout au long de l’année, notre salle de classe prit plusieurs fois la forme d’une petite manufacture qui livrait ses commandes le vendredi soir. Il n’y avait aucun retour possible malgré toutes les imperfections notables que les produits contenaient, les clients se montraient assez compréhensifs. C’était une entreprise multi domaines qui pouvait fabriquer décorations de Noël, pots à crayons, chemises à papier ou porte-clés. La maîtresse avait bien réalisé son étude de marché car il n’y eut jamais aucun invendu. Notre petite entreprise avait toutefois comme singularité la plus remarquable de n’être dédiée uniquement qu’à l’émancipation de ses salariés.

Cette petite entreprise s’approvisionnait souvent en produits locaux et avait déjà parfaitement intégré le recyclage dans son business model, bien avant que cela ne devienne la norme, une norme très souvent détournée mais une norme quand même, comme cette fois où nous avions récupéré des feuilles mortes de platanes dans la cour et où nous avions tous ramené une vieille brosse à dents de chez nous. Ensuite nous avions collé chacun une feuille avec du scotch sur un papier blanc, nous avions trempé notre brosse à dents dans un pot de yaourt en verre remplie de peinture à l’eau et nous avions caressé les poils de la brosse tout autour de la feuille attachée. Ce fut comme caresser un hérisson qui nous postillonnait au visage, les points de peintures s’écrasaient autant sur la feuille blanche que sur notre figure. En inclinant la brosse à dent du bon côté, nous réussîmes à épargner un peu mieux notre nez des projections. En détachant notre cobaye desséché et entièrement souillé de peintures, nous découvrîmes les contours parfaitement marqués du modèle au milieu de ce déluge de points colorés et sans organisation. Tous ces dessins servirent à décorer la classe elle-même, ils furent suspendus à des fils par deux épingles comme des caleçons sur un séchoir et ils veillèrent sur notre atelier, ils témoignaient de notre pouvoir de création.

 

La fabrication fut plus complexe la semaine suivante, nous étions sur un produit en tissu et il fallait découper cette matière avec les mêmes ciseaux que nous utilisions pour le papier. C’était plus compliqué à découper, plus épais, le tissu avait tendance à se froisser entre les lames au lieu de s’ouvrir en deux. Il était de couleur gris clair, ce qui n’aidait pas à bien en cerner les contours depuis nos yeux encore juvéniles. De mon point de vue, tous les objets aux couleurs neutres, proches du gris béton ou du beige bois, se confondaient dans un continuum difficilement palpable. Seuls les quelques touches de couleurs vives, dont étaient souvent habillés nos jouets, ressortaient du monde.

Le tissu que nous travaillions était aussi très doux, des pelures parsemaient sa surface. J’étais un peu gêné de l’abimer, le déchirer. J’avais l’impression de jouer avec un rideau ou un vêtement, de faire quelque chose d’interdit. J’avais besoin de le malaxer comme pour profiter jusqu’au dernier moment de sa douceur. Bientôt il serait disloqué en de minuscules carrés trop petits pour s’en couvrir les mains. Le tissu avait déjà été réduit une première fois, ses bords avaient été découpés avec des ciseaux crocodiles pour l’entourer de pointes inoffensives. Je tranchai à mon tour le morceau dans sa diagonale d’un trait droit, le plus droit possible.

Je venais de finir mon travail pour ce matin, je pouvais maintenant regagner les enfants qui jouaient. Ils étaient nombreux et complétement absorbés par leur jeux, ils avaient l’air d’y être depuis longtemps. J’imaginais qu’ils avaient fini leur travail bien avant moi, sans même que je m’en aperçoive. J’avais pris beaucoup de retard à hésiter avant de faire mon travail de découpe.

Au bord de la zone de jeu, passait une portion d’un circuit de train en bois. Je ramassai un wagon libre, il me plaisait car il avait des roues et il ressemblait ainsi à mes jouets préférés, les petites voitures. Ce n’était pas aussi bien que mes jouets à la maison mais cela me convenait puisque la maîtresse m’encourageait à prendre quelque chose et d’aller jouer. Elle veilla à ce que je ramasse un jouet et que j’en fasse un usage visible, qu’il y ait de l’action, du mouvement quand on m’observait.

J’installai la wagon sur ses rails et commençai à le faire progresser par-delà les premières courbes et bosses. Le reste du circuit semblait immense mais je n’osai pas l’explorer. Il y avait tous les autres enfants qui occupaient l’espace, soit le circuit lui-même (et il n’y avait pas de double voie pour doubler sans déranger), soit dans une toute autre occupation mais leur corp gênait le passage. En plus ils prenaient de la place, ils étaient beaucoup plus grands et larges que moi. J’aurais parfaitement su me faufiler entre les interstices du circuits, y faire progresser mon wagon sans toucher aucune pièce du puzzle. Mais eux posaient leurs grosses fesses à même le rail, comme un éboulement de pierre bloquant la voie.

Il était d’usage que je leur parle pour qu’il me laisse passer mais les interactions nécessaires avec les autres enfants pour progresser m’effrayaient encore et je ne découvris jamais les virages les plus éloignés du circuit de bois.

 

L’après-midi, notre concentration diminuait grandement. Notre patience arrivait à saturation, l’atmosphère studieuse et appliquée du matin s’était envolée. Pour autant, il était hors de question de mettre en parenthèse la mission éducative pour la moitié de la journée. La maîtresse avait un plan.

Elle nous plaça alors en assemblée face à son bureau pour nous raconter une histoire illustrée par un support savamment choisi. La couverture du livre montrait une famille d’ours brun, unie et épanouie avec papa, maman et enfant ours. Page après page, nous restions suspendus aux lèvres de la maîtresse qui nous détailla le quotidien idyllique de cette famille de nounours. Elle procédait toujours de la même façon, elle orientait le livre de son côté, lisait son contenu, puis retournait le livre vers nous pour que nous mettions des images sur le récit entendu.

Après la huitième page, le scénario devint mystérieux. Un dérangement arriva dans la vie parfaite de la famille ours brun. De nouveaux voisins arrivèrent dans leur quartier sous l’œil anxieux de enfant ours. Il était excité par cette agitation et alla à leur rencontre sous la bénédiction de maman ours. Quand il les vit, stupeur, ils étaient blancs comme neige. C’était une famille d’ours polaire, enfant ours les prit pour des fantômes et s’enfuit se réfugier vers sa maison. Devant cette peur injustifiée, papa et maman ours expliquèrent à leur enfant qu’il n’y avait aucun danger, ils étaient des ours comme les autres malgré leur couleur de poils différente. Rassuré par le discours de ses parents, enfant ours accepta de les suivre et les deux familles ours se retrouvèrent dans le jardin de la maison. Enfant ours brun et enfant ours blanc jouaient à présent ensemble.

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