Ombre se traîne qu’au lit de Roselynd. Ses béquilles, réduites en amas d’échardes, ne peuvent plus la porter. Lorsqu’elle s’assoit sur le matelas, le sommier grince et s’écroule. Aucun meuble n’a survécu à sa transe induite par l’Élixir.
Tout va bien, se rassure Ombre. Tout va bien.
D’une certaine manière, elle a raison. Si ses poumons sifflent toujours, ses blessures sont scellées et si elle ne pose pas le pied gauche trop vite, la douleur reste soutenable. Elle se rappelle son combat contre la créature en Roselynd et comment elle lui a mordue cette jambe. Cette chose lui a fait du mal. Cette… Chose ! Elle examine ses chaires Palpe. Ne relève aucune plaie. Aucun hématome. Une lésion interne ?
Tout va bien, se répète-t-elle en se massant. Même si j’ai abîmé le corps de Roselynd, il va guérir. J’ai juste un peu mal…
La peau de son tibia brûle, comme enfiévrée, sous ses doigts. La pression la soulage sans la faire disparaître la gêne.
Et puis… Il n’y a rien qu’un mage ne puisse soigner.
Encore puissent-ils être payés pour leurs bons services.
Elle sursaute au bruit de vaisselle brisé. Une petite camériste a trébuché sur une étagère cassée et s’est étalée sur le plateau qu’elle transportait. Celle du jour de son réveil, Ombre la reconnaît à peine sous ses bandages.Ombre clopine jusqu’à elle, trop lentement, mais sûrement. La petite fille, sonnée, peine à se redresser. Ombre tend une main pour l’aider et, reprenant ses esprits, l’enfant se recroqueville les bras en avant pour protéger son visage. L’entité recule d’un pas, perturbée. Elle transfère son poids sur sa jambe valide et attend que la camériste se relève toute seule.
Quel âge a-t-elle ? Huit ? Neuf ans ? s’interroge Ombre.
Plutôt douze et mal nourrie.
Sous les superpositions de tissus colorés de sa tenue, elle ne voit pas que la petite n’est pas très épaisse.
— Ramenez-moi une nouvelle paire de béquilles, ordonne Ombre lorsque la fille finit de rassembler la vaisselle cassée et s’apprête à partir. Oubliez la nourriture.
L’entité renonce à lui demander son nom : la moindre parole qu’elle prononce fait trembler la camériste. Alors, elle la surnomme « Petite-Pousse », un sobriquet qui lui évoque la douceur d’une chevelure d’enfant. Un souvenir, pense-t-elle, qu’elle ne réussit pas à capturer.
Petite-Pousse partie, elle retire son matelas de son sommier cassé et s’y assoit pour y reposer ses muscles endoloris. Elle repousse de sa jambe valide quelques débris et place une couverture sur ses épaules.
Je suppose que je vais devoir remplacer les meubles…
Mais comment, alors que Roselynd a les poches vides ? L’entité pourrait rire à l’ironie d’être si pauvre tout en étant l’aîné d’une des familles les plus riches de l’empire, mais elle n’en voit que la tragédie. Bien évidemment, elle rejette l’idée de vivre sur un matelas jeté au sol entre deux bouts de bois. Et, elle aura besoin d’Eli, si elle doit se remeubler et aussi soigner ce corps, bien qu’elle ignore encore comment dénicher un adepte capable de le faire. Lorsque Petite-Pousse revient, Ombre finit d’établir un plan. Quoique le mot « plan » semble un peu surfait.
Qu’importe. L’idée d’abord, l’exécution ensuite.
Elle n’hésite qu’un moment à la trouver. Quel danger encourt-elle à réclamer son dû ? Du mépris ? Des insultes ? Elle le supportera. Elle doit demander ou se taire. Roselynd aurait gardé le silence. Ombre refuse de s’y résoudre.
La petite camériste n’a ramené qu’une vieille canne en bois en guise de béquille. L’entité s’en accommode. Les antiquités au vernis écaillé font partie de l’esthétique qu’on lui impose. Et, une fois habillée d’une robe en laine épaisse un peu sale, un peu trouée, elle ne peut s’empêcher de noter la cohérence de sa tenue. La canne facilite sa marche alors qu’elle se dirige vers la salle de repas privée, celle de l’aile droite du palais. Elle chasse de sa main libre les feuilles d’érable qui valsent autour d’elle comme des papillons attirés par une flamme. Elle craint une rencontre avec les adeptes de Harriott, mais se rassure : le Duc sera à la Guilde de la Magie, plongée dans ses recherches, Garance, elle, dort ou s’amuse en ville. Seules Clarisse et Roselynd occupent le château en journée.
Une chance que la gérance de la maison de Harriott soit laissée au non-adepte. Elle avance aussi vite que ses trois jambes lui permettent, l’heure du repas à commencer et elle ne souhaitent pas rater cette fenêtre minuscule où elle est sûre d’affronter son adversaire.
Les quelques centaines de mètres qui la séparent de sa destination la torturent. Et arrivée, l’oiseau qui habite de sol du château l’accueil. Et, l’étrange douleur qu’elle ressent lorsqu’elle entre dans le palais, comme si le volatile lui picorait le tibia, manque de la rendre folle.
Elle agonise, affamée, lorsqu’elle pénètre la petite salle à manger du château. Clarisse lève les yeux à son apparition et arrête sa fourchette mi-distance pour la reposer dans son assiette. En robe d’intérieur, cheveux ramenés en simple tresse, dénudée de son maquillage et de son éventail, la belle-mère semble dépourvue d’armure.
L’entité se jette sur la première chaise vide, celle directement en face de la maîtresse de maison masse sa jambe.
Un silence pesant s’installe. Les serviteurs alignés devant le mur à la gauche d’Ombre s’immobilisent. Clarisse serre sa fourchette.
Les deux femmes se jaugent. La belle-mère refuse de laisser entrevoir sa surprise et la belle-fille, sa tension. Ombre rompt le contact la première pour se tourner vers la rangée de domestiques. Ils ressemblent à des marionnettes au teint gris, sans vie ni volonté propre. Le vieux majordome dont une ligne horizontale barre le visage en dessous des yeux attrape son attention.
Il avance jusqu’à elle, les lèvres pincées.
— Lady Roselynd, commence-t-il, que faites-vous ?
— Le poisson semble délicieux, coupe Ombre.
Elle lève ses yeux d’ambre liquide vers le serviteur, lui lance un regard en biais à la maîtresse de maison qui incline imperceptiblement la tête.
Les lèvres d’Ombre se tordent en V. Elle tape du bout de l’ongle sur la table vernie, attends, alors que le domestique tombe ses iris mouchés d’or sur elle. Sa parodie de sourire s’éteint et elle penche sur le côté un visage perplexe. Elle est certaine qu’un noble de l’empire procède ainsi en public : ne pas donner d’ordre direct, seulement les laisser entendre.
C’est le moment où les mages frappent, n’est-ce pas ? se demande Ombre.
Elle les sait prompts à trancher le moindre affront à coup d’épée. Peut-être devrait-elle entrer dans cette danse là, jouer des mains et des flammes. Peut-être. Mais Roselynd n’aurait pas agi comme cela. Et, même si elle en est la pauvre copie, elle craint de trop dévier de son rôle.
— Je crois que notre majordome se fait vieux, belle-maman. Le voici prêt à me laisser mourir de faim !
Le trait d’humour se percute contre le visage stoïque de Clarisse. Ombre plisse les yeux alors que le domestique glisse jusqu’à son poste et reprend sa posture morne.
Tant pis pour la nourriture.
Elle se recentre sur son objectif : l’argent. Pourtant, face à son adversaire, elle hésite sur son angle d’attaque.
— Un repas vous attend dans votre chambre, Roselynd. Ne le laissez pas refroidir.
Ombre tord les lèvres dans ce qui ressemble presque à un vrai sourire, car elle est amusée. Clarisse -sans-magie, maîtrisent mieux que Roselynd les manières des nobles de l’empire. Elle les imite si bien que l’entité sent ses muscles se tendre pour la porter hors de cette chaise et doit lutter pour rester assise.
— Non, belle-maman, ma nourriture a été… hum… s’est envolée, invente Ombre.
La Petite-Pousse pourrait subir les conséquences de sa chute, alors elle ment. Un mensonge pitoyable qui ne dupe personne, elle en convient, mais le premier à effleurer son esprit.
La prochaine réplique d’Ombre meurt dans sa gorge, étouffée par une puissante odeur d’agrume qu’elle reconnaît.
Et alors que deux paires de talons martyrisent le sol, les muscles de Roselynd se tendent. Fuir ? Rester ? Des désirs contradictoires saisissent son corps et ironie, l’immobilisent sur sa chaise.
— Oh, Roselynd ! s’exclame une voix suave.
Ah, cette voix…
Une main douce caresse sa chevelure sèche. Elle lève la tête, les joues brûlantes. Elle croise le regard d’Augustin de Sebour, qui replace une de ses boucles d’un gris presque blond, derrière son oreille. Comme Roselynd aimait ces yeux anthracite, ce visage aristocratique et ce tatouage sur son arête nasale, faite de courbes élégantes. Ombre préfère sa voix, qui sonne comme une chanson aux accords nostalgiques.
— Madame Clarisse, salue Augustin d’une tête inclinée.
Sa créature, un serpent rouge au fin duvet blanc, flotte derrière lui. Elle ne porte pas de nom, juste la désignation de « Serpent à plumes ».
— Lord Augustin, répond-elle sans chaleur, le regard braqué sur cette créature qui l’insulte.
Sa fille ? Fiancé à un mage de vent ? Subjugateur d’une créature non nommée ? Fils de duchesse certes, mais troisième enfant ! Des épousailles inespérées pour une Roselynd de Harriott, pas pour son trésor ! Elle lui cracherait au visage si elle le pouvait, personne n’en doute.
Ombre décide : elle n’affrontera pas d’adeptes aujourd’hui. Elle s’apprête à se lever lorsque des mains puissantes la forcent à sa place : Garance.
— Tu n’oserais pas nous quitter maintenant, Roselynd, susurre-t-elle à l’oreille.
La menace implicite immobilise Ombre. Elle serre sa canne contre elle. L’objet ferait une pauvre arme contre un mage, mais le contact du vernis inégal la rassure. La demi-sœur la dépasse pour s’installer au côté d’Augustin, déjà assis, déjà servi.
— Tu ne manges pas Roselynd ? demande-t-il d’un ton faussement ingénu. Tu sais, tu n’as pas besoin de perdre du poids, tu es parfait tel que tu es.
Garance réprime un sourire alors que Clarisse reprend son repas en silence. Ombre jette un regard au majordome, qui garde les yeux vissés au sol.
— Tu sais, intervient Garance en exagérant les syllabes, il faut faire des efforts pour gagner du muscle.
Ça aussi c’est un moment où on doit être violent ?
Comme ce serait satisfaisant ! Les voir supplier ! Laver l’affront de leur sang !
Mais je ne peux pas…
« Garance seule me détruirait ». « Roselynd ne ferait jamais ça ». Les arguments s’enchaînent et la font trembler de rage. Son hôte réussissait à encaisser ces remarques avec un sourcil levé. Ombre devine que son expression la trahit et le regrette.
— Si vous n’êtes pas venue ici pour manger, que faites-vous hors de votre tour ? demande Clarisse sans quitter des yeux de son assiette.
— Je…
Un éclat de rire coupe la parole d’Ombre, Garance qui réagit à un commentaire qu’Augustin lui a glissé à l’oreille. Roselynd enviait la façon qu’ils ont de se regarder, comme si rien d’autre au monde n’existait. Le cœur de son hôte pinçait à chaque fois qu’ils entament ces conversations qui excluent le reste du monde. Ombre la méprise, un sentiment rejoint par l’œil acéré de Clarisse. L’entité se mord les lèvres pour retenir les insultes qui lui brûlent les joues.
— Je voulais… reprend Ombre
— Nous devrions visiter Oridie à la saison des fleurs ! s’exclame Augustin.
Le sourire sincère d’Augustin ressemble à celui de sa mère, Irelia, l’amie fidèle de la défunte duchesse de Harriot et l’alliée de Roselynd. Une alliée mise à distance par un Duc aussi puissant qu’elle et qui cherche la moindre faille pour s’immiscer dans la vie du duché.
—...Simplement…
— Et nous devons emmener Roselynd ! répond Garance.
… Oh, mais je pourrais…
Ombre se lève d’un bon et frappe le sol de sa canne. L’oiseau d’or qui nage sur le sol d’obsidienne s’éloigne et observe l’Entité.
— Je suis venue pour rapporter un vol, s’exclame Ombre de sa voix la plus guindée. Ma pension disparaît et malheureusement l’organisation de cette maison n’intéresse personne ici.
Ombre s’efforce de garder un ton égale, mais sa colère suinte à chacune de ses syllabes.
— Je vais chercher de l’aide ailleurs. Oh, je sais ! Je demanderais à Irelia !
Elle tente de faire croire qu’elle a cette idée sur le moment. Elle échoue lamentablement bien qu’elle l’ignore. Clarisse se force à rire.
— Roselynd, êtes-vous idiote ? Les affaires de notre famille doivent rester au sein de notre famille. Vous ne devriez même pas parler en présence d’Augustin.
— S’il vous plaît, belle maman ! Il est le fiancé de Garance et a été le mien. Le seul moyen qu’il nous soit plus lié c’est qu’il devienne l’amant du Duc.
Clarisse sursaute. Ombre elle-même, remarque à quel point elle s’est éloignée du rôle de Roselynd. Et sous le silence glacé de Garance et d’Augustin, elle continue :
— Augustin est mon frère par alliance, Irelia est donc ma tante. Nous sommes en famille.
Son ton ingénu ne convainc personne. Les pensées de Clarisse s’emballent : si Irelia s’en mêle, le Duc en sera...agacé. Comment empêcher Roselynd de communiquer avec elle ? Surtout avec cet Augustin présent, dont la traîtrise circule dans les veines, plus épais que le sang ? Dans son orgueil, elle refuse de voir la solution évidente : fléchir, écouter sa belle fille, lui accorder son pécule et passer à autre chose. Mais de quoi aurait-elle l’air, elle, la maîtresse de maison, duchesse de fait sinon de nom, si elle reculait devant Roselynd de Harriott.
— Vos histoires d’alliance sont bien trop compliquées pour moi, se lamente-t-elle, je ne suis pas mage, rappelez-vous. Vous devriez en parler à votre père !
Elle la congédie d’un geste las de la main.
Ombre jubile : comme c’est étrange qu’un seul cœur puisse à la fois ressentir du mépris et de l’admiration, elle n'avait jamais resenti cela. Quelle action mesquine et efficace ! Clarisse a adroitement déplacé le problème. Ni Ombre ni Roselynd n’oserait aller déranger le grand Aiden de Harriott, n’est-ce pas ? Ombre regrette seulement que ce soit elle la victime ici.
— Le Duc est absent et vous êtes…
— Il est dans son bureau, la coupe Clarisse. Il a préféré… sa santé…
L’excuse de sa présence au château meurt sur ses lèvres. C’est un signe qu’Ombre aurait dû relever, mais qui lui échappe trop occupé à tisser un contre-argument. Inutile, comprend-elle un peu trop tard. Le Duc, le mur sur lequel se percutent tous les désirs de Roselynd. Même Irelia de Sebour ne peut rien face à lui. Deux forces égales s’annulent après tout.
Ombre fait demi-tour, défaite.
Ou pas…
Que risque-t-elle, à aller trouver le Duc ? Être tué par son indifférence ? se convainc-t-elle alors qu’elle gravit les marches qui conduisent à son bureau. Que risque-t-elle, sinon d’en tirer une leçon ? Une de celles qui ne s’apprennent que dans la douleur ?