Gwion

Par Erioux

Lorsque Gwion arriva enfin avec l’eau, il retrouva le vieillard penché au chevet d’Anna. Monsieur Fisher avait habillé la petite d’une grande chemise blanche, puis l’avait couchée, emmaillotée dans une couverte de laine feutrée. Le garçon alluma le poêle avec les quelques morceaux de houille qu’il récupéra dans la boite à charbon et s’installa discrètement contre les lucarnes.

Il observait le large dos du marin, secoué par les soupirs. Était-ce possible? Lui qui n’avait reçu des adultes que des mornifles et des taloches. Était-ce possible qu’un vieux marin pleure au chevet d’une mioche? Il avait beau fouiller dans sa caboche, jamais personne ne s’était apitoyé pour lui. Sa mère, la belle Erel, était crevée en couche. Son père, un boitout sans fond, l’avait flanqué à la rue. Il s’était accoutumé au froid des trottoirs et savait choper le pain lorsqu’il avait trop faim. Coude écorché ou nez amoché, il ne pleurait presque jamais, ne reculant devant aucune bagarre. Il s’était bataillé avec plusieurs enfants du quartier, même avec Kelen, le grand fils corniaud du chiffonnier. Malheureusement, le père l’avait retrouvé. En le tenant par l’oreille, il lui avait fait expérimenter le bois de son bâton.

Gwion était un parfait survivant d’un peu plus de onze ans... Muet, il craignait le moment où monsieur Fisher se rendrait compte de sa présence et le retournerait à la ruelle. Il s’effaça, minuscule, s’abreuvant et se nourrissant de l’instant. Mais l’homme, atterré par les remords, tourmenté par le chagrin, ne portait aucune attention au mendiant qui souhaitait que cette douce tristesse dure éternellement.

Lorsque le fourneau fut chaud, le garçon étendit à sécher les bas, la chemise et le cotillon détrempés d’Anna. Une vive piqûre le fit bondir. Quelque chose venait de le mordre. Un renflement rosacé culminait au bout de son doigt qu’il tétait pour calmer la douleur. Il fouilla les plis de l’étoffe et dénicha la responsable de l’agression : une lilliputienne fourmi rousse. Il réussit à la saisir, entre son pouce et son index. L’insecte tortillant tenta de nouvelles attaques avec insuccès. Ses petites mandibules se déployaient prêtes pour l’affrontement contre le Goliath. Le tout-puissant Gwion allait la broyer, vengeur, lorsqu’Anna se réveilla en criant.

  • Pépin? Des millions, elles sont des millions ! prévint-elle en se redressant dans le hamac avant de rouler déséquilibrée et entortillée sur Monsieur Fisher qui avait fini par s’assoupir.

Il rebondit, foudroyé, sur la queue de Loup de mer qui glapit de douleur. Gwion, renversé par la surprise, lâcha la fourmi. Instable, il s’assit accidentellement sur le poêle brulant. Le feu au derrière, il fit trois tours de l’appartement en sautillant et termina sa course, les fesses dans le seau d’eau en gémissant, vaincu.

Enchevêtrée, les pieds dans les mailles du lit et le corps écrasé contre le plancher, un bras prisonnier de la couette de laine, Anna cherchait les bestioles fourmillantes de son cauchemar.

  • Tu vas bien? Le veilleur dégagea la petite anguille de son filet et la maintenit debout une main derrière son dos et l’autre sur son front. La fièvre était tombée.
  • Où sommes-nous? osa Anna, qui se préoccupait encore des insectes. Elle ressemblait à un bébé cigogne fripé, l’œil rond, perché dans un nid de couverture.
  • Tu es chez moi, dans l’appartement. Je t’ai trouvée au quai. Je crois que tu as plongé à l’eau… Monsieur Fisher tenta d’esquiver l’incident du phare mais la cigognette prit son envolée vers les fenêtres et s’y écrasa en pleurs.
  • Le phare… je me souviens, la foule… l’homme en noir… une angoisse profonde germa en elle. À travers son reflet et ses larmes, elle regardait la tour qui se profilait au large, unique chandelle d’un gâteau de pierre, soufflée par les vents. Un filet de fumée serpentait à son sommet. Célébration funeste de sa première nuit de liberté.
  • Ta grand-mère… Elle… Elle est sans doute saine et sauve, au port. Plusieurs marins se sont rendus sur place cette nuit. Qui sait si elle te cherche en ce moment… il baissa les yeux, pressentant le pire.
  • Accompagnez-moi là-bas… s’il vous plait… J’ai tellement peur, monsieur Fisher.
  • Je peux venir aussi? Je protègerais la Cocccc… Anna…

La fillette envisagea septique l’offre de Gwion toujours le cul dans le sceau. Elle esquissa un sourire attendri au chevalier servant. Loup de mer secouait la queue, désirant faire partie de l’escorte.

  • Tu ne peux pas sortir ainsi vêtue… Fisher lui lança un pantalon qu’elle enfila par-dessus sa vaste chemise. Tu vas avoir besoin de chaussures… il tira le coffre de sous le hamac et en délogea une délicate paire de sabots ciselées qu’il tendit à Anna.

Elle tenait les braies à deux mains, sous le menton, comme un sac de farine. Monsieur Fisher lui passa les petits souliers de bois doublés de laine de mouton. Ils lui allaient parfaitement.

  • Ils appartenaient à ma Louane… ils sont à toi maintenant. Il roula le bas du pantalon pour en ajuster la longueur puis attrapa un cordon qu’il noua à la taille d’Anna.

Elle lâcha le bord du vêtement… habillé ainsi, on aurait dit un des chenapans du quartier. Gwion s’extirpa de son trône et se moqua d’elle en lui tirant la tignasse.

  • Tu ressembles à ce pouilleux de Touan le Korrigan qui vend son charbon au village…
  • Tu es très jolie… le marin ramassa les cheveux de la garçonne en toque et les cacha sous un béret qu’il enfonça serré sur son crâne. Tu es mignonne et on évitera les bavardages dus à ton accoutrement. Il fit glisser son pouce sur la joue d’Anna pour essuyer quelques perles abandonnées par le chagrin.

*

La nouvelle de l’incendie du phare envahit la commune. Plusieurs habitants des hameaux environnants s’assemblèrent au port pour constater le désastre. Les ragots et le papotage naviguaient entre les familles de pêcheurs, les commerçants et les petits bourgeois.

  • Que vont faire nos maris sans le phare pour les guider? interrogea une épouse inquiète. Un groupe de femmes piaillait en attente de réponse. Ils ne pourront sortir que par temps clair?
  • Et les poissons, ils vont se pêcher tout seuls? répliqua un marchand sensible à la diminution de ses profits.
  • Nos hommes vont s’en charger, cautionna une dame d’un village voisin. Ils n’auront qu’à pêcher au nord du cap…
  • Comment se porte la gardienne du phare? L’a-t-on rescapée… s’est-elle échappée de la flambée? s’informa un garçon efféminé, plus concerné par le sort de la vieille que les autres. La question suscita plusieurs réactions plus ou moins cohérentes…
  • On dit que ce serait la veuve damnée d’Alban la bougie qui alimentait le phare, raconta un vieillard presque aveugle.
  • C’est vrai, une fois, je suis passé tout près de m’échouer sur les rochers… C’est là que je l’ai vue… la mioche du diable. Ce jour-là, le bateau du père Cadoret n’est pas rentré. Le mauvais œil que je vous dis…

Un autre jura que des sirènes écorchaient vif les marins s’égarant en mer. Quelques fois, on retrouvait une tête roulante dans les vagues contre la jetée. Des enfants écoutaient, épouvantés par les récits de plus en plus farfelus. 

  • Calmez-vous, c’est le vieil Erwan Fisher qui voyait à la subsistance des gardiens… De la gardienne et de sa fille pour être plus précise. L’explication pragmatique d’une bourgeoise éloigna quelques raconteurs déçus. Malheureusement… les expéditions de cette nuit ont été infructueuses. Les deux femmes… que la mer les préserve… aucun corps n’a été retrouvé. Les pauvrettes… piégées, elles ont surement plongé vers leurs morts…

*

Le cabotier claquait en escaladant les lentes collines d’eau mouvantes du chenal. L’inefficace progression vers le phare tourmentait Anna, et Gwion prit un teint verdâtre. Fisher concentré gardait le cap sur la tour assombrie par la suie. L’air était moucheté de flocons voletants comme si le ciel restituait l’excédent de cendres qu’il avait englouti quelques heures plus tôt. Arrivé au petit quai, Fisher attacha le bateau à une amarre couverte de limon. L’embarcation se balançait en raclant le récif dangereux.

  • Vous devez faire vite ou nous n’aurons plus de transport pour rentrer. Il indiqua à ses matelots le chemin qui s’ouvrait entre les rochers.  

Anna prit les devants. Elle attendit le bon moment pour sauter sur le quai, s’assura une prise solide et se retourna la main tendue vers Gwion. Le garçon qui ne se sentait pas le pied marin saisit sa chance.

L’escalier noirci semblait monter droit vers les enfers. Un voile vaporeux caressait la base de l’édifice décapité, flottant entre les ouvertures sans châssis, pendant que le vent jouait de cette flûte géante une mélodie sépulcrale. Anna se dirigea vers l’entrée absente de portes et s’y risqua. La paroi était encore chaude. L’immense squelette du phare était vide. Vide comme un os duquel on aurait aspiré la moelle. Plus de cuisinette encombrée. Plus de chambre minuscule. Plus de lentille dorée. Plus d’espoirs. 

À l’extérieur, Gwion fouillait les débris : des récipients laissés par les pompiers volontaires, une poutre de fer tordue, des éclats de verre épais et les restes fracassés d’un grand lit de bois. Il souleva quelques planches entortillées dans une literie inondée et dégagea un panneau de chêne ouvragé.

  • C’est à toi ce meuble? Anna? La pauvrette resta apathique, encadrée par le géant de pierre éteint. C’est à toi ce lit? tenta à nouveau Gwion. Pourquoi n’est-il pas brulé comme tout le phare? Quelqu’un a dû le pousser de là-haut avant qu’il ne s’enflamme, en déduisit le garçon, la tête braquée vers le ciel.

Sa grand-mère n’aurait pas eu la force de sortir le meuble sur le balcon. Il fallait deux ou trois hommes solides pour le basculer par-dessus la rambarde. Aurait-elle pris le temps de le démonter? Dans l’urgence? Impossible. Anna rejoignit l’enquêteur Gwion, qui tenait le battant arborant les armoiries. La trappe, le galet opalescent, la fuite, le détrousseur de souvenir; le complot lui semblait évident.

Elle entraina Gwion vers le bateau de monsieur Fisher.

  • Ma grand-mère n’est pas morte, elle a été enlevée par des hommes en noir. Elle sauta à bord de l’embarcation, transfigurée :  adieu enfant affligé, bienvenue justicière déterminée. Gwion qui avait glissé l’escalier sur les talons plongea à l’abordage tête première.
  • Tu…tu crois? Le feu ou les flots peuvent avoir emporté le corps… proposa Gwion maladroit.
  • Juste après mon arrivé au village, j’ai croisé le regard… elle comprit à l’incrédulité de son auditoire que l’anecdote bizarroïde ne persuaderait personne. Je crois qu’elle a été enlevée par trois types louches que j’ai croisés au port avant l’incendie. Ils sont montés dans un dériveur. Je suis convaincu qu’ils ont abordé le phare pour récupérer un objet…
  • Un objet ? Monsieur Fisher, manœuvrant pour quitter l’île, tentait de suivre la conversation.
  • Un objet qui se cachait derrière la trappe que tu as dégagée des gravats Gwion. Le gamin retourna la planchette de chêne sans comprendre.

Anna exposa les circonstances de sa fugue à ses nouveaux confidents : l’aversion de sa grand-mère pour les bestioles, le blason insectoïde, le trésor dissimulé, les hommes en noir.

  • Je crois que ces hommes, ne trouvant pas ce qu’ils étaient venus récupérer, ont enlevé Irène pour la questionner… Peut-être, la torturer. Ils ont probablement mis le feu au phare avant de quitter l’île.
  • Tu crois? Ils sont peut-être encore dans la région, hasarda le marin. Il pensait au secret de la grand-mère. Au fardeau confié trente ans passés… Était-ce le temps de le dévoiler à Anna?
  • Où se trouverait l’objet maintenant? Questionna Fisher.
  • À votre appartement.

Anna s’attarda sur le marin… ses lèvres tremblaient sur ses dents serrées. Il lui cachait quelque chose.

 

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Mattarya
Posté le 24/04/2025
Plus court que les deux premiers. Plus facile lorsqu'on lit, lors d'une pause.
La lecture est plus fluide aussi. Mais j'aime beaucoup cet univers .
Erioux
Posté le 24/04/2025
Merci, j'ai réduit les chapitres. Je n'avais pas super bien compris le principe;) J'ai eu le même problème dans «fleuve de plastique» chapitre trop long... Erreur de débutant;)
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