Le tavernier remplissait les verres des habitués qui s’attardaient au comptoir du Pot Potin. L’établissement, bien tenu et stratégiquement positionné à l’entrée du port attirait les voyageurs et les ouvriers. Depuis l’épidémie de « peur bleue », plusieurs villageois avaient davantage confiance en son eau-de-vie qu’à la flotte qu’ils pompaient à la citerne de la commune. La place s’était presque vidée et le propriétaire comptait annoncer le dernier service. Il s’approcha d’un client régulier attablé derrière un rideau de fumée, pour assouvir sa soif.
- Soit sincère Malo, est-ce que j’ai changé en trente ans? Le buveur avait peine à lever le visage vers le tenancier et ses longs cheveux gris trainaient dans une flaque de bave et d’alcool.
- Tu as assez bu Erwan, il est l’heure de rentrer chez toi. Malo Potin constatait le ravage du temps et de la boisson sur son ami, jadis solide et fière comme un galion. À présent, il ressemblait à une épave négligée, abandonnée sur la grève. Depuis le départ de sa femme et de son fils, emportés par le choléra, le pêcheur s’échouait quotidiennement à cette table de la taverne.
- Trente ans, elle devrait avoir trente ans… et elle semble en avoir tout au plus dix ou douze. Elle ne vieillit pas que je te dis. Et là, elle arrive chez moi avec tous ces problèmes qu’elle va me causer… Elle n’est pas comme toi et moi Malo… si je te révélais son secret... Le marin confus renversa le contenu de son verre qui alimenta la marre de bave dans laquelle il trempait.
- Tu déparles Erwan. Allez, ce dernier verre était offert par la maison. Il aida l’ivrogne à se lever et l’escorta vers la sortie en tanguant.
Monsieur Fisher trébucha sur le seuil et s’écrasa sur le chemin boueux. L’esprit brumeux il se redressa et se laissa dériver, balloté par ses souvenirs. Il se rappelait cette nuit froide d’hiver, de l’arrivée d’un étrange équipage attelé de deux chevaux noirs. Une blondinette paniquée avait frappé à la porte de sa cabane. Son épouse, sa Louane, s’était occupée d’elle et de son bébé sans poser de questions. Lui avait vidé le charriot, aidé du cocher. Une caisse. Un grand lit de chêne en pièces détachées. Aussitôt déchargé, l’attelage était reparti.
Il chancelait vers son appartement, en retraçant le courant de ses pensées. Il revoyait sa Louane roucoulant et louangeant le bébé. La blondinette, pressée, suppliant le couple de leur trouver une cachette, inaccessible, hors d’atteinte et surtout exempte de quelconques bestioles.
Ils pensèrent à Alban la bougie vivant seul sur son récif. Il n’était pas très allumé pour un gardien de phare, mais il demeurait vaillant et selon Louane, il était bel homme. Monsieur Fisher responsable de son ravitaillement pouvait cacher la mignonnette et son bambin et les conduire au phare incognito.
Il flottait louvoyant. Et cette phrase. Cette formule énigmatique, qu’elle lui avait livrée, juste avant de rejoindre Alban sur l’île… comme un paquet secret que l’on ne doit pas ouvrir. Un message à garder, à conserver en mémoire afin de le confier à son enfant…advenant des évènements sombres.
Monsieur Fisher se ballotait entre les étages, grimpant péniblement vers son logement… Le temps est un pirate qui vous dépouille de votre bonheur dès que vous le cumulé… Deux années à peine passèrent, Alban la bougie s’éteignit un soir abandonnant Irène et sa fille seules sur l’îlet isolé. Cette année-là, la plupart des familles pleurèrent des proches enlevés par la maladie… « Ma Louane, mon Pierrot ». Il s’appuya sur la porte de sa chambre en se laissant glisser, apaisé comme un naufragé qui regagne enfin la côte.
*
Fier et conquérant, Gwion se tenait droit devant Anna. Les manches roulées sur ses petits bras noueux, il tendit à la donzelle le seau rempli d’eau comme s’il s’agissait d’un bouquet de fleurs.
- Voilà pour vous la cocotte. Pour que vous sentiez bon et contre un baisé sur le bec, je vous ai apporté un pain de savon. Le garçon confiant se pencha pour recevoir son paiement. Anna s’empara du sceau, chipa la savonnette en pouffant et abandonna Gwion et son approche cavalière derrière le portail de sa princesse. Le galopin se retourna penaud. Il se conforta en virevoltant des doigts la pièce de dix centimes bien planquée dans sa poche.
Anna entreprit le grand ménage de l’appartement. Les années de labeur au phare l’avaient entrainée. Rideaux, chemises, chaussettes et sous-vêtements; savonnés et suspendus. Carreaux, poignées et vaisselles; décrassés et astiqués. Plafond, boiseries et parquet; balayés et brossés. Pot de chambre… Vidé… (Elle regarda le contenu éclabousser le trottoir cinq étages plus bas) et décrotté.
Grâce au savon de Gwion, la garçonnière humait la propreté. Satisfaite, la petite fille rejoignit la banquette pour surveiller le retour du marin, suivie du vieux chien qui appuya sa truffe contre le cadre de la fenêtre.
- Monsieur Fisher sera très content, je vais attendre qu’il s’endorme et je partirai, pensa-t-elle hésitante.
Mais le soleil baissait à l’horizon et le marin ne se présentait toujours pas.
- Il a dû être retardé au marché par Gwenn la folle. Je vais mettre la table et l’attendre.
Elle retoucha le positionnement des ustensiles déjà bien alignés et s’attabla. Mais monsieur Fisher oublia le souper. Le soir tomba et Anna resta seulette, dans l’obscurité, à attendre que l’homme rapplique.
- Je suis navré Loup de mer, mais je crois qu’il ne rentrera pas ce soir.
Elle se leva résignée, ne pouvant plus esquiver ce départ qu’elle désirait autant qu’elle craignait. Le bagage sur l’épaule Anna sortit en abandonnant le chien grattant et suppliant de l’amener.
Elle évita de s’attarder dans la sinistre ruelle, regagna la rue principale qui ne comptait aucun bec de gaz. Les habitations aux volets fermés réprimaient jalousement leur lumière. À sa droite, l’allée descendait vers la turbulence des veilleurs nocturnes qui festoyaient au port. À sa gauche, la route menaçante se perdait dans le noir profond et silencieux de la campagne.
Elle gonfla la poitrine, attrapa les bretelles de son sac à dos et se dirigea désidée vers la sortie du village. La montée s’étirait sur une centaine de mètres. Anna progressait entre les maisons de plus en plus espacées. Elle suivait le dalot en regardant ses pieds qu’elle trainait pour ressentir la chaussée.
- Allez, petits orteils, guidez-moi sur le chemin, vous êtes mes yeux ce soir.
Au sommet de la colline, elle s’assied un moment pour reprendre son souffle en se tournant vers l’océan. L’océan d’encre, indissociable de ce ciel d’une noirceur absolue, absent de clarté. Privé de lumière… Pourquoi le phare n’était-il pas allumé? Irène veillait à l‘illuminer à chaque crépuscule. Des tremblements d’inquiétudes parcoururent Anna. Il devait bien être là. Elle fronçait les sourcils souhaitant distinguer une lueur ou bien un cerne subtil. Un flash soudain rassura la petite fille. Puis un second long et vif, comme si l’on battait un briquet géant. Le phare finit par s’enflammer. Un halo rougeâtre colorait les nuages, traversé d’un panache de fumée préoccupant. Le fond de l’air devint piquant. Le phare ne brillait pas… Il brulait !
Anna dévala la colline en hurlant d’affolement. Au feu, le phare est en feu ! Ding ding. Ding ding. Au port, l’alarme retentissait déjà. La petite fille rejoignit d’autres curieux qui se précipitaient vers les docks.
Non, c’est impossible, impossible, niait-elle. Les vapeurs huileuses et âpres de l’incendie flottaient sur les quais. Elle devait retrouver sa grand-mère, la sortir des flammes, la ramener avec elle, en sécurité. Elle courut jusqu’à la limite des embarcadères. Des marins se préparaient à appareiller vers le brasier. Elle devait sauter à bord d’une barque pour participer au sauvetage.
Elle interrompit sa course étourdie. Son crâne se mit à fourmiller. Le picotement devint marqué, suivit un martèlement puissant. Une pression insupportable. Elle se recourba, nauséeuse, luttant pour maitriser la douleur. Une présence parasitaire, familière s’enracinait…et cette indescriptible odeur mentholée ! Anna serra les poings et parcourut des yeux les pontons pour repérer son assaillant. À l’extrémité du quai, une ombre énigmatique, coiffée d’un melon, avançait, prospectant la cervelle d’un matelot, sondant les pensées d’un pêcheur, analysant la psyché d’un villageois. L’homme en noir !
Anna se traina au bord du quai pour fuir. Elle se coucha ventre contre terre et s’immergea jusqu’à la taille. La morsure frigorifique de l’eau transperçait la chair de ses jambes. Elle hésita un moment. L’entité omniprésente traquait l’intimité de ses secrets. Elle se laissa sombrer dans les abysses glacials. Isolée, protégée par un bouclier d’eau, elle se laissa couler, libérée de la douloureuse attaque mentale. Engourdie par l’étreinte mortelle de la mer, elle se berçait dans le silence brulant.
Le noir céda la place au bleu, diffus, trouble. Du sable et des petits cailloux ; pieds nus, elle aimait les coincer entre ses orteils. Un écho, une voix rassurante. Anna! Une projection irréelle, délicate; Anna, je suis là, je suis là ma belle princesse. Une femme blonde et triste flattait un galet doux sur sa joue d’enfant, Irène? Grand-maman? Le phare? Le feu!
Elle reprit conscience, flottante entre deux eaux. Se débattant pour sa vie, elle refit surface vomissant et crachant les grandes gorgées avalées et s’agrippa à une défense fixée au quai. Le froid intense des flots la paralysait. Elle devait se hisser aux planches glissantes de la plateforme. Ses mains transies enserrèrent le bois épais. La force allait lui manquer lorsqu’une poigne puissante l’arracha à son malheur et l’abandonna ruisselante et flasque comme une méduse échouée sur une plage. À travers un filet de cheveux collant, Anna tenta d’identifier son sauveur pour le remercier. Le quai était inoccupé, à peu de chose près : gravissant la doublure de son cotillon répandu sur le quai, une fourmi venait de réapparaitre inexplicablement.
- Pépin? Anna, confuse, regardait l’animal qui escaladait sa jambe.
Sur la garniture de son jupon, un second insecte se pointa. Puis trois. Ensuite dix. La plateforme entière grouillait de fourmis convergentes vers Anna qui sursauta sur ses pieds et secoua sa robe pour se délivrer de l’essaim. La nuée de bestioles tentait de s’accrocher. Anna se débattait et s’agitait bouleversée et convulsée. Elle ouvrit les yeux, haletante. Elle s’était évanouie. Les insectes chimériques étaient disparus.
Dans la nuit, un homme appelait son nom.
*
Ding ding. Ding ding. Ding ding. Monsieur Fisher fut tiré de son coma par un tintement de cloches acharné et les clameurs d’un groupe de villageois affolés. Au feu, au feu. Ivre, il s’était assoupi à l’extérieure de l’appartement, au sol, comme un vieux paillasson.
- An…Anna… Anna ! il se redressa, désorienté et enfonça la porte pour rejoindre la fillette. La pièce se balançait autour de lui. Anna ! Il faut sortir !
Il tournait et vacillait sur lui-même instable en cherchant la petite blatte dans le noir de la chambre. Loup de mer excité de revoir son maitre, jappa un grand coup.
- Dis-moi mon beau, où est la petite? Le temps de reprendre ses esprits, il flatta le chien, comme s’il s’attendait à recevoir une réponse.
Ding ding. Ding ding. Ding ding. Monsieur Fisher bondit à la fenêtre. Un frisson d’effroi le fit dégriser. Au centre de l’horizon noir, une flamme s’élevait et déchirait la nuit. Un brasier infernal, craché par une cheminée plantée sur un socle de pierre… Le Phare… Le phare est en feu ! Tous ses membres se mirent à trembler. Anna ! Anna ! Il s’appuya un moment, les deux mains sur la table pour se calmer et alluma la lampe à l’huile qui embrasa la chambre. Une petite note, joliment écrite était posée près de l’éclairage.
« Cher monsieur Fisher, je suis désolée du dérangement que j’ai pu vous causer. Vous êtes un homme bon et votre chien est très gentil. J’ai pris l’initiative de décrasser votre appartement pour me faire pardonner. J’espère que vous allez retrouver le bonheur.
La petite blatte »
Ému, monsieur Fisher examina la pièce. Le plancher avait été balayé et brossé. Il ne restait plus de trace de toiles d’araignées et les carreaux de la lucarne brillaient de propreté. Il devait retrouver Anna. Son bagage n’y était plus. Elle avait dû quitter l’appartement durant l’après-midi… Pendant qu’il picolait à cette damnée taverne comme un débauché.
- Si elle est au village, elle est nécessairement au port, pensa-t-il. Vient Loup de mer. Le chien heureux de sortir suivi son maitre.
Les habitants, hommes, femmes et enfants s’étaient assemblés sur les quais et assistaient impuissants à la tragédie. De nombreux bateaux avaient déjà quitté vers le phare, débordant de volontaires prêts à tout pour combattre l’incendie.
Anna ! Anna ! Monsieur Fisher sillonnait la foule souhaitant tomber sur la fillette. Il se frayait un chemin entre les curieux, les bousculant dans une brasse éperdue, criant le nom de sa protégée. Anna ! Anna !
- Monsieur…Monsieur Fisher…Erwan… la fragile voix nouée et désemparée frappa l’homme en plein cœur.
Anna se tenait derrière lui terrassée par le désespoir. Pendant un instant, le monde cessa de tourner, la petite fille, brisée par le chagrin, vacillait au milieu de silhouettes anonymes rivées vers l’incendie du phare.
- Anna ! je suis là ma petite blatte.
Il empoigna l’enfant par la taille, elle était détrempée. Il la souleva contre son épaule, elle grelottait à se casser les dents. Monsieur Fisher l’enveloppa dans son manteau en jetant un dernier regard vers le large. Une effrayante déflagration provoqua des hurlements et des cris de stupéfaction : Le feu avait atteint les réserves d’huile de baleine, la coupole du phare éclata sous la violence de l’explosion et son souffle ébranla l’attroupement. La jeune fille entre les bras, Fisher siffla son chien et s’activa vers son logement.
- C’est la Cocotte? Le gamin au savon se détacha de la foule et poursuivait monsieur Fisher en sautant pour distinguer la petite cacher dans le manteau. Elle va bien? interrogea Gwion inquiet. Le marin l’ignora par habitude. Je peux vous monter de l’eau…
- … Contre une pièce? je le sais. Je n’ai plus un centime. Décolle de mon chemin sangsue, interrompit monsieur Fisher, préoccupé par la santé d’Anna.
- Non. Je vais à la pompe et je vous apporte la flotte, pour la cocotte…
- Anna. Elle s’appelle Anna, Il fusilla le garçon du regard.
- Pour Anna… Je vais chercher l’eau pour Anna, gratis… si vous acceptez, monsieur, répéta le plus poliment possible Gwion.
L’homme soupçonneux l’examina quelques instants puis lui répondit d’un signe approbateur.