Halderey : le Loup espion

Par Sabi

Les éclaireurs ombriens avaient été aperçus au sortir de la vallée menant au Val. Tout indiquait que les forces ennemies s’étaient mises en mouvement. Dans quelques jours, Tervire serait soumis à un siège. Pour une ville pleine à craquer de réfugiés et de blessés, les conditions étaient très loin d’être idéales. 

Au cours des différents conseils stratégiques, des solutions afin d’évacuer la cité avaient été envisagées. Mais l’évacuation en elle-même posait plusieurs problèmes dont le premier était la protection des colonnes de civils partant pour le sud. Même s’il était possible d’assigner à cette tâche des soldats de la garde, il n’était pas recommandable de dégarnir les défenses déjà si maigres.

Finalement, il fut décidé d’agrandir les souterrains de la cité autant que possible pour mettre à l’abri un maximum de monde. Cependant, tout un chacun savait qu’avec aussi peu de temps à disposition, certains se retrouveraient exposés au moment du siège.

On décida alors des priorités : les enfants et les femmes enceintes ; puis les femmes ; puis les personnes âgées ; puis les malades ; puis les autres. Devant la pauvreté de leurs forces armées, Halderey proposa le régime de la conscription d’urgence, non pas juste pour augmenter artificiellement leurs forces, mais pour donner une chance aux civils valides de se défendre et de survivre ; proposition retenue et acceptée par Érica.

Même ainsi, il était dur pour tous de croire qu’ils avaient une chance de gagner. Et pourtant, il se passa encore quelque chose, avant que Tervire ne fût encerclée, que personne n’aurait pu prévoir. 

 

Cela se produisit la nuit où les premières forces ennemies étaient apparues au loin. La cité était alors dans un état de quasi sidération devant la menace redoutée et crainte depuis des jours. Pour sa part, Halderey dormait d’un sommeil agité. Ses rêves où revenait fourrure et crocs s’étaient espacés ses derniers temps, sans raison apparente. Mais cette fois-ci, il rêva de nouveau de loups, ou plutôt, du Loup.

Il n’y eut aucune image, aucun bruit, aucune odeur. Il n’y avait rien dans ce rêve. Mais dans ce rien résidait ce qui était le Loup. Difficile de dire combien de temps dura ce songe. Il pouvait avoir duré un millénaire, comme une micro-seconde. Toujours est-il que Halderey, par et dans ce rêve, sut ce qu’était le Loup : ses rêves, ses aspirations, sa nature profonde, son essence. Il y partagea un degré d’intimité avec l’animal que jamais nul être humain ne pourrait avoir. Le prince en était si troublé au coeur même de son expérience onirique, qu’il ne comprit pas tout de suite l’évidence : le loup était lui, et il était un loup.

Halderey réalisa dans l’instant où il admit ce fait qu’il en avait toujours été ainsi en réalité, homme et loup à la fois. C’était bien l’instinct d’indépendance et de solitude lupine qui l’avaient poussé à quitter le palais royal. Toute sa vie, il avait désiré les plaines, les forêts et le vent glacial. Comment avait-il pu être à ce point aveugle, à réfréner, réprimer, ces choses pourtant si naturelles ?

 

Au coeur de la nuit, le prince ouvrit les yeux sur un monde différent. Ce qui était avant le silence était devenu le berceau de centaines de bruits qu’ils parvenaient sans peine à identifier. L’odeur légère de propre des draps de son lit était devenue un kaléidoscope olfactif où se reflétaient toutes celles et ceux qui avaient tenu ou touché lesdits draps. Sa vision n’était en revanche pas particulièrement aiguisée que d’habitude, mais le fait qu’il pouvait désormais y voir sans ouvrir les yeux grâce à son nez rendait cette stagnation négligeable.

Et ces changements extérieurs s’accompagnaient de changements intérieurs. Cette réconciliation de l’homme et de l’animal lui avait en effet donné accès à une profondeur intérieure, une richesse de caractère, de personnalité, d’identité que jamais Halderey Fanin n’aurait soupçonné possible.

Assis sur son lit, sans bouger, le jeune homme ressentait son être intime d’un tout nouveau point de vue, un peu comme s’il découvrait des salles cachées dans un manoir qu’il habitait pourtant depuis des années. Il en était tout simplement sidéré, se demandant encore comment il avait fait pour ne jamais les avoir vues jusqu’à présent.

Un bandeau invisible lui était tombé des yeux durant son sommeil, à travers son rêve, et le prince était bien en peine de comprendre comment et pourquoi cela s’était produit.

 

Usant de ses capacités nouvelles, Halderey sortit du château sans aucun bruit, sans se faire repérer. Son ouïe et son odorat le prévenaient dès que quelqu’un approchait. En réalité, le prince était désormais capable de savoir où se trouvait tout individu présent entre ses murs de pierre, sans effort. Et en se concentrant, il pouvait même étendre ses perceptions à l’ensemble de la cité.

Ébahi, et en même temps surexcité par ce qui lui arrivait, Halderey laissa l’instinct du loup le guider en pilote automatique. Ce fut au moment où il parvint à se suspendre tête en bas à une poutre afin d’éviter une patrouille que le jeune homme réalisa que ses capacités physiques s’étaient grandement développées elles aussi. 

Parvenu hors les murs de Tervire, face à la prairie s’étendant jusqu’aux montagnes de l’Ombre, le loup, fou de joie, poussa Halderey à enlever ses vêtements et à s’élancer nu vers le camp ennemi qu’il sentait à dix kilomètres au nord d’ici. Le jeune homme n’avait pas l’impression qu’il allait attaquer les Ombriens. Au contraire, au vu de ses capacités de perception, il était clair qu’il était devenu en un instant un formidable espion.

 

Le campement ennemi était constitué de plusieurs ensembles de tentes disposés en fonction des clans du royaume ombrien. Chaque clan répartissait les différentes composantes de l’armée clanique dans un cercle de deux kilomètres de diamètre. Au nord la cavalerie, au sud l’infanterie, à l’est les archers et à l’ouest les artificiers ; au centre du cercle enfin se trouvait le chef de clan et ses généraux. Et au milieu de tous les clans avait été élevé le cercle royal reprenant les mêmes dispositions spatiales que tous les autres.

Cela sentait en grande majorité la poudre, la sueur et le cheval. Mais en investiguant davantage, l’odorat de Halderey pouvait aussi percevoir des touches de chiens de guerre, de nourriture et d’épices variées. Son ouïe quant à elle résonnait de cliquettements, de tintements métalliques, de hennissements, d’aboiements, de bruits de pas, de bagarres et de discussions. C’était un véritable capharnaüm dans lequel le jeune homme avait le plus grand mal à isoler les informations qu’il recherchait. Allongé sur le ventre dans des herbes hautes à cent mètres du camp, le prince sentait un début de mal de tête naître sous son front.

De ce dont il pouvait juger en l’état, il estimait que les forces ennemies comptaient environ 4500 hommes, sans inclure les chiens. De leur côté, ils ne pouvaient aligner que mille hommes plus ou moins valides, plus quelques centaines de civils conscrits. Autrement dit, ils se battraient à un contre quatre. L’avantage numérique de l’ennemi était indéniable.

Pour autant, l’humeur de Halderey n’était pas au défaitisme. Après tout, qui pouvait savoir ce qui se passerait durant le siège ? Il lui était bien arrivé quelque chose d’extraordinaire ! Et peut-être n’était-il pas le seul ? Le loup était une bête résiliente et déterminée, tendue vers son objectif. Et à ce moment, une détermination en acier trempé dictait son état psychologique, le guidant dans ses actes. Il pouvait, et avait à faire pour la victoire des siens, pour le bien de sa meute.

 

De là où il était cependant, Halderey ne parvenait pas à entendre tout à fait bien ce qui se passait dans le pavillon royal ennemi. Sans prendre en considération le vacarme du camp alentour, tout ce qu’il y captait était une sorte de… bourdonnement ? marmonnement ? On aurait dit une voix humaine, mais il n’en était pas sûr.

Aussi décida-t-il de se rapprocher. Des sentinelles avaient bien entendu été postés tout le long de la périphérie du rassemblement de tentes. Mais aucun d’entre eux ne soupçonna même sa présence. Avec une lenteur calculée, preuve d’une patience et d’une méticulosité irréprochables, le loup se fit serpent. Sa reptation ne fit aucun bruit, et les herbes que ses mouvements déplaçaient ne pouvaient être distinguées de celles qu’agitait le souffle du vent.

Parvenu à dix mètres d’un des factionnaires, le jeune homme s’estima assez proche pour retenter son espionnage de la tente royale. Se concentrant sur son ouïe, le loup remonta en un éclair le flot sonore le séparant du pavillon visé et put pénétrer cette fois à l’intérieur.

C’était bien un marmonnement. La voix était sans conteste celle d’une femme, jeune. Mais quelque chose dans son intonation fit se dresser les poils du corps nu de Halderey. Il y avait en effet quelque chose de profondément malsain, d’inhumain dans ce ton. D’ordinaire, une voix était empreinte d’une intention, d’une volonté, d’une âme. Ici, il n’y avait… rien. La diction était monocorde, sans pause aucune, dénuée de toute émotion.

Dans sa vie de prince héritier, Halderey Fanin avait été amené à apprendre et à voir beaucoup de choses sur les différentes cultures du monde. Il avait donc vu des représentants de religions exotiques expliquer à la cour leurs pratiques religieuses. Et ce qu’il entendait présentement lui faisait penser à ce qu’un moine venu d’un lointain pays du sud appelait un mantra. Et les paroles qu’il entendait dans cette tente étaient on ne peut plus simples. Trois mots répétés en boucle :

Ils vont payer.

Si telle était l’intention de leur souveraine, alors ils ne devaient rien espérer d’une négociation. Il était même possible qu’une reddition se soldât par l’exécution des vaincus.

 

Ne souhaitant pas prolonger l’écoute de ce qui devait être – quelmot la définissait mieux ? - une folle, Halderey opta pour la retraite. La nuit était à ce moment-là bien avancée, et il avait pu recueillir des informations précieuses pour le royaume. Le temps de revenir jusqu’à Tervire, l’aube ne serait alors plus longue à venir. Mais avant de s’en aller, le prince jugea qu’il était adéquat de laisser un cadeau aux Ombriens.

Il ne sut jamais si le guetteur avait même eu le temps de prendre conscience de ce qui lui arrivait. Bandant ses muscles, le loup bondit de sa cachette, saisit la tête casquée de sa proie, et lui imprima une violente torsion sur le côté. Le craquement des cervicales résonna dans les os de ses mains, se réverbéra dans ses radius et cubitus, remonta ses humérus avant d’aboutir aux épaules. Afin d’éviter un bruit suspect, il attrapa le corps devenu flasque de sa toute première victime humaine avant qu’elle ne chutât à terre, et la posa doucement au sol. Puis il s’en fut.

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Edouard PArle
Posté le 23/06/2022
Coucou !
"Ils vont payer". Mais payer quoi ? La tension monte de plus en plus, le voile de mystère sur l'ennemi reste opaque. Et malgré les nouvelles facultés d'Halderey, la situation semble vraiment désespérée. Je me demande quel moyen les assiégés vont utiliser pour tenir (ou pas?).
Pour la "transformation" d'Halderey, je trouve que c'est une excellente idée, ça peut apporter plein de choses au scénario en plus d'être très intéressant pour le personnage. Ceci dit, j'ai eu un peu l'impression qu'elle venait de "nulle part", je ne me souviens plus de signes annonciateurs. Après je dis peut-être n'importe quoi, vu que je fais de la lecture très espacée et que je n'avais plus vu Halderey depuis très longtemps. Je te laisse faire le tri dans mon comm^^
En tout cas, j'ai hâte d'en apprendre plus sur l'ennemi, ses intentions, de voir les hostilités se déclencher.
Mes remarques :
"du loup le guider en pilote automatique." l'expression m'a paru bizarre, ça fait trop penser à une voiture selon moi
"Des sentinelles avaient bien entendu été postés" -> postées
"Mais aucun d’entre eux ne soupçonna même sa présence." -> aucune d'entre elles.
Un plaisir,
A bientôt !
Sabi
Posté le 24/06/2022
Salut !
C'est vrai que la transformation de Halderey peut donner l'impression de venir de nulle part. Après tout, cela fait pas mal de temps que je n'ai pas abordé Halderey sous l'angle de fourrure et crocs. C'est à dire que les signes annonciateurs, ou plutôt précurseurs, se situent dès le début de l'histoire.
Par la suite, je me focalise davantage sur la Bête en Érica, dois-je dire.
Donc, normal que tu le sentes ainsi, mais des signes précurseurs, il y en a. Il faudra peut-être dans une relecture/correction, je rajoute par ci par là des rappels plus fréquents. On verra.

Merci d'avoir lu !
Ciao !
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