Hantée

Notes de l’auteur : Idée trouvée : Une personne se retrouve avec un esprit frappeur chez elle et décide de communiquer avec.
C'est devenu bien plus triste que prévu, désolée !

Ça avait commencé simplement. Des petits détails. Un mug déplacé dans un endroit étrange. Des portes de placard ouvertes. La TV allumée. Ces matins-là, je haussais souvent les épaules en me disant que c’était un oubli. Ma mémoire dysfonctionnelle, sûrement à cause de ces satanés antidépresseurs. Pourtant, parfois, j’entendais ces craquements étranges, la nuit dans le salon. 

Cette maison était vraiment lugubre, de toute façon. La seule raison pour laquelle je m’y étais installée, c’est qu’elle se trouvait loin de tout. Près d’un petit bois. Un loyer intéressant. Une grande chambre pour moi toute seule. Seule. C’était le but. Être seule. Essayer d’oublier un peu, juste un peu, les événements de l’été précédent. Quand j’avais déballé mes affaires, j’avais hésité longuement à afficher sur le secrétaire la petite photo. Le rappel douloureux de mon passé. Mais je n’avais pas pu m’y résoudre, et avait laissé le cliché rangé dans une boîte dans ma table de chevet. 

— Emma, m’avait dit ma mère alors que je venais de signer le bail. Tu ne vas quand même pas aller te paumer au milieu de la forêt. Reste à la maison, au moins le temps que les choses se calment avec Lise. 

Comme si les choses pouvaient se calmer avec Lise. Comme si mon ancienne compagne ne me détestait pas pour ce que j’avais laissé faire. Pour ce que j’avais causé. 

 

C’est quand les premiers vrais dégâts arrivèrent que je commençai à comprendre que quelque chose n’allait pas. La première fois, je trouvai la porte du buffet hors de ses gongs, posée au sol. Alors que je la ramassais pour constater les dégâts, je m'écriai : “Ahah pas très sympa, l’esprit frappeur !”  pour me rassurer. Cette nuit-là, deux tasses explosant contre un mur me tirèrent de mon sommeil. Puis le lendemain, une chaise brisée en deux. 

Quelques semaines passèrent ainsi, et ce satané fantôme ne semblait toujours pas vouloir s’arrêter. Chaque matin, je faisais un tour de la maison et constatais les dégâts. Puis je passais la moitié de la journée à essayer de réparer ou à racheter des meubles parce que cet esprit s’amusait. Il semblait vraiment prendre un malin plaisir à détruire mes objets, jouant avec mes nerfs déjà fragiles. Au bout d’un mois, il m’avait coûté presque la moitié d’un salaire en réparations. C’est mise face à ce constat navrant que je tentai de communiquer..  

— Bonjour ! lançai-je dans ma cuisine, hésitante. On peut parler ?

Pas de réponse. Les fantômes ne peuvent évidemment pas communiquer directement avec les vivants. Ce serait trop facile. 

— Écoutez, dis-je en posant sur la table un calepin et un stylo. Je laisse ça là. Si vous pouvez écrire ce dont vous avez besoin, plutôt que de détruire ma maison, je me ferais un plaisir de vous aider. 

J’essayais d’être convaincante malgré ma voix tremblante. Je n’avais jamais communiqué avec un esprit et n'avais aucune envie d’appeler un exorciste pour le bannir. Leurs tarifs étaient bien trop élevés pour moi. Bien sûr, Lise était médium, mais je ne risquais pas de débloquer son numéro dans mon téléphone pour quelque chose d’aussi trivial qu’un esprit frappeur. 

 

Le lendemain, j’eus la désagréable surprise de trouver non pas une mais deux portes de buffet arrachées. Cette fois, l’esprit semblait s’être déchaîné contre elles dans un déferlement de violence inouï. L’une n’était plus que du petit bois. D’un geste rageur, j’attrapai le carnet. Quelques lignes, un début d’écriture hésitante qui se terminait en un long trait avant que la page ne soit déchirée, l’autre moitié jetée en boule dans un coin de la pièce.

 Alors que pour la troisième fois ce mois-ci, j’emmenai mon pauvre buffet chez l’artisan pour le faire réparer, une idée me frappa. Le fantôme était peut-être très ancien. Peut-être ne parlait-il qu'un vieux français incompréhensible, ou qu’il ne savait pas utiliser de stylo. Sur le chemin du retour, je m’arrêtai acheter un porte-plume dans une brocante. Puis, arrivée à la maison, essayai tant bien que mal de formuler ma requête en vieux français comme je l’avais appris dans mes anciennes années d’université, lui laissant le porte-plume à côté du carnet. 

Cette nuit-là, je rêvai de Lise. De son visage anguleux. De ses mains qui portaient sa fille dans ses bras. Des réveils côte à côte, toutes les trois. Des petits déjeuners sous le soleil matinal. Je m'éveillai en sursaut. C’était la première fois depuis des mois que je voyais le visage angélique d’Amélie dans mes songes. Essuyant mes larmes, je me rendis à la cuisine pour boire un verre d’eau, et tombai sur une scène chaotique. 

Le carnet était déchiré. Seule la première page, sur laquelle les tentatives d’écriture ressemblaient peu ou prou à celles de la veille, était posée sur la table en bois. Enfin posée. Plantée. Par tous les couteaux de la maison. Une fois la première vague de terreur passée — les esprits étant incapables de faire du mal aux vivants directement — une colère explosive monta en moi, et je cherchai immédiatement sur internet un exorciste à bas prix. Peine perdue. Ils coûtaient tous plusieurs mois de mon petit salaire d’assistante de direction en maison d’édition. Un salaire déjà bien entamé par mon congé maladie à cause de ma dépression. 

— Bon, commençai-je à crier dans ma petite cuisine, j’aimerais devoir éviter de devoir vous bannir ! Ce serait bien de …

Mes yeux se posèrent une fois de plus sur la feuille. Ce n’étaient pas des lettres mises à la suite sans queue ni tête. Cela ressemblait plutôt aux tentatives d’écriture qu’un enfant fait avant d’apprendre à former les lettres. Comme ces petits mots d’amour illisibles qu’Amélie nous glissait parfois quand elle passait sa semaine chez nous. Je secouai la tête pour essayer de faire disparaître son visage de mes pensées, mes yeux glissants par habitude sur le secrétaire où, à l’époque, se trouvait la photo. Puis, prenant une décision, je sortis en trombe et pris la direction de la ville. 

Je déambulai dans les rayons de la papeterie, la main hésitante sur un cahier à gros carreaux, comme ceux qu’Amélie adorait. Tout cela me semblait ridicule. Un fantôme avec un crayon à papier… Et pourtant, je me surpris à m’attarder sur une boîte de crayons de couleur, comme si j’espérais secrètement que l’esprit fasse un dessin. Non, ce n’était pas pour lui que j’y pensais. C’était pour elle. J’avais oublié à quel point j’aimais la voir gribouiller des arcs-en-ciel et des maisons tordues.

Ce soir-là, je posai les livres et le cahier d’écriture débutant que j’avais acheté le matin. 

— Bon. Dernière tentative avant exorcisme. Tu es prévenu. Si tu veux apprendre à communiquer, tu as devant toi tout ce qu’il faut. Bon courage !

 

Je regardai avec un soupir la table de la cuisine. Le cahier d’écriture était en miettes. Quelques pages semblaient avoir été remplies avant que la patience de mon colocataire éthéré ne soit mise à mal. Le livre aussi avait subi quelques dégâts. Cependant, rien d’autre ne semblait avoir été touché. La maison, si ce n’était les confettis improvisés répandus partout dans la cuisine, n’était même pas en désordre. 

Je haussai les épaules. Un cahier et un livre, contre des portes de meubles et ma vaisselle, le choix était vite fait. Je me rendis donc à nouveau à la librairie pour enfant pour racheter quelques cahiers, changeant d’approches. Peut-être que ce livre-là était trop compliqué pour le fantôme. 

En sortant de la boutique, le sac rempli de cahiers, je ralentis devant la vitrine. Je n’avais jamais remarqué combien elle était joyeuse, cette librairie, avec ses guirlandes colorées et ses livres pour enfants soigneusement disposés. À une époque, je m’y sentais à l’aise, presque chez moi. Mais maintenant, c’était différent. Chaque étagère semblait chuchoter des souvenirs. Amélie, grimpant sur mes genoux pour choisir ue histoire. Lise, me souriant en coin, un livre de contes dans les mains. Je secouai la tête pour chasser ces images. Ce n’était pas le moment de m’effondrer. Ce n’était jamais le moment.

 

Peu à peu, une drôle de routine s’était installée dans ma vie. Je regardais les cahiers, tous les matins, un peu plus remplis que la veille. Des lignes de lettres, de moins en moins tremblantes, y apparaissaient la nuit, comme par magie. Des post-it commencèrent à être collés un peu partout dans la maison. “Bon journé”, “Mersi”. Les livres plus complexes, niveau CP, CE1, remplacèrent bientôt les anciens. Puis je me permis d’acheter quelques histoires pour enfant, que je lisais le soir, dans ma chambre, à voix haute. Je me sentais idiote de faire ça sans voir l’enfant qui les écoutait. Mais quand, le matin, je trouvais une note me remerciant au pied de mon lit, mon cœur se serrait dans ma poitrine. 

Un jour, je tombai sur cette petite note sur la table. “Merci pour lé livre. Je ai jamai appri a écrir, mais mintenan je peu. Vous pouvé acheté encore plin d’istoires ? J’adore can vous lisez.” Je pouffai un instant. Il faudrait rapidement que j’achète à ce petit fantôme un livre d’orthographe. Alors que je me demandais comment j’avais réussi à m’adapter si rapidement à cette drôle de vie, une question subite s’imposa à mon esprit. 

— Comment tu t’appelles, petit fantôme ? Quel âge as-tu ?

L’esprit ne pouvait pas interagir avec les objets sous mes yeux. C’était la règle entre vivants et morts. Je sortis donc dans le jardin quelques instants, puis revînt pour trouver sa réponse, sur le carnet. 

“Alexandre. Jai 6 an.”

Six ans. Une larme inconsciente coula sur ma joue. Six ans, c’est jeune pour être un fantôme. Quelle triste sort la vie avait-elle pû réserver à ce pauvre enfant ? Mon esprit m’emmena vers les images de Lise et d’Amélie, et mes larmes redoublèrent. Pourquoi penser à elles maintenant ? Pourquoi ce fantôme me rappellait cette histoire aujourd’hui ? Je me rendis vers la table de chevet et pris la photo, mais n’osai pas la regarder. Je pouvais presque sentir le regard de mon petit esprit frappeur derrière moi, sûrement interloqué, plein de curiosité, comme n’importe quel enfant de son âge. 

 

À partir de ce jour, je ne manquai plus aucune lecture du soir. Ce pauvre enfant avait dû errer seul dans cette maison pendant longtemps, puisque les anciens locataires n’avaient pas d’enfants. Mais pourquoi avait-il choisi de se révéler à moi ? 

Quant à ses capacités d’écriture, elles s’amélioraient de plus en plus, si bien que je le soupçonnais de profiter de chaque instant seul dans la pièce pour se concentrer sur son apprentissage. 

— Ce n’est pas bien, dis-je un jour en voyant un nouveau cahier terminé d’une écriture cursive douce et maîtrisée. Un enfant doit s’amuser. Attends. 

J’allai dans le garage, dans le cartons de jouets d’Amélie que je n’avais pas encore eu la force d’ouvrir. Mes mains tremblaient légèrement alors que je soulevai le couvercle du carton. L’odeur familière du plastique et du vieux tissu monta à mes narines, ravivant des souvenirs que j’avais longtemps tenté d’enterrer. Mais aujourd’hui, je n’avais pas le droit de reculer. Ce ballon… Amélie l’adorait. Elle aurait aimé savoir qu’il servait encore à un enfant.

Je lançai la balle à travers la cuisine, fermant les yeux, et pendant une seconde, je me demandai si elle resterait immobile, si ce jeu n’était qu’un autre de mes espoirs absurdes. Mais non. Le ballon roula contre mes jambes avec une douceur presque timide. Je souris malgré moi et donnai un léger coup de pied, le renvoyant vers le vide.

Et le vide répondit.

Bientôt, la cuisine résonnait du bruit du ballon frappant les murs et le sol, de mes rires maladroits et des éclats d’une joie que je croyais perdue. “Amélie aurait adoré ce moment”, pensai-je. Elle aurait couru autour de la table, criant après Alexandre comme si elle pouvait vraiment le voir. Cette pensée me serra la gorge, mais je ne m’arrêtai pas. Pas cette fois. À partir de ce moment-là, nous trouvâmes de nombreux nouveaux jeux pour s’amuser ensemble. 

 

Alexandre, quel que soit son “âge fantôme”, restait un enfant de six ans. Parfois, il faisait des caprices, écrivait des longs paragraphes sur le carnet avant de déchirer les pages. Parfois, il demandait des choses impossibles.

— Je veux sortir jouer avec toi dehors ! écrivit-il un jour en lettres rondes sur le cahier.

Je restai là, les yeux fixés sur ces mots, la gorge serrée. Que pouvais-je lui répondre ? Que dehors n’existait pas pour lui ? Que le monde continuait sans lui ?

— Peut-être que tu pourrais me montrer où tu veux jouer, dis-je doucement, un sourire triste sur les lèvres.

Quand je revins dans la cuisine, il avait dessiné un jardin. Pas le mien. Pas ce qu’il était aujourd'hui, en tout cas. Une balançoire grinçante, des buissons fleuris, et un vélo posé près d’un grand arbre. Mon cœur se serra. C’était la maison, forcément. Je posai ma main sur le carnet, comme pour le toucher à travers les pages.

 

— Alexandre ? criai-je en entrant dans la maison. 

Je lui laissai le temps de répondre avant de me diriger vers la cuisine. Un simple “Oui Emma ?” Le petit fantôme s’était vraiment amélioré ce dernier mois. Il dessinait, écrivait et pouvait même compter. De mon côté, j’avais essayé de mener mon enquête. Que faisait un esprit ici ? Pourquoi était-il lié à la maison, sans possibilité d’avancer vers “la suite” ?

Mais jusqu'à aujourd'hui, aucune information pertinente n’était ressortie de ces recherches. Puis, ce matin, alors que je faisais mes courses, une vieille du village m’avait parlé de la maison. De ces parents emprisonnés pour avoir négligé leur enfant, une cinquantaine d’années plus tôt. De la mystérieuse disparition de celui-ci. Un appel à une médium m’avait aussi permis de confirmer quelques savoirs que je possédais déjà grâce à Lise. Pour avancer, un esprit devait régler ses “regrets” de sa vie. Les morts souffraient d’être bloqués ainsi quelque part. Et surtout, il ne fallait pas parler à un spectre de sa mort, jamais. 

J’avais réfléchi à la meilleure façon d’aborder les choses avec le petit fantôme, seule dans ma voiture, et avait trouvé un plan qui avait des chances de fonctionner. 

— Est-ce qu’il y a un endroit qui te fait peur, dans la maison ?

Je quittai la pièce après avoir prononcé ces mots. Le grattement du stylo sur le papier mit longtemps à s’arrêter. Puis ce furent des crayons. L’esprit dessinait quelque chose. Au bout de quelques minutes, la petite clochette que j’avais mise sur la table de la cuisine sonna, et je m’approchai du carnet. 

“J’ai peur de la grande pièce. C’était où papa me mettait tout le temps. Et maman aussi, après, quand j'étais malade. J’étais tout le temps malade avant. C’était ma faute. Mais maintenant je suis plus malade.”

Sur la page suivante, un dessin d’un endroit sombre sous la charpente. Le grenier. La lumière de la cuisine semblait plus froide, comme si la maison elle-même se souvenait de ce que le grenier cachait. Une légère brise passa sur ma nuque, et je frissonnai malgré moi. Mes yeux glissèrent ses mots une nouvelle fois, et une chape de tristesse sembla se coucher sur mon cœur. 

— Ce n’était pas de ta faute, Alexandre, dis-je d’une voix douce. On ne choisit pas d’être malade. Je vais aller voir la grande pièce, n’aies pas peur pour moi. Tu n’es pas obligé de venir. 

 

Je n’avais mis les pieds dans le grenier que quelques fois depuis mon arrivée. Il y avait une odeur de poussière et de renfermé qui semblait s’accrocher à ma peau chaque fois que j’ouvrais la trappe. Mais aujourd’hui, il y avait autre chose : un silence pesant, comme si la maison retenait son souffle. Comme si cet endroit attendait que je découvre son secret.

Je montai à l’échelle de meunier et ouvris la trappe. L’endroit était sombre, glacial. Même une fois l’interrupteur déclenché et la petite ampoule allumée, sa lumière jaunâtre projetant des ombres sur les murs de bois. Je m’avançai, utilisant le flash de mon téléphone pour éclairer les recoins. Les anciens habitants avaient laissé quelques objets, reliques de leur passage dans ces murs. Une boîte en bois pleine de vieux papiers. Un carton rongé avec quelques vieux linges à l'intérieur. Rien qui ne semblait dater de cinquante ans en arrière. 

Alors que je m'apprêtais à redescendre avec un soupir, je la vis, dans un coin de la pièce. Cette simple poupée salie, usée par le temps. Cet objet qui semblait plus ancien que tous les autres dans ce sombre grenier. Je tendis la main vers le jouet, hésitant à la toucher. Le tissu de sa robe était élimé et son visage de porcelaine fissuré. Un instant, je crus entendre un écho, une voix d’enfant, lointaine et fragile. Était-ce lui ? Était-ce un souvenir, ou mon esprit me jouait-il des tours ?

Je m’agenouillai devant l’objet, le cœur lourd. Je savais ce que cela signifiait. Si je faisais ce qu’il fallait, Alexandre pourrait partir, trouver la paix qu’il méritait. Mais alors, je serais seule à nouveau. Une solitude que je pensais avoir acceptée, avant qu’il ne transforme cette maison en quelque chose de plus… vivant.

 

Poupée en main, je descendis l’escalier de meunier. Un peu trop rapidement. Inconsciemment. Mon pied glissa sur l’avant dernière marche, et je manquai de chuter, me rattrapant in extremis. L’ombre m’étreint soudain, glaciale. Les images. Les souvenirs. Lise, qui nous dit de passer une bonne journée en partant travailler. Les escaliers de la mezzanine où Amélie jouait, trop glissants. La seconde d'inattention. Le bruit. Le sang. L’hôpital. Lise. Son regard. Son jugement.

Je n'avais pas su protéger ce qu’elle avait de plus cher. Ce que nous avions de plus cher. Notre soleil ne brillait plus après ça. Lise m’assurait que ce n’était pas de ma faute. Que tout irait bien. Qu’elle m’aimait. Mais je ne pouvais plus la regarder dans les yeux. Je ne pouvais plus voir ses iris, si semblables à ceux de sa fille. Je ne pouvais plus m’endormir à ses côtés sachant ce que ma présence, mon existence, lui avait coûté. 

Un bruit clair et répétitif me sortit doucement du gouffre de mes pensées. M’ancra à nouveau dans le présent, loin de ce jour hanté. La clochette. Alexandre. Je me relevai rapidement et me ruai dans la cuisine. Les mots sur le carnet semblaient écrits à la hâte, paniqués. “Ça va, Emma ? Pourquoi tu pleures ? Tu as encore l’air triste comme avant.”

Mon coeur sursauta en lisant les mots. “Triste comme avant ?” Le petit fantôme avait-t-il perçu quelque chose ? Avais-je tant changé que cela ces dernières semaines à ses côtés ? 

— Tout va bien, Alexandre. Je repensais juste à quelque chose de triste. Un autre petit fantôme. 

Je laissai s’échapper un sanglot, et me rendis dans la salle de bain, m’aspergeant le visage d’eau fraîche pour essayer de remettre de l’ordre dans mes pensées. Quand je revins devant le carnet, je pus voir de nouveaux mots inscrits. 

“Tu avais toujours l’air triste au début. C’est pour ça que je voulais te parler. Les gens avant, ils faisaient peur comme mon papa. Alors je leur parlais pas. Mais toi tu avais l’air gentille, comme Maman. Gentille et triste. Mais quand on joue, tu as plus l’air triste. Tu veux jouer ?”

Je pouffai un instant, avant de me diriger vers ma chambre pour ranger la poupée dans mon petit tiroir. Je ne pouvais pas lui donner comme cela. Elle devait être nettoyée. Propre. Inaltérée par le temps. Comme si le petit enfant l’avait laissée dans le grenier la veille. J’allais prendre le temps de lui faire le plus beau des cadeaux. J’allais prendre mon temps. Ne pas précipiter son départ, et ma solitude. 

 

Une semaine. C’est le temps que me prit la préparation de la poupée. C’était comme si mes mains travaillaient seules. Comme si mon corps me trahissait. Comme si la totalité de mon être comprenait l’urgence de la situation. Comme si cette partie de moi qui hurlait d’attendre, de ne pas le laisser partir, n’avait aucune importance. Alors qu’à l’extérieur de la maison, je finissais de recoudre la petite robe, dernier détail à régler pour que cet objet retrouve sa beauté passée, j’essayai de réfléchir un peu à ces derniers mois. À ce qu’Alexandre m’avait offert. 

Ce foyer animé de jeux, d’histoires, d’apprentissages. Cette impression que quelqu’un avait besoin de moi pour avancer. Pour réussir à aller plus loin, toujours. Evidemment que mon esprit voulait à tout prix l’aider à passer de l’autre côté. Qu’il arrête de souffrir de son destin, de son attache à cette maison maudite. Peut-être serais-je seule. Peut-être m’oublierait-il. Mais n’etait-ce pas le rôle d’un parent ? D’un protecteur ? Offrir assez à nos protégés pour leur permettre d’avancer sans nous ? D’un jour nous oublier. 

Mes pensées dérivèrent vers Amélie. Cette farce cruelle du destin. Cette inversion de l’ordre naturel de la vie. Elle aurait dû être celle qui un jour devrait nous oublier. Elle aurait dû un jour porter le deuil de ses mamans, l’une après l’autre. Mais ce n’était pas ce qui était arrivé. Cette seconde d'inattention, ce regard vers autre chose que l’enfant que j’étais censée protéger, m’avait enlevé ce rôle que j’avais accepté avec une joie infinie quand j’avais rencontré la petite fille et sa mère. 

Alexandre avait réussi à combler, un peu, ce vide laissé dans mon cœur. Pas complètement. Cet espace, cette pointe qui semblait transpercer mon âme, serait toujours là. C’était facile de penser que c'était de la culpabilité. Un dégoût de moi-même, pour avoir laissé une telle chose arriver. La vérité était plus simple. Ce gouffre qui avait la forme de la petite fille, c’était le manque. L’absence. Quelles que soient les raisons de son départ, cet abysse aurait eu la même forme. Le même poids. Pourquoi ne le comprenais-je que maintenant ? Était-ce la présence d’Alexandre ? Était-ce parce que, de plus en plus, je sentais un nouveau morceau de mon cœur prendre sa forme, à lui, et que je savais déjà que bientôt, cet espace serait vide ? 

Pourquoi nous attachons-nous aux gens ? N’est-ce pas un paradoxe humain de vouloir se rapprocher des autres alors que tous, nous sommes conscients de leur mortalité ? N'espérons nous pas tous être celui qui part avant nos proches pour ne pas porter le poids de leur perte ? J’avais pris cette retraite dans les bois, loin de tout, loin de ma famille, loin de Lise, loin des souvenirs, car je savais que je ne voulais plus m’attacher à personne. Je ne voulais plus souffrir de voir ceux que j’aime disparaître. Il avait fallu que je tombe sur cet enfant, sur ce petit fantôme, pour me rappeler qu’on ne peut pas fuir notre humanité. 

J’étais déjà hantée avant d’arriver ici. Le spectre de mon passé. Mes souvenirs. Amélie. J’étais une maison à l’abandon, sans aucune vie, sans aucune lumière, sans aucune musique. J’étais hantée, mais c’est un fantôme qui a ramené la vie dans mes murs.

 

— Ok Alexandre. J’ai un cadeau pour toi. Je vais le poser sur la table, d’accord ?

Je sortis le petit paquet contenant la poupée avant de sortir de la pièce. Je restai là, dans mon salon, lui laissant le temps de retrouver ce souvenir. De retrouver cette joie d’être un simple enfant. Chantant doucement une comptine, celle qu’Amélie préférait. Une idée me vînt soudain, et j’allai chercher la photo dans ma table de chevet. Sans la regarder. La cloche sonna, et je retournai dans la cuisine. 

La poupée était posée sur la table. Des tâches humides sur sa robe immaculée, comme si l’enfant avait pleuré. Un simple “merci” sur le carnet. Rien de plus à offrir. Pas besoin de mots. Je sentis une lame me transpercer. Alexandre était-il déjà parti ? Je l’appelai, fermant les yeux pour lui laisser la possibilité de faire bouger quelque chose. Un objet, une tasse, le stylo. Je le suppliai intérieurement. “Arrache les portes de placard si tu le veux. Détruis ma vaisselle. Sois là. Ne sois pas parti si vite.”

Quelques minutes plus tard, j’osai ouvrir les yeux. La photo, sur la table, était retournée. Je pouvais voir Amélie. Ses yeux gris. Son sourire angélique. Sa robe qu’on avait acheté au marché pendant nos vacances. Ses couettes qu’elle me demandait de lui faire tous les matins. Les larmes embuaient mes yeux. Je n’avais plus osé poser mon regard sur ce visage depuis trop longtemps. Pourquoi avais-je voulu l’oublier ? La faire disparaître ? 

À côté de la photo retournée, un simple point d’interrogation était écrit sur le carnet. Je laissai échapper un son, entre rire et sanglot. 

— C’est … c’était ma fille. Si un jour tu la vois, où que vous soyez, j’aimerais que tu lui parles de moi. Que tu lui dises que je ne suis plus triste. Que je l’aime. Qu’elle me manque. 

Les sanglots étaient là, maintenant. Les yeux fermés, je me repliai sur moi même, et pleurai, enfin. Ces larmes que j’avais tenté de retenir si longtemps. Cette tristesse infinie. Ce flot de manque qui s’écoulait sur mon visage. Une présence sembla m’entourer. Je gardai les yeux fermés pour ne pas briser le contact du petit fantôme contre moi, lui murmurant quelques remerciements. D’avoir été là. D’avoir mit tous ses efforts pour apprendre à communiquer avec moi. De m’avoir rappelé ce qui est important. 

Au bout de quelques minutes ou quelques heures, je sentis le contact prendre fin. Mes larmes s’étaient taries. Mes pensées s’étaient apaisées. La petite cloche m'appelait. Alexandre voulait une histoire. 

 

La nuit a été longue. Je ne me souviens pas m’être endormie. J’ai raconté cette histoire à Alexandre, la préférée d'Amélie, de tête pour pouvoir garder les yeux fermés alors que je sentais la petite main éthérée dans la mienne. Une fois le conte terminé, je ne les ai pas rouverts, laissant juste le temps passer avec cette présence rassurante à côté de moi. 

Un son m’a tirée de mon sommeil. La clochette. C’est la première fois qu’Alexandre l’utilise pour me réveiller. Pourtant, elle me semble faible, vaporeuse. Je me lève et me dirige vers la cuisine. La page du carnet est remplie d’écritures. Certains endroits semblent humides, comme si des larmes avaient coulées des yeux du petit esprit pendant qu’il écrivait. J’inspire longuement avant de trouver le courage de commencer à lire. 

“Maman Emma. 

Je me suis souvenu. Ce jour où j’étais tout seul. Malade. Je toussais, je toussais. Puis je n’ai plus toussé. Je n’arrivais plus à tousser. Je me suis rappelé de ma vie. De papa et maman qui ne m’ont jamais lu d’histoire. De la grande pièce noire. C’était tout. Tout ce que j’avais vécu. Alors j’ai pleuré et pleuré. Mais mon corps ne pleurait plus. J’ai pu sortir du grenier, mais j’étais triste. Je suis resté là, à regarder mes parents quitter la maison. Puis d’autres gens arriver et partir. Jusqu’à ce que tu arrives. Tu étais triste comme moi, alors je voulais te parler. Mais je pouvais pas, alors j’ai cassé tes choses. Désolé d’avoir cassé tes choses. 

Puis tu m’as appris à lire, à écrire, à compter. À aimer les histoires. À jouer au ballon. À la corde à sauter. Merci de m’avoir appris tout ça. J’ai compris ce que c’était, avoir une maman. Et comme je me suis rappelé, maintenant, je crois que ça veut dire qu’il faut que je te laisse seule. Mais s’il te plaît, ne sois pas triste. 

Si je vois ta fille, je lui dirais tout ce que tu m’as dit. Je lui dirais que Maman Emma est la meilleure des mamans. Qu’on est pareilles, elle et moi. On a eu la chance d’avoir la meilleure des mamans. Et elle sera d’accord avec moi. Alors s’il te plaît, ne sois pas triste. 

Je peux pas parler plus. La porte est ouverte. Merci pour la poupée. Merci pour les histoires. 

Alexandre.”

 

Les larmes. Le texte se floute à mesure que mes yeux glissent sur les mots. Mes mains tremblent sur le papier. Une boule dans ma gorge semble m’étouffer. Alors que je termine la lecture, je m’affale sur ma chaise, et pleure. Je pleure le manque. Le manque d’Alexandre. D’Amélie. De Lise. Si elle était là, elle saurait quoi me dire. Elle me prendrait la main. Pourquoi suis-je partie ? Ma décision, si logique le soir ou j’ai discrètement fait mes valises avant de quitter la maison, me semble aujourd’hui si absurde. 

Si les gens qu’on aime peuvent à tout moment nous être enlevés, pourquoi les quitter ? Pourquoi ne pas rester à leurs côtés le plus longtemps possible ? Oui, nous finirons toujours par pleurer, comme aujourd’hui je pleure le départ d’Alexandre. Est-ce si grave de pleurer ? Ce petit enfant qui me raconte comment sa vie était heureuse, un peu grâce à moi, est-ce si grave qu’il me manque ? Sa forme dans mon cœur, ce vide qui ne se comblera jamais, comme pour Amélie, dois-je l’oublier ? Ne plus le regarder en face ? Faire comme si tout cela n’avait jamais existé ? 

“Bien sûr que non !” me dis-je en me redressant. Je n’ai pas le droit de faire cela. Les souvenirs qu’on a écrits ensemble, c’est tout ce qui reste d’eux. C’est la seule trace qu’ils ont laissée. Je suis responsable de leur existence, aujourd’hui. Pourquoi voudrais-je leur nier le droit de vivre encore à travers moi ? Je me relève complètement maintenant. Sèche mes larmes et respire lentement. J’ai besoin de parler. De Lui parler. Celle dont le vide peut être comblé, au moins un peu. Celle dont je peux encore entendre la voix. 

 

Mes doigts tremblent alors que je débloque le numéro et le compose. Peut-être ne va-t-elle pas me répondre. C’est son droit. Je l’ai abandonnée dans une des pires épreuves d’une vie. Je n’ai pas été à la hauteur. J’ai été égoïste. Mon cœur rate un battement quand j’entend une voix, sa voix, dans le combiné. 

— Emma ? 

Elle a l’air surprise. Abasourdie. Je peux l’imaginer, dans le salon en train de finir de se préparer pour le travail. 

— Lise … 

Je ne sais déjà pas quoi lui dire. Cette distance qui s’est créée entre nous … Non, cette distance que j’ai créée entre nous … Il faut que je trouve un moyen de la combler. 

— Emma ! sa voix est chargée d’une émotion intense. Pourquoi ? Tu … ?

Elle ne sait pas quoi dire non plus. C’est à moi d’avancer. De faire un pas vers elle. 

— Lise, je suis … désolée. Désolée !

Les larmes montent mais je les retiens au mieux, malgré ma voix tremblante. 

— Emma, si c’est pour … Amélie. Je t’ai déjà dit que …

— Non, pas pour ça, Lise. Désolée d’être partie. Désolée d’avoir été stupide. D’avoir cru que tu me jugeais. Que tu me détestais. D’avoir été égoïste. D’avoir …

Ma voix s’éteint. Un long soupir me parvient de son côté. Ce soupir qu’elle fait quand elle se rappelle à quel point je peux être angoissée quand je suis seule. Ce soupir qu’elle accompagnait toujours d’un sourire, d’une main tendue. Ce soupir qui a le don de me calmer. 

 

Combien de temps avons-nous parlé ? Une heure ? Deux peut-être ? Lise a décommandé son premier rendez-vous de la journée pour continuer à discuter. De tout. De rien. C’est comme si rien ne s’était passé. Comme si le temps n’avait rien altéré. Je n’ai pas pu lui parler d’Alexandre. Je veux lui montrer directement. La maison. Les carnets remplis de mots. La dernière lettre. Un café. C’est tout ce qu’elle a accepté d’échanger avec moi. Demain matin, un café avec une “amie” dans ma retraite solitaire. Je ne sais pas où ça nous mènera. Ni même si elle tiendra sa promesse et viendra demain. Mais je sais que j’ai fait le bon choix. Que l’appeler était la bonne chose à faire. 

Alors que je passe devant le petit secrétaire dans le salon, je soupire un instant, avant de faire demi-tour. La photo est toujours sur la table, celle d’Amélie dans un matin d’été. Je la prend avec moi, ainsi que la lettre d’Alexandre, et les dépose sur cet autel improvisé. Ils sont là. J’espère qu’ils ont pu se rencontrer. Dans l’autre vie. Que mes sentiments peuvent toujours leur parvenir. Mon amour. Alors que j’observe les deux reliques, un sourire triste se colle sur mes lèvres. Je passe un doigt sur les deux objets, pansements sur les vides dans mon cœur. Mes deux petits fantômes.

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Alésia
Posté le 21/01/2025
Coucou, j'ai commencé à lire ton texte parce que je suis une grande amatrice d'histoires "hantées".
L'histoire est assez simple, elle est dans les carcans habituels du genre, mais ton développement des émotions de ton personnage principal la rend touchante. Ce n'est donc pas un problème pour moi.
Le style ne travail pas le détail de la description et la finesse de la langue française mais ce n'était manifestement pas ton objectif.
J'ai repéré des fautes qui se sont glissées dans le texte :
Paragraphe 5, ligne 3 : « je m'écria » à remplacer par « je m’écriai »
Paragraphe 9, ligne 2 : « je me ferai » à remplacer par « je me ferais »
Paragraphe 12, ligne 2 : « peut-être », il manque la majuscule après le point.
Paragraphe 12, ligne 4 : « je m’arrêtais », à remplacer par « je m’arrêtai ».
Paragraphe 12, ligne 5 : « essaya » à remplacer par « essayai ».
Paragraphe 13, ligne 1 : « je rêvais » à remplacer par « rêvai ».
Paragraphe 19, ligne 2 : « qui faut » à remplacer par « qu’il faut ».
Paragraphe 20, ligne 2 : « quelques pages semblaient avoir été faîtes », qu’essaies-tu de dire ? Cette phrase est incorrecte.
Paragraphe 20, ligne 2 : « faîtes. avant », problème de ponctuation.
Paragraphe 21, ligne 3 : « d’approches », à remplacer par « d’approche ».
Paragraphe 24, ligne 4 : « demandais » à remplacer par « demandai ».
{J’arrête là de corriger l’orthographe, la grammaire et les fautes de frappe, mais ça vaudrait le coup que tu te relises. Ce sont surtout des erreurs entre passé simple et imparfait qui reviennent. Il y a aussi par moment du présent qui s’est glissé par mégardes dans le texte, attention à la concordance des temps.}
Alésia
Posté le 21/01/2025
le style ne travailLE* oulalah, moi être fatiguée.
AuroraBorealis
Posté le 22/01/2025
Salut ! Merci pour ton retour et pour toutes ces précisions. J'ai essayé de corriger au mieux, mais j'ai parfois du mal à me relire. Bref, j'ai posté ce texte un peu vite je pense, surtout l'erreur passé/présent qui était particulièrement bizarre.

Oui je voulais vraiment faire une histoire "hantée" où le fait qu'il y a un fantôme dans la maison soit quelques chose de "normal" pour me concentrer sur une histoire plus intime et personnelle.

À bientôt !
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