Les fleurs du mal épelé

Notes de l’auteur : Sur l'idée : Une sorcière sa trompe de cible pour une malédiction, mais la personne maudite semble ravie du résultat.

Iris écrivit le nom de Lily Favier dans les pages vieillies de son grimoire, ses lettres serrées témoignant de sa colère. Elle appuya un peu trop fort sur la plume, éclaboussant le parchemin d’encre noire.

— Plus personne ne tombera amoureux de toi, marmonna-t-elle. Voilà ! Ce n’est pas une malédiction. C’est un don que je fais à l’humanité. 

Elle ajouta une incantation à la fin de sa phrase, mélange maladroit d’anciens mots et de grognements. Satisfaite, elle ferma le grimoire d’un claquement sec, ignorant la fine volute d’énergie violette qui s’en échappa. À sa décharge, Iris avait eu une journée éreintante, et son ex venait de lui envoyer un dernier message où le mot “immature” figurait trois fois. Trois. Fois. Ça méritait bien un sort, non ?

 

Iris tenta de coiffer ses cheveux noirs en bataille face au miroir à l’entrée de sa petite échoppe. Les immenses cernes sous ses yeux couleur olive lui donnaient un air sinistre, plus encore que son aura de tristesse épuisée. Sa peau hâlée, marquée ici et là par de fines taches de soleil, racontait des heures passées dehors à récolter des herbes ou à rêvasser sous un ciel changeant. Elle portait un jean délavé et un pull ample en laine grise, usé aux coudes, qu’elle tirait parfois nerveusement comme pour se cacher.

Rien dans son allure ne hurlait « sorcière ». Elle aurait pu passer pour une étudiante mal réveillée ou une barista trop fatiguée par un service de nuit. Seuls les détails trahissaient sa véritable nature : le collier discret autour de son cou – un simple cordon noir auquel pendait un petit quartz poli – ou encore l’odeur légèrement épicée qui émanait d’elle, un mélange d’épices et de sous-bois inhabituel. 

Avec un soupir, elle renonça à discipliner ses cheveux et se détourna du miroir. Elle n’avait pas besoin d’avoir l’air parfaite aujourd’hui – après tout, la plupart de ses clients ne regardaient jamais au-delà des bocaux et des fioles sur ses étagères. 

 

Une notification sur son téléphone la tira de sa rêverie. Son compte secondaire secret. Lili avait partagé une photo avec son nouveau “boyfriend” comme elle l’écrivait. Iris soupira longuement. Comment avait-elle pu louper une simple malédiction d’amour, le mois précédent ? Rien de plus simple. Une incantation, le nom personne à maudire, et c’était fait. Elle attrapa son grimoire pour vérifier son sort, mais tout semblait s’être bien déroulé. Cette vipère de Lili était-elle trop mauvaise pour être maudite ? La petite clochette de l’entrée la tira de ses pensées, et elle leva les yeux, avant de louper une respiration. 

Cette femme était belle. Gracieuse. Ses mouvements semblaient tous calmes et réfléchis, comme si elle dansait à un rythme que seule ses oreilles pouvaient entendre. Ses longs doigts semblaient attraper l’air lorsqu’elle se déplaçait, effleurant l’espace autour avec une délicatesse innée. Elle avait des cheveux châtains clairs, presque dorés sous les rayons du soleil, qui tombaient en vagues libres sur ses épaules. Son teint clair et son sourire discret donnaient l’impression qu’elle était toujours en paix, même dans les moments les plus insignifiants.

Il y avait quelque chose d’intangible chez elle, une présence apaisante, presque éthérée. Et pourtant, ses yeux – d’un brun profond – révélaient une solidité, une lucidité qui semblait pouvoir voir à travers tout. 

— Bonjour, hésita la jeune femme, sa voix une mélopée. Vous êtes la propriétaire des lieux ? 

— Ou … oui, balbutia la sorcière. À votre service. 

La cliente sembla hésiter un instant, avant de tendre un petit parchemin à Iris. Elle l’observa. Son nom était écrit dessus, ainsi qu’une rosace reconnaissable, marque de l’utilisation d’un pendule. 

— Une … amie occultiste m’a envoyée vers vous, reprit la jeune femme d’une voix plus incertaine encore. Elle m’a dit que vous étiez la source de ma malédiction actuelle. 

La sorcière hésita un instant. Elle ne se rappelait pas avoir lancé un sort à cette beauté.

— Je ne connais pas votre nom, répondit-elle d’une voix qu’elle voulait rassurante. Je ne peux pas avoir fait ça, désolée. C’est peut-être une erreur ? Vous savez, les occultistes exagèrent souvent. Peut-être qu’elle a mal... euh... mesuré vos vibrations astrales ?

La cliente laissa s’échapper un soupir. Quelques secondes passèrent, puis elle reprit la parole. 

— Depuis toujours, raconta-t-elle à une Iris médusée par cette introduction, les gens deviennent mes amis et finissent tous par me demander de devenir leur petite amie. Hommes, femmes, tout le monde finit par faire ça. 

“Tu m'étonnes”, pensa Iris avant de répondre d’un ton sérieux : 

— Il n’existe pas de malédiction dans le genre, madame. Les sorcières telles que moi ne peuvent qu’invoquer le malheur. 

— Pourtant, depuis un mois, continua la jeune femme en l’ignorant, tout le monde semble amical avec moi. J’ai l’impression que toutes mes relations ont changé. C’est comme si plus personne n’était attiré par moi. 

Iris leva un sourcil amusé. “Cette femme est en fait incroyablement vaniteuse”, pensa-t-elle. “Et elle a tort.” Iris se sentait, pour sa part, particulièrement attirée par cette beauté. 

— C’est … tenta la sorcière, cherchant comment expliquer ses pensées le plus simplement possible. Je ne pense pas qu’un sort …

Elle se tut, mortifiée. Ses yeux venaient de tomber sur le prénom de la femme, sur sa carte de travaial accrochée à son uniforme. Une seconde s’écoula. Puis deux. Iris déglutit difficilement. 

— Comment vous avez dit que vous vous appelez déjà ? demanda-t-elle d’une voix aiguë. 

Ce fut au tour de la jeune femme de hausser un sourcil devant ce changement d’attitude soudain.

— Je ne l’ai pas dit, rétorqua-t-elle avec calme. Je m’appelle Lily Favier. 

 

Iris ouvrit le grimoire à la hâte et le montra à la femme, ses mains tremblantes. 

— Lily Favier, comme ça ?

Lily regarda la page avec les yeux plissés avant de répondre. 

— Je ne peux pas lire cette langue, vous savez ?

“Bien sûr que je sais !” pensa Iris en se donnant une gifle mentale. Elle prit une feuille dans son imprimante et copia les caractères en les traduisant. Quand elle les montra à sa cliente, celle-ci hocha la tête avec un sourire radieux. 

— C’est bien mon nom oui !

“Bon, ben le Conseil va me dépecer”, se dit la sorcière. Puis une autre pensée s’imposa à elle. C’était impossible. Le grimoire aurait demandé confirmation s’il y avait eu deux personnes avec le même nom. 

— Écoutez, dit Iris, mortifiée mais tentant de reprendre son sourire commercial. J’ai bien maudit une Lily Favier mais … vous n’étiez pas visée. J’ai maudit mon ancienne compagne. 

“Pourquoi tu lui dis ça, débile ?” se fustigea-t-elle. 

— Attendez, demanda Lily avec une voix hésitante. Vous voulez dire que votre ancienne compagne … c’est la chanteuse ? 

— Oui ! répondit Iris non sans fierté. C’est ça, celle avec dix millions d’abonnés ! Vous savez, elle a même gagné un prix international. Bref, je l’ai maudite, et…

La cliente se frappa la tête du plat de la main, faisant sursauter la sorcière. 

— Vous plaisantez, murmura-t-elle. 

Elle sortit son téléphone, rechercha quelque chose, puis le tendit à Iris avec un regard noir. 

— Vous ne savez pas épeler le nom de votre ancienne petite amie ? demanda-t-elle, incrédule. Même moi je le connais. 

Iris sentit un frisson glacé la parcourir. Sur l’écran s’affichait la page de Lili Favié. Deux i. Un accent aigu.

Non. Non, non, non.

 

Iris sentit une chaleur monter à ses joues alors qu’elle replongeait dans le grimoire, tâchant de rassembler ses pensées.

— Écoutez, je suis désolée, vraiment désolée. Vous… vous pouvez porter plainte au Conseil si vous voulez, mais je peux aussi réparer ça. Il faudra juste attendre la prochaine nuit sans lune, utiliser des fruits de l’arbre de sang et… probablement une racine de mandragore.

Elle parlait vite, plus pour couvrir son stress que pour informer Lily, qui tentait visiblement d’intervenir.

—  Non, attendez, il faudrait aussi un catalyseur purifié. Je peux le trouver, je pense, mais ça prendra peut-être quelques jours…

— Je…

— Et bien sûr, je devrai refaire une purification dans la boutique, au cas où il y aurait des résidus. Ça ne sera pas facile, mais je peux…

— Écoutez, je…

— Ça nécessitera probablement de la poudre de cristal d’étoile, mais je suis sûre que je pourrai en commander. En urgence, bien sûr…

— Écoutez-moi !

La voix de Lily coupa net le flot de paroles. Elle sourit légèrement, mais ses yeux bruns étaient sérieux.

— Je ne veux pas inverser la malédiction.

Iris cligna des yeux, abasourdie.

— Pardon ?

Lily soupira doucement, son expression adoucissant la tension dans l’esprit de la sorcière.

— Depuis que je suis jeune, tout le monde finit par vouloir quelque chose de moi que je ne peux pas leur donner. Ils commencent comme des amis, mais ça ne dure jamais. Toujours ces attentes… des sentiments que je ne partage pas.

Elle fit une pause, cherchant les bons mots.

— Alors, quand tout ça s’est arrêté il y a un mois… je me suis sentie… libre. Pour la première fois. Plus personne ne me regarde en espérant quelque chose que je ne ressens pas.

Iris fronça les sourcils, son cerveau essayant encore de saisir l’étrangeté de cette situation.

— Vous êtes sérieuse ?

Lily hocha la tête, son sourire calme toujours accroché à ses lèvres.

— Très sérieuse. Je n’ai jamais voulu être dans une relation amoureuse ou … sexuelle. Ce n’est pas moi. Je suis bien mieux comme ça. Et grâce à vous, les gens autour de moi semblent enfin comprendre.

Un silence gênant s’installa. Iris ouvrit la bouche pour parler, la referma, et la rouvrit à nouveau.

— Et donc vous êtes venue pour … ? risqua-t-elle finalement.

— Vous remercier ! répondit Lily avec un sourire éclatant. Vous m’avez offert quelque chose que je n’aurais jamais cru possible : la paix.

Iris resta figée, son esprit tentant de traiter une information qui, à ses yeux, n’avait absolument aucun sens.

— Me… remercier ? répéta-t-elle, abasourdie.

— Exactement.

 

L’arrière-boutique d’Iris n’avait rien de magique. Une petite table en bois bancale, deux chaises dépareillées et une étagère débordant de théières poussiéreuses. La décoction qu’elle venait de préparer – un mélange apaisant de lavande et de verveine – n’avait pas été enchantée. Pas cette fois.

Lily tenait sa tasse entre ses mains comme si elle réchauffait ses doigts, ses mouvements toujours aussi mesurés. Iris, assise en face, tentait désespérément de ne pas la regarder. Sans succès.

Elle observa comment les mèches dorées de Lily frôlaient ses joues lorsqu’elle baissait la tête pour souffler sur son thé. Comment ses doigts longs et fins tenaient la tasse avec une délicatesse exaspérante. Et elle se demanda, soudainement, si elle devait lui dire.

Lui avouer que la malédiction ne fonctionnait pas sur elle. Lui confesser que, techniquement, rien n’empêchait qu’elle même soit attirée par sa magnifique invitée. “Inutile”, pensa-t-elle. “À quoi bon lui parler de ça ? Cette femme, avec son calme olympien et son sourire étrange, ne remettra sûrement jamais les pieds ici.” Elle ne faisait que passer, comme tant d’autres.

— Votre thé est délicieux, dit Lily soudainement, tirant la sorcière de ses pensées.

— Oh, euh, merci, répondit Iris, se redressant un peu. C’est un mélange maison.

— Un “mélange maison” fait par une sorcière, pouffa la jeune femme.

Le ton n’était pas accusateur, mais Iris se sentit rougir tout à coup. Elle posa sa tasse avec un peu trop de force sur la table.

— Je n’ai pas empoisonné votre thé, si c’est ce que vous insinuez, répondit-elle avec un petit sourire en coin. 

Lily la regarda, intriguée, puis éclata de rire. Un vrai rire, doux et sincère, qui fit baisser les épaules tendues d’Iris.

— Non, non, bien sûr, répondit Lily. C’est juste… tout ici semble fait main, réfléchi. C’est rare. On se sent … en paix, dans cette échoppe. 

Un silence s’installa à nouveau, et Iris baissa les yeux sur sa tasse, se permettant un autre regard vers Lily. “Vraiment, il ne faut pas que cette femme revienne dans cette boutique …” se dit-elle avec un soupir langoureux. 

 

Comme pratiquement toutes les fins d’après-midi depuis un mois, Lily poussa la petite porte vitrée de l’échoppe magique d’Iris. Elle espérait secrètement que son amie ait préparé son infusion de lavande, que la jeune femme préférait. 

-Iris ! appela-t-elle en poussant la porte. 

Le magasin était toujours vide à cette heure là. D’ailleurs, la plupart du temps, il n’y avait pas beaucoup de clients dans la petite boutique. Iris lui avait expliqué que beaucoup de ses clients étaient des gens qui demandaient des services plus que des artefacts, et se déplaçaient rarement, réglant les détails de quelque demande de malédiction par mail ou téléphone. 

Lily n’avait jamais connu de sorcière avant. Son amie Viviane était occultiste, certes, et semblait avoir de réels pouvoirs puisqu’elle avait pu dénicher la source de sa malédiction. Iris était différente. Elle n’avait rien des clichés habituels. Pas de longues robes sombres, pas d’écharpes de soie ou de boule de cristal. Juste des pulls informes, des jeans élimés. La sorcière ouvrait son grimoire, écrivait à l’intérieur avec cet alphabet runique étrange, puis souriait avant de ranger dans ses étals l’objet nouvellement maudit. 

— Lily ? fit la voix légèrement cassée de son amie depuis l’arrière boutique. 

Elle apparut, rayonnante comme à chaque fois. Son visage s’éclairait toujours lorsqu’elle l’accueillait, comme si cette simple visite suffisait à chasser la grisaille de la journée.

 

La décoction était déjà prête. Iris leur servit deux tasses, puis s’installa en face de Lily avant de lui demander de lui parler de sa journée. Si la sorcière avait toujours des anecdotes magiques à raconter, la jeune femme, elle, était comptable. Pourtant, son amie ne semblait jamais se lasser de l’écouter raconter ses stupides histoires de bureau, le retard d’un collègue le matin ou la persistance des clients les plus énervants. Parfois, les deux femmes parlaient plus sérieusement. Des souvenirs du passé. De leurs peurs pour l’avenir. De comment Lily avait découvert son manque d'intérêt pour les relations amoureuses et de comment elle avait trouvé le mot “aromantisme” sur le net. Des histoires toujours trop éphémères d’Iris avec des femmes qui semblaient juste vouloir “sortir avec une sorcière”. 

Lily le remerciait aussi, souvent, pour sa “malédiction”, lui rappelant comment sa vie était plus simple aujourd’hui grâce à l’erreur de son amie. Comment elle pouvait avoir des amis sans qu’ils ne finissent par lui avouer s’être rapprochée d’elle pour essayer d’obtenir plus de leur relation. Du sentiment de duplicité qu’elle ressentait dans ces moments-là, à l’époque. Cependant, même si ces amis lui semblaient maintenant beaucoup plus proches qu’avant, son lien avec Iris lui semblait plus important aujourd’hui. Central dans sa vie. La sorcière avait pris une place dans son cœur que personne jusque-là n'avait comblée et Lily priait chaque jour pour que les choses restent comme elles étaient le plus longtemps possible. 

 

Ce fut pendant l’été que la jeune femme commença à percevoir des changements. Discrets d’abord. Des œillades d’Iris quand elle pensait que son amie ne la voyait pas. Des sursauts quand leurs mains se touchaient. Des phrases qui pouvaient comporter un double sens dangereux et faisaient rougir la sorcière. Et, de plus en plus, la jeune femme se demandait si la malédiction d’Iris la touchait, elle. Puis la magicienne sembla plus souvent distante, dans ses pensées, comme si elle retenait quelque chose. Lily connaissait ces signes. Elle les avait vus des dizaines de fois. Elle choisit cependant de les ignorer, leur amitié ayant pris une place trop importante dans sa vie pour l’imaginer s’effondrer. 

C’était un jour chaud du mois d’Août, alors que Lily dégustait son thé glacé, perdu dans ses réflexions, que tout changea. Iris rentra dans la pièce et elle dévisagea son amie, bouche-bée. Lily ne le sut jamais, mais la seule vue de la jeune femme dans sa robe d’été, les jambes croisées et son sourire mystérieux sur les lèvres, perça le coeur d’Iris. Quand Lily s’en alla ce soir-là, la sorcière la retînt par la manche, les yeux baissés vers le sol goudronné.

— Lily … je, commença-t-elle, la voix éteinte. 

La jeune femme savait ce qui allait suivre. Une déclaration. Une demande. Un marchandage, peut-être. Elle ne voulait pas l’entendre. Elle ne voulait pas qu’Iris gâche tout maintenant. 

— Demain, reprit la sorcière. Je préférerais que tu ne viennes pas. Je … J’aimerais qu’on évite de se voir, à l’avenir. 

Lily resta bouche bée. Quelle mouche avait piqué son amie ? La jeune femme s’attendait à devoir lutter. Peut-être même était-elle prête à essayer, pour leur amitié, de laisser Iris se rapprocher. Juste un peu. 

— Bonne nuit, termina Iris en fermant la porte, sans laisser le temps à son amie de répondre. 

Lily ne comprenait pas. Plutôt, elle ne voulait pas comprendre. Elle ne voulait pas voir qu’Iris la protégeait. D'elle-même. De ses sentiments. De son attirance. De son amour. 

 

Lily passa quelques jours dans le noir. Le travail ne l’animait pas. Les sorties avec ses collègues ne lui procurait aucune joie. Ses soirées, jusque là si remplies et heureuses, semblaient vides. Vides de sens. Vides de joie. Elle avait fini par comprendre la décision de son amie, mais n’en avait tiré aucun réconfort. Parce qu'elle savait, dans son fort intérieur, qu’Iris avait raison. Que pour se protéger, pour les protéger, elles devaient prendre de la distance. Pourtant, ce soir-là, Lily avait envie de parler à la sorcière. Elle voulait lui raconter sa journée. Elle avait ce désir égoïste de retrouver cette bulle qui s’était percée ce soir là. Prenant son téléphone, la jeune femme décida d’envoyer un message. Pas d’appel, pas d’échange vocal. Juste quelques mots de son amie la rassurerait. 

Salut ! Est-ce que les messages, c’est ok ? Ou c’est toujours trop pour toi ? 

Elle n’eût pas à attendre la réponse longtemps. Quelques secondes tout au plus. 

Si c’est juste quelques messages, je devrais survivre. 

La jeune femme trépigna de joie dans son petit appartement. 

Cool ! Tu me manques. 

Je retire ce que j’ai dit, laisse moi mourir.

Lily éclata de rire. Pourquoi était-il aussi simple de parler avec cette fille ? Après quelques message sur leur journée, la jeune femme se coucha, le coeur joyeux, et put enfin profiter d’une nuit de sommeil paisible. 

 

Iris ! Il faut que je te raconte ce qui m’est arrivé ce matin. 

Une nouvelle routine s’était formée. Des messages. Jour et nuit. Par dizaine. Lily s’en contentait, même si le petit magasin lui manquait. Iris répondait avec son humour habituel, ses sarcasmes, son sérieux parfois. Une semaine passa ainsi. Puis deux. Puis un mois.

Raconte !

Le patron a ramené un nouveau thé. À la lavande !!! J’ai pensé à toi toute la journée !

Ahah ! J’ai plus de thé à la lavande ici, mais …
Merci d’avoir pensé à moi !

Pourquoi t’en as plus ?

C’était … ton thé. Je pouvais pas le boire sans toi. 

Lily sentit son coeur rater un battement. Elle écrivit son message et inspira, cherchant le courage avant de l’envoyer. 

Alors laisse moi revenir boire le thé chez toi …

La réponse mit du temps à venir. De longues minutes pendant lesquelles la jeune femme se maudit d’avoir lancé cette proposition. Elle écrivit : 

Oublie. Désolée. 

Tu es cruelle, Lily. 

Elle regarda avec tristesse le message qui venait de s’afficher sur son écran, alors que son amie semblait continuer à écrire. Bien sûr qu’elle était cruelle. 

Tu sais sûrement pourquoi je veux plus qu’on se voit

Tu as sûrement compris que la malédiction marche pas sur moi

Iris envoyait les messages avec un rythme soutenu, et les vibrations dans les doigts de Lily semblaient douloureuse à chaque notification. 

Je suis incapable de pas te regarder comme ça. 

Je sais que j’aurais pas dû. Que je devrais pas. Et j’ai essayé de pas te faire porter ce poids.
Mais tu continues à m’envoyer des messages. Tu continues à me dire que je te manque.
À vouloir me voir. Tu tiens vraiment à ce que je te le dise ?
À ce que je brise les choses comme il faut ? Pas de problème !

“Arrête”, pensa Lily. “Ne le fais pas”. Elle ne voulait pas le voir. Elle ne voulait pas que son amie mette les mots devant ses yeux. Qu’elle détruise tout espoir de retrouver un jour leur ancienne relation. 

Pas besoin d’aller plus loin, Iris. J’ai compris. Désolée de t’avoir demandé ça. J’ai dépassé la limite.

Elle sentit une larme couler sur sa joue. 

Non. C’est ma faute. Je savais très bien que c’était impossible. Je veux dire … ces choses ne t’intéressent pas.
C’est genre le premier truc que j’ai su de toi.
Te laisser t’approcher comme ça était une mauvaise idée dès que j’ai senti que je voudrais peut-être autre chose. 

Le message suivant se fit attendre un instant.

Tu peux me détester maintenant. 

La jeune femme ne répondit pas. Elle se coucha dans son lit et pleura. Mais, malgré toutes ses tentatives, malgré toute son envie, elle ne parvenait pas à détester Iris. 

 

Lily poussa la porte de la boutique doucement, posant ses yeux sur les clients en train de discuter à voix basse avec la sorcière. Cette dernière leva les yeux pour la saluer, professionnelle, mais rougit légèrement en la reconnaissant. La jeune femme se contenta de flâner dans l’échoppe, se rendant compte à quel point le chaos organisé de l’endroit lui avait manqué. 

Iris remercia ses clients quand ils sortirent, puis se tourna vers Lily avec un regard interdit. 

— Qu’est ce … souffla-t-elle. Qu’est-ce que tu fais ici ?

Le soleil couchant balayait la pièce de ses reflets dorés. La jeune femme s’approcha avant de répondre : 

— Je voulais te parler. 

Sa voix était hésitante mais elle continua. 

— Je … je n’arrive pas à m’éloigner de toi, Iris. Tu me manques. Tes messages d’hier … 

Elle soupira. L’idée qui avait germé dans sa tête pendant sa journée de travail lui semblait maintenant de plus en plus irréaliste. Cependant, Lily savait que si elle ne faisait pas un pas dans la direction de son amie, elle la perdrait. 

— Je suis prête à essayer, Iris. Si c’est pour toi … alors je veux bien être ta “petite amie”. Ou je ne sais quoi. Ce que tu as besoin. De toute façon, notre relation est déjà différente des autres, pour moi. 

Iris l’observa, silencieuse. La confusion, puis la surprise qui avait traversé son regard disparurent, laissant place à une émotion plus profonde. Une forme de compréhension mêlée à une tristesse lançinante. Elle fit un pas en direction de Lily. Puis un autre. 

— Tu dis ça, murmura-t-elle en s’approchant encore. Mais tu n’en pense pas une miette, hein Lily ?

Cette dernière se raidit, et elle rétorqua avec colère. 

— Bien sûr que je le pense ! Tu me prends pour qui ? Je … je t’aime, Iris. 

Celle ci posa une main sur la joue de la jeune femme et dit dans un souffle : 

— Pas comme ça, non. 

Lily vit le visage de son amie s’approcher un peu trop du sien. Un frisson parcourut son corps alors qu’elle se retenait de repousser le visage de la sorcière. Celle-ci sentit la gêne et s’éloigna, un sourire plein de tendresse sur ses lèvres malgré ses yeux embués. 

— Tu vois, fit-elle, la voix rauque. Tu peux peut-être te forcer. Et je pourrais m’en contenter. Me dire que si je suis avec toi, quelles que soient tes raisons, ça me va. Mais ce n’est pas ce que je veux, Lily. Ni ce que toi tu veux. 

Elle essuya ses yeux avec sa manche et baissa le regard. 

— Je ne veux pas aimer un mensonge. 

Lily aussi commençait à sentir les larmes monter. Pourtant, quand elle parla, sa voix était déterminée. 

— Le mensonge, Iris, c’est de croire que je peux m’éloigner de toi comme ça. Je préfère un faux-semblant que le rien que tu proposes. Je ne mens pas. Je t’aime. Je ne sais pas si c’est la même chose que toi tu ressens mais … je sais que tu n’es pas “juste” une amie que je peux repousser pour me protéger. Alors s’il te plaît …

Elle posa sa main sur celle d’Iris. La sorcière respira lentement, laissant le silence s’étirer entre elles. Puis, après une longue inspiration, les yeux toujours baissés, elle rétorqua d’une voix plus assurée : 

— Je suis désolée. J’aurais pas dû te repousser comme ça, Lily. Je pense que j’avais juste besoin de temps pour trier mes sentiments, et je me suis dit que ce serait plus simple de te sortir de ma vie. 

Elle eut un petit rire avant de continuer. 

— Le jour où tu m’as envoyé un message, j’étais à deux doigts de le faire moi même. J’avais envie de te voir, de t’entendre, de te parler. Tu dis que ta vision de notre relation est différente à tes yeux mais tu sais … c’est pareil pour moi.

Lily sentit un poids s’envoler de son coeur, alors qu’Iris levait la tête et plongeait ses yeux dans ceux de la jeune femme. 

— C’est pas ces relations absurdes et sans lendemain que j’ai l'habitude d’avoir. Pas une amitié dont je me moque parce que je préfère être seule, de toute façon. Je sens que c’est différent et pourtant … je n’arrive pas à faire le tri. Je te vois comme une amie, puis j’ai l’image de tes lèvres sur les miennes. Je me dis que j’ai juste envie qu’on boive un thé, puis j’imagine des choses qui me donnent envie de fondre. 

Elle soupira à nouveau, et serra les doigts de Lily dans les siens comme pour la rassurer. 

— J’ai besoin d’un peu de temps, Lily. Et d’espace. Juste pour organiser mes pensées. Tu me connais assez pour savoir que c’est comme ça que mon cerveau fonctionne. 

La jeune femme observa son amie un instant. Les mots résonnaient dans son esrpit, faisant écho à ses propres émotions. Alors, après une dernière pression pleine de tendresse, elle lâcha la main de la sorcière, lui fit un sourire radieux et lui répondit d’une voix mélodieuse : 

— Prends le temps qu’il faut, Iris. Mais reviens moi un jour. 

Elle ne laissa pas le temps à son amie pour répondre. Avant que sa détermination ne s’effondre, elle quitta la boutique, ses pas résonnant dans la ruelle sombre. 

 

— Sacré appart’ ! Je suis jalouse, lança Iris en posant le dernier carton. 

Lily éclata de rire. En deux ans, elle n’avait pas perdu son amour pour l’humour sarcastique de son amie. 

— Oui, c’est pas comme si c’était, genre, éxactement le même que le tien, répondit-elle.. 

Iris pouffa avant de commencer à déballer un carton. 

Une fois l’emménagement terminé, elles s’installèrent sur le fauteuil vert émeraude et Lily tendit une bière à la sorcière avec un sourire. 

— Merci pour ton aide, lui dit-elle d’une voix pleine de douceur. Et pour m’avoir dit pour l’appartement. C’est une chance qu’il se soit libéré si vite. 

— Ouais, répondit Iris en ouvrant sa bouteille. Rien à voir avec le fait que j’ai maudit l’ancien locataire. 

Elle éclata d’un rire surjoué et faussement maléfique qui tira un sourire tendre à Lily. Elle regarda sa nouvelles voisine un instant, une joie immense emplissant son cœur. 

— À partir de maintenant, s’exclama la jeune fille, on va se voir tout le temps ! 

— Ce n’est pas ce qu’on fait déjà ? demanda Iris en haussant un sourcil. 

Malgré ses répliques sarcastiques, la sorcière était aux anges. Ces deux années semblaient avoir filées à une vitesse ahurissante. Elle se souvenait encore de leur rencontre, de leur séparation et de leurs retrouvailles comme si c’était hier. Ce moment où Lily lui avait promis du temps. Cet instant, quelques jours plus tard, où la sorcière avait appelé son amie en lui disant qu’elle était prête à essayer. Ces petits pas pris côte à côte. Timides, puis de plus en plus confiants. Comment avait-elle pu manquer de tout gâcher par son besoin d’une vie “à deux” si banale ? 

Elle planta son regard dans les yeux de son amie. Sa confidente. Deux ans et leur relation était toujours merveilleuse. Plus encore, chaque jour, même. Comme si dans son coeur bien rangé, organisé, entre les étagères droites et froides portant les mentions d’”ami”, de “compagne”, de “famille”, une immense boîte s’était fait une place, poussant les cloisons autour d’elle. Une petite boîte nommée Lily. 

— Iris ? demanda cette dernière d’une voix hésitante. 

— Hum ? lui répondit la sorcière, son regard toujours fixé dans les yeux bruns de son amie. 

Lily lui fit un sourire radieux, posant une main sur la sienne. 

— Tu nous prépares un thé à la lavande  ? 

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Joseph Sardonne
Posté le 30/01/2025
super histoire, difficile de s'arrêter sans arriver à la fin
Lily ne semble pas renter dans un moule, elle a sa propre place, unique à sa personne.
J'ai bien aimé la partie avec l'échange des messages, ça peut sembler banal car on communique de cette façon mais ton l'histoire ça surprend. On veut savoir ce qui va résulter de ce nouveau moyen de communication très différent de l'oral
AuroraBorealis
Posté le 05/02/2025
Hey merci beaucoup de ton retour. Ravie que tu aies apprécié cette histoire. J'avais envie de parler d'un amour différent de ceux que l'on considère habituellement. Et oui, écrire des histoires qui se passent aujourd'hui force un peu à parler de ces nouvelles façons de communiquer !
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