Hier, j’ai cru que j’allais devenir taré.

Hier, j’ai cru que j’allais devenir taré. Tout a débuté le matin quand, à dix heures dix, je fus sorti de ma torpeur par la télévision. Un journaliste interviewait une ancienne gloire du rap, Joey quelque chose. Impossible de me souvenir de son nom. C’était un poids lourd du rap français première époque, un mec qui visiblement depuis les années quatre-vingt-dix, avait vécu le pied au plancher. En tout cas, sur sa gueule c’était net. Défonce, défonce, défonce ! D’une voix lente et rocailleuse, il enchainait des réponses féroces « qu’est-ce que ça peut te foutre trompette ? » ; « c’est quoi cette question pourrie ? tu la remets dans ton tiroir t’es gentil » « tu vas me faire chier la bite encore longtemps ».

Le journaliste ne s’offusquait pas. Bien au contraire, son enthousiasme montait d’un cran à chaque insulte et toujours avec plus de lourdeur, comme stimulé par la mauvaise grâce du rappeur, il insistait. Posant des questions de plus en plus ouvertement obscènes. Et c’est presque hystérique qu’il aborda le passé délinquant du chanteur, des condamnations qui remontaient à plus d’une décennie et qui étaient sans rapport avec la promotion de l’album. Placide, Joey se contenta de hausser les épaules et d’invoquer son droit à la rédemption. La violence paternelle, la rage, la picole, le crack... tout ça mis bout à bout avait rendu son chemin de vie chaotique. Nul doute qu’il avait salement merdé, mais il avait payé pour ça, et maintenant, il avait changé, il était devenu respectable, sur le tard certes, mais aujourd’hui, il respectait les femmes, les animaux et même les pédés ajouta-t-il en adressant un clin d’oeil à la caméra. C’en était terminé des excès pour lui. Le journaliste accusa le coup. Peut-être, à ce moment précis, comprit-il que son interview ne buzzerait pas, et « no clash no cash » comme on disait dans le métier. Malgré son évidente déconfiture, il souriait, plus que jamais.

Mes efforts pour retrouver le nom du rappeur restèrent vains. Difficile il est vrai de se concentrer dans mon état. Accumulation de gueules de bois et nuits blanches : mon quotidien se confondait avec un after inachevé. Jeudi, samedi, lundi, vendredi… Égaré entre le sommeil et l’éveil, j’errais dans cette zone où le nom des jours n’a plus d’importance. En tout et pour tout, j’avais dormi deux fois la semaine passée, et je vidais des verres à l’hôtel depuis trois jours. Il faut dire que le sommeil avait toujours été chez moi une fonction bancale. Les thérapeutes qui se penchèrent sur mon cas de grand insomniaque étaient en général d’accord sur ce point : mon père était responsable de cette défaillance. Ce mardi fatidique où il mourut, sema en moi une haine farouche du sommeil. De manière factuelle, il me souhaita bonne nuit, et alla se coucher pour ne jamais se réveiller. Ainsi démarra ma guerre contre Morphée. Guerre dont je fis sans le vouloir une victime collatérale : ma mère. Elle s’arrachait les cheveux à cause de mes nuits sans repos, et il était fréquent à cette époque qu’elle m’administre une ou deux paires de mandales crépusculaires. Je tiens même de ma tante Penelope qu’il lui est arrivé quelques fois d’émietter des cachets de somnifères au fond de mes assiettes. « Tu sais Leone, elle était à bout de nerfs et elle picolait tout le temps quand t’étais gamin ». Elle parlait toujours de ma mère avec un sourire mauvais, comme si l’évocation de sa sœur en poivrote la réjouissait un peu au fond d’elle. Je ne lui en voulais pas. Elle était tellement conne, tellement jalouse de ma mère, la tante Pénélope, qu’elle aurait dit n’importe quoi pour salir la mémoire de sa sœur : cette fille trop belle, qui elle, avait réussi à avoir un enfant et un mari. Mais c’est vrai qu’elle buvait ma mère. Quand je pensais à elle (de moins en moins ces temps-ci), je la revoyais attablée dans la cuisine en formica, éclusant bouteille après bouteille. Essayant jour après jour de noyer un chagrin insubmersible, éternellement remonté à la surface. Ma pensée déviant vers ma tante et à ma mère, d’autres images de cette époque advinrent : notre appartement à Mulhouse, les nuits à la fraiche dans les jardins publics à fumer du shit jusque tard dans la nuit, les potes rebeu avec qui j’attendais la fin du jeûne durant le ramadan et qu’ils rompaient en roulant de gros pétards qui nous mettaient la tête à l’envers dès la première bouffée…

J’en étais là de mon voyage autobiographique, quand le truc dément s’est produit. Joey, la gloire nationale du rap, s’est matérialisé en chair et en os. Il était à trente centimètres de moi, dans la chambre, pour de vrai ! Je ne sais pas comment le dire autrement. En termes d’hallucination, on était sur du très haut de gamme. Je pouvais sentir l’odeur fumée du cuir de son pardessus blanc ; sous mes yeux, il y avait ses mains qui se balançaient et j’entendais l’entrechoquement du métal à chaque fois que ses doigts épais gesticulaient. Derrière le verre teinté de ses lunettes Aviator, son regard était braqué sur moi. Je le sentais. Tout comme je sentis mes tempes qui se mirent à pulser douloureusement. Je devais me calmer au plus vite. Je m’intimais l’ordre de fumer, mais je tremblais trop pour y parvenir. Tourner la tête dans la direction opposée au chanteur, fixer mon attention sur le bourdonnement du climatiseur, j’essayais d’autres échappatoires. En vain, car si je réussissais à ne pas le regarder, à la télévision, l’émission se poursuivait avec un Joey plus fanfaron que jamais. Nouveau vertige. En simultané, le chanteur déblatérait à la télé et se tenait devant moi. C’est là que le merdier empira à vitesse grand V. Quand la voix fatiguée de Joey prit possession de la chambre.

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