En simultané, le chanteur déblatérait à la télé et se tenait devant moi. C’est là que le merdier empira à vitesse grand V. Quand la voix rauque et fatiguée de Joey prit possession de la chambre :
— Tu sais à quoi on reconnaît une bonne chanson m’sieur Leone ?
Maintenant que le son était aussi détraqué que l’image, le délire était total. Et par-dessus le marché, le mec connaissait mon nom, tandis que j’étais infoutu de me rappeler du sien.
— C’est à l’odeur des tripes, c’est à ça qu’on reconnaît une bonne chanson : ou tu as la nécessité ou tu as que dalle. C’est simple, sans théorie ni méthode, c’est comme ça, ça doit venir de là dit-il en frappant sa main vigoureusement sur son coeur. Il fit une pause de courte durée avant de reprendre : « mais il ne suffit pas d’être sincère pour planter un morceau dans la tête des gens. »
Je m’interroge sur la climatisation : s’est -elle emballée ? Car je commence fortement à crever de chaud. Le monologue se poursuit :
— Pour planter un morceau dans la tête des gens, il faut aiguiser sa langue, creuser sa cervelle bien profond pour y puiser des mots que les gens ont jamais entendu. Joignant le mot à la parole, il se met à fredonner en bougeant la tête «Pas l’temps pour les regrets, les erreurs n’appartiennent qu’à nous-mêmes, né pour ramener ma part de progrès » Tu vois ce genre de phrase qui sort de nulle part et qui fait mouche dès la première écoute. Des punchlines originales, des rimes mortelles…c’est bien, et note que ce n’est pas donné à tout le monde, mais on ne vas pas se mentir, c’est pas assez. Il te faut aussi un lien universel. Une histoire sortie du pot commun pour toucher la masse d’une façon nouvelle. Que les gens se disent : ça m’est arrivé à moi aussi. Je résume : écrire un truc vrai, neuf, beau et somme toute assez commun pour tout le monde s’identifie. Ne me quitte pas, Mistral gagnant, Laisse pas trainer ton fils... Voilà le secret d’une bonne chanson. Le tour de passe-passe il est là, m’sieur Leone.
Esquivés par la grâce. Mon premier morceau, le tube fondateur de ma discographie, celui qui m’a propulsé au sommet des charts et m’a permis de monter sur les plus grandes scènes du pays. « Esquivés par la grâce ». Le track qui s’est retrouvé joué un peu partout au même moment, à la télévision et sur la bande FM bien sûr, mais aussi dans les soirées underground de l’est parisien, dans les clubs select du 16e ou dans les boites merdiques de Palavas-les-Flots. Est-ce que ce titre à qui je devais à peu près tout était une bonne chanson d’artiste ? Avant même que je ne formule tout ça, Joey décrypta mes pensées :
— Pas de panique m’sieur Leone, « Esquivés par la grâce » c’était un morceau carré. Propre et net : t’étais en mission soldat. Ce titre, c’était ton aventure, mais aussi celle de millions de jeunes. C’était comme un miroir dans lequel chacun voyait défiler les images de son enfance brinquebalante et sentait monter en lui la rage et l’espoir pour sa race, pour les prolos et les classes moyennes c’était du petit lait. Un coup de maître. Strike au premier coup. Au fond, c’était affreusement commun mais d’une justesse implacable. Chapeau l’artiste, vraiment.
Et il resta coi, comme si quelque chose de définitif venait d’être énoncé. Dans ma tête, les paroles d’« Esquivés » se répandaient, ces lignes que j’avais écrites en dix minutes montre en main au fond d’un autocar « Esquivés par la grâce, quoi qu’on fasse, on part au combat pour laisser notre trace ici-bas, plus le temps d’attendre que quelque chose se passe, avant qu’la vie nous efface, on ratera pas notre tour. ». Joey ne me laissa pas le temps d’aller plus loin dans le souvenir. Il multiplia les raclements de gorge impatients, pour me signaler que mon attention était requise. Quand il reprit la parole, le ton avait changé, de cajoleur il devint accusateur.
— Malheureusement m’sieur Leone, après cette réussite incontestable, tout ne fut pas si facile comme on disait par chez moi. Après ce début fracassant, ta côte grimpe en flèche. Tu deviens l’artiste du moment, tu empiles les disques d’or et le fric commence à pleuvoir tac tac. Tu quittes le trottoir pour les beaux quartiers, tu te pavanes dans tout Paris. Mais, attention la dolorosa arrive, et comme toutes les poules entretenues, tu finis par arrêter de bosser sérieusement. Oublié la mission. Terminé la musique. Tu fais des sous. Ton talent, tu le brades dans des soirées VIP. C’est lamentablement ordinaire mais c’est comme ça que tu es devenu la caricature de musicien que j’ai devant moi. Je m’arrête là pour ta biographie. La suite, on la connaît. Et maintenant, ça fait quoi, trois jours que tu croupis dans cette chambre. Combien de grammes de cette merde tu t’es envoyé Mike « Dyson ». Et combien de bonnes chansons, t’as mis sur le marché depuis dix ans ? Surtout, ne me réponds pas. Question purement rhétorique. Tout va bien l’artiste. Ne culpabilise pas. Il est trop tard de toute manière, le verdict est tombé, il y a longtemps : ta musique et tes paroles sont une insulte à notre culture. Il y a plus que les couillons pour prendre tes postillons pour des crachats. Que tu sois populaire ne me pose pas de problème, mais que tu traines le hip hop dans la boue avec tes merdes étiquetées « rap musique », ça me débecte. Moi j’ai un contrat avec cette musique, défendre le maillot de ceux qui dérangent est un honneur pour moi. Voilà pourquoi on m’envoie faire le ménage au panthéon du son. Je suis Léon le nettoyeur qui vient dégager Leone l’imposteur, et éviter qu’un pollueur dans ton genre ne squatte la place de mes comparses. Je viens exécuter la sentence et te condamner à l’oubli. Tu trouves que j’y vais fort ? N’y vois rien de personnel, je n’ai rien contre toi. Au fond, si tu veux le savoir même, tu me fais souffrir. Car je t’aime bien m’sieur Leone, tu me fais penser à moi il y a trente piges. Trop con pour comprendre que devenir un autre c’est se baiser soi-même.
Après une pause qui parut interminable, il finit par reprendre la parole et l’animosité semblait avoir disparu.
— J’ai envie de te tendre la main malgré tout, et je crois que je vais te laisser une chance. Écoute-moi bien, j’ai un deal pour toi. Je te donne vingt-quatre heures pour écrire une bonne chanson d’artiste. Demain, je vais revenir te voir gamin, même endroit, même heure et probablement même gueule de bois, et si tu m’as pondu un morceau réglo, je serai magnanime, je te laisserai tranquille. Rien qu’une chanson m’sieur Leone, donne-moi ça d’ici demain, et je ne toucherai pas à ta légende, même si elle est biaisée jusqu’à l’os.
Je fulminais. J’allais lui enfoncer le crâne à ce ringard. Ou lui péter les rotules. Ma rage était une canalisation qui allait lui péter à la gueule. Je me redressai sur les coudes et après ça, je lançais mon poing droit dans sa direction. Je ne pus faire mieux qu’une demi-droite éméchée. Cependant, j’avais tapé sous la ceinture. Ça manquait de panache mais je m’en foutais, je voulais lui faire mal. Mais au lieu de ça, il ne broncha pas. Et n’esquiva aucun geste. Et pour cause, mon coup, assené pourtant avec précision et l’envie de tuer, ne le toucha pas. Ma main le traversa littéralement, et au lieu d’être stoppée par son corps comme elle aurait due l’être, elle finit sa course contre la table basse derrière lui. Mon corps entier devint un monument de sensation dont chaque pilier se mit à trembler de douleur. Serrant les dents, je me recroquevillai sur le canapé pour encaisser le choc. A la pensée que je venais d’essayer de mettre KO un spectre, un rire hargneux monta en moi. Il n’était rien d’autre que le fruit de mon imagination en plein mauvais trip. J’étais de moins en moins sûr qu’il existait pour de vrai et pourtant j’avais le pressentiment que le cauchemar n’était pas fini, car j’avais échoué à lui faire fermer sa gueule. Et comme si de rien n’était, il continua de pérorer.
— C’est bon m’sieur Leone on redescend d’un étage ? Alors, maintenant qu’on est calmé, passons à la question cruciale : que se passera-t-il si tu ne me donnes pas cette chanson ? Eh bien, j’appliquerai ta condamnation à l’oubli. Pour être direct et sans détour, tout ce que tu as vécu jusqu’ici sera effacé dans son intégralité. Ta vie, ton œuvre (god bless me) partiront en fumée. Je vois bien qu’à ta mine d’ahuri, tu as besoin de concret. Eh bien, commence par te brancher sur les souvenirs les plus doux de ton parcours. Rappelle-toi par exemple les soirées avec ton daron. Ton daron, qui en bon fan d'Elvis passait ses week-ends à foutre à fond des lives de Memphis ? Te souviens-tu aussi de ce taxi le jour où tu as entendu pour le première fois Esquivés à la radio ? Eh bien, tout disparaitra. La bonne nouvelle, c’est qu’il en sera de même pour les souvenirs désagréables : les humiliations, ton adolescence, la déchéance de ta mère épave, tes angoisses de n’être rien que la sensation du moment, les trahisons des soi-disant potes à la vie à la mort, toutes tes innombrables addictions et les nuits dépressives ... Je mettrai la cassette de ta vie dans un magnéto et j’appuierai sur le bouton REC, comme Requiem de l’homme qui fut une star et puis plus rien. En somme, tu repartiras de zéro, retour à la case de départ. Comme, je ne voudrais pas que tu te retrouves à l’asile à gueuler à la cantonade qu’un monument du rap t’as volé ta vie de rêve, tu auras oublié jusqu’à notre rencontre. Ce sera le grand blanc, l’effacement total et définitif.
Il jactait tout haut, sans que je ne l’écoute plus. Déjà, les souvenirs me transportaient en différentes époques. J’étais ballotté par des vagues d’images issues de mon enfance et de mes débuts dans le rap. Je revoyais mon père. À huit ans, je me gondolais de rire tandis qu’il imitait Elvis Presley. Que c’était mauvais mais que c’était drôle aussi. Je riais aux éclats en écoutant le Padre, imperturbable, massacrer le King. Nouvelle ellipse. Me voilà dans un taxi à Ménilmontant. Le grand moment débute ainsi : je circule dans une Skoda, hélée sur le boulevard de Charonne, je viens de quitter le studio Polydor où je turbine comme un dingue depuis des jours, et pour la première fois, dans ce taxi, à l’odeur de cuir neuf, je m’entends à la radio. « Esquivés » comme qu’on commence à l’appeler, car le morceau est « hype », alors on raccourcit son titre comme si tout le monde savait de quoi on parle. La diffusion va devenir matraquage et moi aussi je vais changer d’échelle, je vais « scaler » comme ils disent au label – ça fait mieux en anglais. Je hurle au chauffeur de pousser le volume. Il me lance un clin d’œil complice, comme si nous étions de vieux potes, et balance les décibels à fond. Lui aussi bouge à la tête, il kiffe mon son et à maintes reprises, nous nous sourions comme des possédés dans le rétro. Quand la chanson se termine, ça tourne encore dans ma tête, j’entends mes paroles dans le silence, les poils hérissés. Les yeux éberlués, j’observe les rues par la fenêtre, et en regardant les gens s’affairer, je comprends que ma vie va être différente de la leur, car je saisis ce qu’il va m’arriver. Mon espoir est à son zénith. Mon futur est un tremblement de terre. Je vais tout casser, je le sens. J’ai tellement de musique en moi, d’histoires, de clips… tout ce maelstrom créatif se bouscule à l’infini et s’apprête à sortir de ma tête en grande pompe. « Esquivés » va tout déchirer, c’est écrit. Le taxi finit par arriver à ma destination : le Palais de Tokyo où une fête tonitruante m’attendait. La cuite fut magistrale, le premier domino d’une série qui m’a conduit jusqu’ici, dans cet hôtel parisien. Dans ce taxi, j’avais été heureux, tout comme mon père m’avait donné de la joie. Ces miettes de mélancolie, jetées en pâture à ma mémoire, n’étaient ni plus ni moins que l’acmé de ma vie. Je ne sais pas comment, mais Joey l’avait su, cela ne faisait aucun doute, il avait arrêté le temps avec trop de précision, à des endroits trop spécifiques, pour que cela soit le fruit du hasard. Ces souvenirs c’était toute la magie qui me restait lorsque je déraillais totalement. Les jours foireux qui suivaient mes dérapages hardcore, quand ma mémoire fondait comme neige au soleil, dissolvant avec elle des pans entiers de mon existence, je finissais toujours par revenir à ces deux images essentielles : mon père le rocker et ce taximan à la cool. Toutes les images pouvaient disparaître mais pas celles-ci. Elles me rappelaient que mes choix, aussi merdiques soient-il, pouvaient ne pas être définitifs. In extremis, au bord du gouffre, je retrouvais Leone, je revoyais le jeune gars plein d’avenir et d’espérance. Ce moi avait existé un jour et il se pouvait malgré tout qu’il existe encore. C’était sans garantie mais je m’y accrochais. C’est là que j’ai pris la décision : il fallait assurer le coup et écrire sa putain de chanson. Cependant, au moment où j’allais l’annoncer à Joey, se dressa un problème de taille. Joey n’était plus là.