Depuis toute petite, elle avait dû s’habituer aux remarques désagréables et aux moqueries. Ses parents lui disaient : “tu as une tête de poisson”, ou “tes yeux sont globuleux”, ou “c’est étrange d'avoir un nez en forme de bec d’oiseau”, ou encore d'autres réflexions toutes aussi blessantes. Mais elle ne s’inquiétait pas. Ce devait être normal de se faire traiter de la sorte par son père et sa mère. Elle avait tout de même un doute, car sa grand-mère lui disait de ne pas faire attention à ces méchancetés. Seule la vieille dame la rassurait. Elle lui répétait qu’elle était très jolie à chaque fois qu’elle la voyait. Mais cela l’intriguait aussi. Pourquoi les personnes d’une même famille disaient-elles des choses aussi différentes ? C’était incompréhensible. Ensuite, lorsqu’elle grandit et alla à l’école, les autres enfants lui dirent les mêmes mots que ses parents. Ils devaient tous avoir raison.
En apparence, cela ne semblait pas l’affecter. Elle faisait comme si de rien n’était, mais chaque phrase la touchait en plein cœur comme une flèche électrique. A la maison, elle se regardait dans la glace et ne comprenait pas ce que les autres voulaient dire. Elle ne se trouvait pas si différente d’eux. Chacun a des défauts, elle avait les siens, un point c’est tout.
Pour éviter les propos désobligeants et les rires étouffés, elle ne participait à aucune activité à l’extérieur. Elle devait aller à l'école, mais pour le reste elle n’avait pas d’obligation. Elle restait chez elle et lisait énormément. Elle aimait les récits de voyages et les histoires d’aventures dans des pays imaginaires. Ses parents ne la forçaient pas à rencontrer des amies qu'elle n'avait pas.
À l’école, elle était excellente dans toutes les matières. Elle réussissait sans effort, ce qui attisait la jalousie des autres enfants et faisait redoubler les ricanements. Elle était aussi très sportive. Quand l’école instaura des cours de natation à la piscine, elle apprit vite et se révéla la nageuse la plus rapide de sa classe.
Devenue adolescente, elle se transforma en une jeune fille athlétique. Souple et tonique, elle était fine et bien proportionnée. Elle avait un beau sourire avenant. Elle-même ne se rendait pas compte de sa métamorphose. Elle avait eu l’habitude de fuir les yeux des gens pour ne pas souffrir de leur mépris et continuait à les éviter. Elle ne voyait pas que certains regards avaient changé et étaient devenus amicaux.
Elle continuait à avoir de très bons résultats scolaires. Elle s’était réfugiée dans l’étude depuis des années et travaillait beaucoup. Elle restait solitaire, n’acceptant jamais de sortir avec d’autres lycéens par peur de subir leur acrimonie.
Son plus grand bonheur était de faire du sport. Elle se sentait bien en courant pendant des heures dans le parc près de chez elle. Elle marchait dans les rues ou à la campagne à vive allure et roulait à vélo dès que c’était possible. Un jour, elle eut envie de retourner à la piscine. Elle se rappelait la douce sensation de l’eau sur son corps quand elle nageait. Elle n’était jamais revenue dans le grand bassin depuis l’école primaire.
Elle acheta un maillot une pièce noir et un bonnet blanc et se rendit à la piscine. Quand elle eut revêtu sa tenue de bain et se trouva près des bassins, elle s’approcha du bord. L’eau se trouvait au même niveau que le sol carrelé, on aurait dit qu’elle en était une simple prolongation. A cause des nageurs qui faisait bouger la surface liquide, de fines vaguelettes débordaient sans cesse sur le dallage ét éclaboussaient le sol déjà mouillé. Tout était trempé, on ne pouvait pas faire autrement et c’était parfait. L’eau était turquoise, irisée, transparente. Elle était fascinée. A peine eut-elle trempé un pied pour tester la température, qu’elle fut irrésistiblement attirée par la masse en perpétuel mouvement. Elle plongea petit à petit dans l’onde en descendant l’échelle scellée sur la paroi du bord.
Dès qu’elle fut dans l’eau, elle retrouva les gestes appris à l’école et se mit à nager. Ses bras et ses jambes se déployaient en harmonie et ils étaient parfaitement coordonnés. Elle flottait et elle avançait. Elle accéléra le rythme, éprouvant un bonheur indescriptible à se propulser dans le fluide enveloppant. Au début, elle n’osa pas mettre la tête sous l’eau. Puis la tentation fut trop grande. D’ailleurs, tout le monde le faisait. Elle plongea sous la surface, attirée par la profondeur.
Elle ne tarda pas à se rendre compte qu’elle respirait sous l’eau. Elle n’avait pas besoin de remonter à la surface pour remplir ses poumons d’air. Elle pouvait parcourir une longueur, puis une autre sans sortir la tête de l’eau. Ce constat l’effraya. En même temps, la sensation était extraordinaire. Était-elle un poisson comme on le lui avait répété depuis son enfance ? C’était une idée totalement absurde. Mais par quel miracle pouvait-elle retenir sa respiration si longtemps ? En fait, elle ne la retenait pas. Elle respirait normalement sous l’eau, sans effort. Cette découverte était étrange et perturbante, mais elle expliquait bien des choses.
Par peur de la réaction des autres nageurs, elle fit attention à ne pas rester trop longtemps sous la surface. Il ne fallait pas qu’ils s’aperçoivent qu’elle ne sortait jamais la tête pour respirer.
Le bien être qu’elle ressentit lors de cette première séance l’incita à retourner souvent à la piscine. Plonger dans l’onde mouvante était devenu une nécessité vitale pour elle, sans qu’elle puisse se l’expliquer. En dehors de ses escapades à la piscine, son existence était terriblement monotone.
Elle partait en vacances avec ses parents. Elle n’était pas spécialement gâtée par eux. Elle était fille unique et n’avait jamais eu à partager quoi que ce soit avec des frères ou des sœurs. De ce fait, son père et sa mère avaient certaines exigences vis-à-vis d’elle. Ils estimaient qu’elle devait venir avec eux à chaque fois qu’ils quittaient la maison. Comme elle n’avait aucune envie de partir avec des inconnus, elle les suivait sans protester. Il n'y avait qu’une seule destination pour les vacances. Par souci d’économie, ils allaient systématiquement chez les grands-parents, à la campagne. C’étaient les meilleurs souvenirs de sa vie. Elle passait ses journées avec sa grand-mère, à bavarder, à lire, à tricoter ou à broder, à préparer les repas, à s’occuper du jardin. Toutes ces petites choses simples avaient un goût unique lorsqu’elle les faisait avec sa mamie.
Mais les années avaient passé et les grands-parents avaient vieilli. Ils ne pouvaient désormais plus rester seuls dans leur maison isolée. Elle fut vendue et ils vinrent s’installer en ville. C’en était fini des vacances à la campagne. L’été suivant, ses parents louèrent une maisonnette en bord de mer.
Le premier bain qu’elle prit dans l’océan fut une révélation. Il y avait tant de baigneurs sur la plage et autour d’elle qu’elle put s’éloigner sous l’eau sans que nul ne fit attention à elle. Sa mère s’inquiéta de ne plus la voir, mais elle la rassura à son retour. Elle ne s’était jamais si merveilleusement amusée.
Les vacances furent un moment de bonheur. Elle passait ses journées dans l’eau à explorer les fonds marins, ne sortant du bain que pour manger et dormir. Elle avait toujours envie d’aller plus loin. Le retour à la maison se révéla très difficile. Ce fut comme si elle s’arrachait à son milieu naturel. Toute joie la quitta.
– Suis-je un poisson ? ne cessait-elle de se demander en se regardant dans le miroir et en s’observant sous toutes les coutures. Comme tout cela est étrange.
Elle pensait à la tête de poisson, aux yeux globuleux et au nez en forme de bec d’oiseau. Elle avait beau chercher dans son reflet, elle ne voyait rien qui lui rappelât les animaux qu’elle croisait au fond de l’eau, loin du bord, lorsqu'elle nageait au fil des courants marins, ou contre le sable du fond, au milieu des rochers et des herbes aquatiques.
– Je ne veux pas qu’on me prenne pour un monstre, disait-elle au miroir qui lui renvoyait une image muette.
Les jours passèrent et son moral ne cessa de baisser. Quelque chose lui manquait. Son énergie à l’école l’avait abandonnée. Elle ne rêvait que de partir à la mer et de rester sous l’océan, là où personne ne pouvait se moquer d’elle, où elle se sentait si bien.
Une profonde déprime s’empara d’elle, qui désespéra ses parents. Elle avait toujours été solitaire, mais désormais elle ne sortait plus du tout, pas même pour aller courir ou marcher. Sous la pression de sa famille, elle consulta un médecin qui l’envoya dans une institution spécialisée.
Plus les gens tentaient de dialoguer avec elle, plus ils essayaient de l’aider, plus elle s’enfonçait en elle-même. Elle ne parlait plus. Assise devant la fenêtre de sa chambre, elle regardait le bassin qui se trouvait en contrebas dans le jardin. Sous le soleil, les reflets de l’eau irisée chatoyaient. Ils lui procuraient la seule paix qu’elle supportait.
A force de ne plus bouger, ses muscles s’atrophièrent. Quand elle se regardait de face dans la glace, elle voyait enfin sa tête de poisson et ses yeux globuleux dans son visage émacié. Si elle se mettait de profil, son nez avait réellement la forme d’un bec d’oiseau. Mais quel rapport existait-il entre le poisson et l’oiseau ? La logique lui échappait.
Elle avait besoin d’air et d’espace. Elle avait parfois la sensation que sa chambre rétrécissait autour d’elle et l’emprisonnait de plus en plus. Elle essayait de résister à ses peurs, en vain. Pour échapper à l’emprise des murs, elle se décida à descendre dans le jardin pour se promener. Elle s’arrêtait devant le bassin moussu pour contempler l’eau et les poissons. Elle y trouvait la paix de l’esprit mais pas du corps. Sa famille et les médecins y virent une amélioration de son état.
Mais dans sa tête, un projet murissait. Elle économisait l’argent de poche que lui donnaient ses parents pour s’acheter des friandises et des boissons au distributeur.
Quand elle estima avoir réuni une somme suffisante, elle organisa son départ. Utilisant l’ordinateur mis à disposition des malades dans la bibliothèque, elle se renseigna sur les horaires et les tarifs des trains. Elle situa la gare sur un plan et apprit le trajet par cœur.
Et un soir, au moment où le personnel était réduit au minimum et peu attentif aux mouvements des résidents, elle se vêtit, pris son argent et sortit de l’institution discrètement, par la porte réservée aux employés. Nul ne la vit.
Elle prit le chemin de la gare et marchait vite dans l'obscurité. Elle voulait passer inaperçue. Elle évitait la proximité des piétons ou des voitures en se dissimulant dans l’ombre d’arbres ou sous des porches. Elle attendait que ces éventuels témoins de sa fuite s’éloignent pour poursuivre sa route. Arrivée à la station, elle s’approcha du distributeur et acheta un billet pour la destination qu’elle avait choisie.
Le train entra en gare quelques minutes plus tard. Elle avait bien calculé la durée de son itinéraire, tout coïncidait. Elle monta à bord d’un wagon et s'assit près d’une fenêtre, dans un coin peu éclairé. Elle portait un manteau sombre et un bonnet pour cacher son visage et sa tête de poisson. Les passagers ne faisaient pas attention à elle, chacun perdu dans la contemplation de son écran de téléphone portable. Elle regardait la campagne défiler par la fenêtre. La nuit était noire mais on pouvait distinguer les champs, les masses des villages, les routes où parfois les phares d’une voiture perçaient l’obscurité.
Le train s’arrêta deux heures plus tard, là où elle avait décidé de descendre. Elle dégringola du marchepied et se retrouva sur le quai. Elle n’avait pas de bagages. Elle ne connaissait pas ce village. Elle savait seulement qu’il était situé sur de hautes falaises qui dominaient l’océan. C’est tout ce qu’elle avait besoin de savoir. Elle marcha en direction du bord de mer. Le hameau était presque silencieux. Elle traversa des ruelles sombres. Quelques rires fusèrent par une fenêtre ouverte où des gens jouaient aux cartes, puis elle entendit de la musique en sourdine. Elle croisa deux cyclistes et trois promeneurs qui revenaient de leur promenade à la falaise et qui l’ignorèrent.
Plus elle approchait, plus elle percevait la rumeur des vagues. Un bruit sourd, des chocs irréguliers. Son cœur se mit à battre plus fort. Elle avait pris sa décision. Elle accéléra l’allure.
Elle commença par se débarrasser de son manteau et de son bonnet qu’elle roula en boule et jeta dans une boîte à ordures. Un peu plus loin, elle abandonna ses chaussures. Puis elle quitta son pantalon, ses chaussettes et son pull-over qui finirent dans une troisième poubelle. Arrivée sur le sommet de la falaise, elle s’approcha lentement du bord. L’érosion avait fragilisé les pierres. Elle posa les pieds délicatement l’un après l’autre jusqu’à ce qu’elle parvienne à l’extrémité de la roche. Il n'y avait absolument personne. Il faisait nuit noire. Seul un maigre croissant de lune éclairait les vagues sauvages qui venaient s’écraser sur les rochers, au pied de la paroi.
Consciencieusement, elle ôta ses sous-vêtements qu’elle cacha sous un rocher, avança ses pieds jusqu’à ce que ses orteils dépassent et regarda vers le bas.
– C’est fini la tête de poisson, les yeux globuleux et le nez en forme de bec d’oiseau, dit-elle à haute voix.
Et pliant les jambes, elle donna une impulsion et s’élança vers l’avant et le précipice en écartant les bras.
– Je vais bientôt plonger dans l’eau pensa-t-elle dans un dernier éclair de lucidité. Cela ira vite maintenant.
Elle avait imaginé sa chute. Ce serait un moment atroce mais rapide. Elle tomberait la tête la première et comme une masse. Elle n’arriverait pas à respirer. Elle serait incapable de maîtriser son corps. Une fois sous l’eau, elle n’en ressortirait jamais. Elle vivrait comme un poisson. C’était son plan d’évasion.
Mais alors qu’elle se trouvait au-dessus du vide prête à tomber, une chose extraordinaire se produisit. Son corps si lourd dans l’air se redressa brusquement, s’allégea, se métamorphosa. Ses deux bras tendus s’allongèrent, s’élargirent, se dotèrent de muscles puissants et se couvrirent de plumes. Sa tête, son buste et ses jambes se modifièrent et son nez se changea en un véritable bec acéré. Elle était devenue un oiseau. Sans attendre de comprendre ce qui lui était arrivé, elle ploya ses ailes et s’envola, légère sur les courants aériens, au-dessus des vagues déchaînées. Dans sa tête qui n’avait plus rien d’humain, elle se mit à rire, à rire, à rire.
– Je suis une mouette rieuse, se disait-elle dans son délire, comment en suis-je arrivée là ? Ne devais-je pas être un animal marin ?
Elle planait au-dessus des flots, cherchant de son regard incisif les poissons argentés qui filaient sous la surface de l’eau. Elle montait, descendait au gré du vent, se laissait porter puis plongeait la tête la première, libérée des contraintes qui l’avaient emprisonnée et sans aucun regret du passé.
– Je n’étais pas faite pour être normale, se dit-elle avant de perdre définitivement le sens du langage et la conscience de la jeune-fille qu’elle avait été.
Après la stupéfaction de sa disparition, une enquête de police fut menée. On retrouva sa trace, le trajet de sa fuite, ses habits dans les poubelles, ses sous-vêtements sous les rochers. Les investigateurs conclurent qu’elle s’était jetée volontairement de la falaise. On ne retrouva jamais son corps.
Ses parents venaient parfois se recueillir en haut de la falaise. Ils apportaient des fleurs. Une mouette agile se posait près d’eux, mais bien sûr elle ne pouvait pas leur parler. Le vent agitait ses plumes tandis qu’elle semblait impatiente de repartir. Quand ils s’éloignaient, elle prenait son envol avec force, ivre de liberté et plus heureuse que jamais.