Ce samedi matin-là, je me trouvais dans ma salle de bain pour prendre ma douche après une longue nuit réparatrice. En regardant mon visage devant la glace, je sentis qu’un changement imperceptible s’était produit depuis la veille. Imperceptible, et pourtant je ne me reconnaissais plus.
Cette sensation étrange me troubla et me poursuivit pendant toute la journée. En marchant dans la rue en bas de chez moi pour aller faire quelques courses, je jetai de brefs coups d'œil dans les vitrines, sans m’arrêter. Je voulais vérifier sans en avoir l’air que j’étais toujours bien moi. Je me retins d’utiliser la caméra de mon téléphone portable pour me voir de plus près. Je trouvais cette idée stupide et décalée. La fatigue de la semaine avait dû déjouer ma vision.
Mais je regardai trop vite dans les glaces des devantures. Je n’étais toujours pas sûre de voir mon visage comme je le connaissais. J’étais contrariée.
Retardant le moment de rentrer chez moi, je passai le reste de la journée à me promener. Je descendis sur les quais où j’étais certaine de ne pas trouver de miroirs ou de vitrines. Il faisait beau et le fleuve miroitait sous les rayons chauds. Je déjeunai sur un banc. Le printemps faisait éclater partout les bourgeons et les feuilles. Tout était vert, brillant et provoquait le bonheur des yeux. C’était bon de sentir la chaleur du soleil après l’enfermement de l’hiver. De nombreux promeneurs déambulaient comme moi le long des berges. Je les croisais sans les voir, solitaire et anonyme parmi les anonymes. Je n’aurais pas aimé rencontrer une connaissance. Je redoutais même de rencontrer une connaissance.
Fascinée par la beauté qui m’entourait, j’avais presque oublié ma déconvenue du matin. Le soir venu, je me décidai enfin à rentrer chez moi. Mais sur le chemin du retour, j’éprouvai un sentiment de malaise. J’avais l’intuition qu’un événement très désagréable était en train de m’arriver. Je ralentissais de plus en plus à l’approche de mon immeuble. Je restai quelques minutes devant l’ascenseur sans avoir le courage d’y monter. Les portes se refermèrent plusieurs fois avant que je me décide enfin à y entrer. Heureusement, il n’y avait pas de glace dans la cabine.
Tandis que les étages défilaient, j’avais l’impression qu’une force intense broyait mes poumons. Je savais ce que c’était. J’avais reculé le moment de m’avouer la vérité. J’avais peur. Peur de me confronter à moi-même dans le miroir et d’y voir ce qui m’angoissait.
Mais la curiosité, la soif de savoir vainquirent brutalement mes appréhensions. Elles s’étaient accumulées depuis le matin et je n’en pouvais plus de douter. Dès que je fus sortie de la cage d’ascenseur et me retrouvai sur le palier, une crise de rage s’empara de moi. Je déverrouillai fébrilement la porte de mon appartement. Incapable de supporter plus longtemps mon angoisse, je me précipitai dans la salle de bain. Face à mon miroir, je fus bien obligée d’admettre que je ne me ressemblais plus.
La pression retomba aussitôt pour faire place à une froide incrédulité. La légère transformation aperçue le matin était devenue une certitude. Qui était cette figure dans la glace qui m’observait et qui semblait aussi surprise que moi ?
Pourtant ce visage ne m’était pas tout à fait étranger. Certes les pommettes étaient un peu plus saillantes que les miennes, les yeux plus écartés. La bouche paraissait différente, la couleur et la texture des cheveux avaient l’air dissemblables. Mais je n’en étais pas convaincue.
Alors d’où provenait ce sentiment indéniable que je connaissais cette personne en face de moi ?
Je ne pus ni manger le soir ni dormir cette nuit-là. Tout mon être était tendu comme une corde qui va rompre. Mon ventre était tout tourneboulé et dur, contracté. Rien ne semblait pouvoir m’apaiser. Je respirai mal, prête à chaque instant à courir vers le miroir pour m’observer sous toutes les coutures. Seul le peu de raison qui me restait m’empêcha de devenir folle pendant les longues heures dans le noir. Je parvins à rester dans mon lit à force de volonté farouche.
Le lendemain en me rendant dans la salle de bain, je fis le constat terrible que la métamorphose s’était poursuivie pendant la nuit. Ce que j’avais pris pour de la ressemblance la veille devait découler du fait qu’il subsistait encore quelques traits de mon ancien visage. Cette fois, c'était une inconnue qui me faisait face. Qu’allais-je faire ? J’étais déboussolée et me mis à divaguer.
La vie pragmatique et administrative d’aujourd’hui n’autorisait pas ce genre de fantaisie. Changer de visage ! C’était réservé à des espions, des êtres excentriques ou des témoins protégés. Pas à une jeune fille sans histoire comme moi. Il fallait avoir un prénom, un nom, une carte d’identité, des photos pour justifier de son existence. Je n’avais plus rien de tout ça. Tous mes souvenirs, mes papiers étaient inutilisables. Je me mis aussitôt à imaginer une nouvelle vie, hors des sentiers battus. Devrais-je vivre dans la clandestinité ? Le visage dans le miroir correspondait-il à celui d’une vraie personne ? Étais-je devenue le sosie de quelqu’un ? Dans mon immeuble, les voisins se demanderaient qui était cette inconnue qui vivait chez moi, sans parler de mes collègues de travail. Cela exciterait les curiosités. Les bavards s’en donneraient à cœur joie.
Oubliant mes délires, je résolus de me donner du temps pour accepter ma nouvelle image.
Heureusement, cette ‘chose’ m’était arrivée un samedi matin et j’avais toute la journée du dimanche pour réfléchir.
J’avais besoin d’air. En quittant mon appartement pour aller faire un tour au parc voisin, je croisai devant sa porte l’une de mes voisines qui me salua.
– Bonjour Daphné, me dit-elle avec un grand sourire.
Je sursautai de frayeur. Comment pouvait-elle me reconnaître puisque j’avais tellement changé ? Nous prîmes l’ascenseur ensemble. Par chance, elle était si prolixe que je n’eus pas besoin d’ouvrir la bouche. Elle parla à ma place. Je ne l’écoutais pas. Il fallait que je me voie dans un miroir, que je m’assure que tout était redevenu normal, que je n’avais plus d’hallucinations, plus de problèmes. Pendant les quelques minutes que dura la descente, je ressentis un grand soulagement. Tout ceci n’avait été qu’une illusion.
Mais lorsqu’enfin je sortis dans la rue, la première vitrine devant laquelle je passai me renvoya le reflet d’un visage qui n’était pas le mien. Un grand froid s’empara de moi, je me sentis glacée d’effroi des pieds à la tête. J’étais devenue dingue.
Je marchais comme une somnambule le long de l’avenue et m’observais dans toutes les devantures des magasins, sur les plaques brillantes. Il n’y avait aucun doute.
Je décidai d’aller voir une amie. Si elle me reconnaissait, cela me donnerait matière à réfléchir. Je devais me raccrocher à quelque chose de fiable, au premier rocher solide qui se présenterait devant moi. Soudain je pensai à lancer l’application photo sur mon téléphone. La caméra me renvoya mon vrai visage. Pourquoi n’avais-je pas osé le faire plus tôt ? C’était donc mon reflet qui avait changé. Il m’avait fallu plus d’une journée de balbutiements pour arriver à cette conclusion.
Je continuais à me poser des questions sur l’équilibre de ma raison. Mais en même temps je me demandais s’il n’y avait pas quelque chose de plus complexe derrière ce phénomène étrange. Je n’avais pas l’air folle, je me persuadais que je n’étais pas folle. Il devait y avoir une explication à ce qui m’arrivait. Une explication peut-être irrationnelle. Se pourrait-il que quelqu’un essaie de me faire passer un message depuis un autre monde ? Quelqu’un essayait-il d’entrer en communication avec moi ? Le cinéma et les romans d’anticipation devaient exciter mon imagination. Rien de tout cela n’arrive dans le monde réel. Je devais chercher à comprendre, trouver une interprétation raisonnable. Je ne pouvais pas rester dans le doute. J’allai commencer par le commencement. Cette ‘chose’ avait sûrement un lien direct avec moi. Je devais creuser la piste familiale. Ce serait simple, ma famille était très réduite.
J’appelai ma mère au téléphone et m’invitai à goûter chez elle en cette fin de dimanche après-midi. Elle m’accueillit avec plaisir, d’autant que j’apportai des gâteaux de chez son pâtissier favori. Nous bavardâmes autour de tasses de thé. Sa chatte s’étirait près de nous sur un fauteuil pour réclamer des câlins. Il était plus facile d’avoir l’air détaché en caressant la fourrure d’un félin. Je me concentrai pour rendre mes gestes machinaux. Je ne savais pas comment aborder le sujet qui me préoccupait. Je ne savais même pas quoi demander.
Dès mon arrivée, je m‘étais assurée que ma mère me reconnaissait. Elle n’avait éprouvé aucune incertitude à mon sujet en me voyant. J’étais bien sa fille à ses yeux. Ce constat essentiel me soulagea aussitôt et me convainquit de démarrer mon investigation.
Mon père était décédé depuis très longtemps, après des années de dépression nerveuse. A cause de sa maladie, il avait cessé de travailler et avait passé ses journées dans un fauteuil devant la fenêtre. Il était si triste qu’il n’avait plus eu le courage de faire quoi que ce soit. Il n’avait même plus eu envie de parler. Il était un fantôme qui devint plus transparent de jour en jour jusqu’à sa disparition. L’atmosphère de la maison familiale était si pesante à l’époque que, même très jeune, j’avais fui pour échapper à la morosité. Je m’étais installée dans mon propre chez moi où je vivais une existence isolée mais dénuée de tristesse. Après la mort de mon père, ma mère était restée dans leur appartement, cultivant sa solitude et ses souvenirs. Heureusement, sa chatte Ophélie lui tenait compagnie. Je savais que Maman lui parlait comme si elle était une personne. C’était assez étrange, mais je pouvais comprendre qu’elle avait besoin de communiquer, et Ophélie était une interlocutrice attentive. Quant à moi, mes visites étaient peu fréquentes. Néanmoins j’appelais souvent ma mère au téléphone pour prendre de ses nouvelles. Elle n’avait pas d’amis, plus de famille. Elle se rendait au cimetière toutes les semaines. Mais bizarrement, je me souvins qu’elle y allait déjà avant le décès de mon père. Probablement sur la tombe de mes grands-parents. Je ne m’étais jamais posé la question. Elle avait toujours eu le culte du passé.
Tout en grignotant les biscuits et en sirotant du thé, la conversation dériva lentement sur mon père. A nouveau, j’interrogeai ma mère sur les causes de sa maladie. Pour une fois, peut-être parce que mes sens étaient à l’affût du moindre détail, je trouvai que ses réponses étaient floues. Je la poussai délicatement dans ses retranchements. Je sentais ses réticences. Moins elle voulait m’en dire, plus j’avais envie de savoir. Je passais par des chemins détournés pour arriver à mes fins. C’était comme si toute mon intelligence s’était rassemblée pour me donner les bonnes clés, celles qui m'aideraient à ouvrir les portes qui étaient toujours restées fermées pour moi. Car j’en étais de plus en plus certaine, il y avait un secret de famille derrière le mystère de mon reflet.
Néanmoins, ma mère était résistante. Après des années de silence, elle avait bâti des murs indestructibles autour de ce qu’elle ne voulait pas avouer. Je ne réussis pas à percer la forteresse qu’elle défendait de toutes ses forces. Toutes ces circonvolutions pour découvrir ou cacher la vérité se déroulaient de la manière la plus courtoise qui fût. Je n’appris rien. J’étais furieuse, aigrie, blessée.
A la fin, je demandai à regarder des albums photos de mon enfance. Elle m’en apporta plusieurs que je feuilletai. Je les connaissais par cœur. Il n’y avait dedans aucun nouvel élément qui vînt apporter de l’eau à mon moulin. J’enrageai intérieurement. En ramenant les recueils dans son secrétaire, j’aperçus sur une pile de papiers le livret de famille de mes parents. Je ne sais pas si ce fut l’instinct qui me poussa à l’ouvrir. Je n’avais jamais vu ce carnet. Je tournai les premières pages et lus toutes les dates et les lieux relatifs à mon père, sa naissance, son mariage et sa mort. Pour ma mère, seuls la naissance et le mariage figuraient. Je passai à la page suivante, pensant y lire les lignes me concernant. Avant moi, je vis que le premier enfant de mes parents avait été une fille. Elle s’appelait Camille. Elle était morte à l’âge de trois mois.
Mes parents ne m’avaient jamais parlé d’elle. J’ignorais que j’avais eu une sœur. C’était donc cela le secret que mon père et ma mère m'avaient caché pendant toute ma vie. Mais pourquoi ?
Je relevai la tête et vis ma mère sur le seuil de la porte de sa chambre. Elle me regardait, les yeux baignés de larmes. J’étais stupéfaite, paralysée, incapable de parler.
– Alors tu sais, me dit-elle simplement. Maintenant, va-t-en.
Le chagrin avait tué mon père. Il avait tué tout amour pour moi dans le cœur de ma mère. Je n’avais jamais pu dans leur vie de parents réincarner l’enfant mort. Je quittai la maison de ma mère avec l’intention de ne jamais y revenir. Je lui en voulais trop. Une haine terrible s’était insinuée en moi. Ils avaient essayé de remplacer Camille, leur bébé adoré, par moi, Daphné. Mais je n’avais jamais été à la hauteur. Je n’avais jamais réussi à leur faire revivre la passion qu’ils avaient dû avoir pour cette première petite fille.
J’errai dans un état second le long des rues tandis que le soir tombait. Mes pas m’amenèrent vers le cimetière sans que j’en eusse volontairement l’intention. Je savais maintenant pourquoi ma mère s’y rendait si souvent. Pourtant je n’avais pas souvenir d’avoir vu le nom de Camille sur la tombe. Il me fallait savoir. Je pénétrai dans la nécropole et cherchai à me rappeler l’emplacement du caveau de famille. Certains souvenirs devaient être imprimés dans ma mémoire. Mes pas me conduisirent malgré moi vers le tombeau. Mais j’eus beau chercher sur la pierre, il n’y avait aucune mention de ma soeur. Seuls les noms et dates de naissance et de décès de mes grands-parents et de mon père étaient gravés sur la stèle. Camille reposait sûrement ailleurs. A moins qu’elle ne se trouvât là, avec mon père. Il était possible que l’inscription ne figure pas car elle aurait été trop douloureuse pour mes parents.
Je retournai chez moi à pas lents. J’avais l’impression qu’un fossé allait soudain s’ouvrir devant moi et m’engloutir. Comme si j’avais volé la vie de ma sœur et que je méritais de disparaître pour cette faute impardonnable. Mais c’était absurde, car j’étais née bien longtemps après elle. Je ne l’avais dépossédée de rien, mes parents avaient choisi d’avoir un deuxième enfant. Ou peut-être avais-je été un cadeau du ciel ? Mais un cadeau empoisonné qui n’avait jamais rempli son objectif.
Quand j’arrivai chez moi, je me rendis dans la salle de bain. Je regardai dans le miroir. Le nouveau visage s’y reflétait. J’étais désormais certaine qu’il s’agissait de ma sœur.
– Camille, dis-je en regardant l’inconnue en face de moi.
Celle qui me ressemblait sans être moi me sourit et hocha lentement la tête.
Il me fut impossible de retourner travailler. Je restai chez moi pendant des jours et des jours à contempler Camille. Petit à petit, le miroir me renvoya une image différente. Étrangement, la physionomie qui apparaissait dans la glace ressemblait de plus en plus à Daphné.
Plus le temps passait, plus je me sentais attirée par l’univers derrière le miroir. J’y pénétrai imperceptiblement, jusqu’à m’y plonger totalement. Je m’y installai un jour définitivement. Alors je vis devant moi, de l’autre côté de la glace, ma sœur Camille. Elle se tenait debout dans la salle de bain. Elle me sourit une dernière fois, éteignit la lumière, referma la porte délicatement et s’en fut vivre ma vie.