Histoire parallèle - Maxime

Par Hinata
Notes de l’auteur : WARNING ! spoilers jusqu'au chapitre 26 de KEM, et aussi concernant la backstory de Kiwi et Grenade !

By Liam Raleigh (et puis aussi Kiwi)

Il fait encore gris dans la chambre, le jour est à peine levé. Mes mains parcourent chaque parcelle de peau nue. Elles ne sont ni brusques ni douces, juste machinales. Un adjectif qui leur va particulièrement bien, tiens. Je ne sens même pas si cette peau-là est tiède, bouillante ou glacée. Ça ne devrait plus me frustrer, mais ce matin, je ne peux pas m’en empêcher. Pendant une seconde, le sentiment d’imposture m’envahit. Ce dos, ce torse, sa verge, ses bras et ses jambes bien vivants, cet homme mérite mieux que moi.

− Tout va bien, mon poussin ?

Je sursaute légèrement et relève la tête avec un sourire d’excuse :

− Oui, ça va. J’ai juste un peu de mal à me réveiller ce matin, ne vous inquiétez pas, Monsieur Colin.

Je termine rapidement sa toilette puis l’aide à se lever pour s’habiller. D’accord, je ne connais pas la température de son corps, mais au moins je suis là pour entendre sa voix éraillée du matin, et croiser son regard immense au milieu de ce visage sillonné de rides. Monsieur Colin n’est même pas si vieux que ça, il vient d’avoir soixante-sept ans. Bon, c’est quand même presque trois fois mon âge. Au début je croyais que c’était pour ça qu’il se permettait de me donner des petits surnoms. Ça et le fait que je sois blond et qu’il me trouve « tout mignon ». En fait, je me suis vite rendu compte que tout le personnel avait droit à ce genre d’appellations. Même Juliane, qui approche la cinquantaine et n’a pas un physique particulièrement gratifiant, se fait appeler « mon ange » par la moitié des résidents, hommes et femmes confondus. Monsieur Colin n’est d’ailleurs pas le seul à m’appeler « poussin ». Je l’ai dit à Rahim, il y a deux ou trois semaines de ça. J’ai plaisanté comme quoi j’espérais qu’il n’était pas trop jaloux. J’ai encore son haussement d’épaules gravé sur la rétine. Avant, on aurait surfé sur cette vanne pendant toute la soirée. On aurait rigolé à en avoir mal aux joues, on aurait fait l’amour dans la foulée pour se prouver que j’étais à lui, rien qu’à lui, et il m’aurait serré dans ses bras, pour me garder, parce que j’étais son trésor. Maintenant que je suis en toc, il ne veut plus de moi, ou si peu.

Une main aux veines apparentes repousse gentiment mon bras artificiel.

− Allez zou !

− Mais, Monsieur Colin, on n’a pas encore terminé. Vous…

− Je m’en sortirai à partir de là. File, mon petit Liam, va te boire un café.

− Mais…

Je le dévisage et sa mine butée me fait tout de suite baisser les armes. Je ne vais pas me battre pour des boutons de chemises et une paire de lacets.

− Merci, Monsieur Colin, vous êtes gentil.

Je range la chambre et sors en lui souhaitant une bonne matinée.

− Et n’oubliez pas d’aller petit déjeuner !

Il agite sa main dans l’air, peut-être pour me rassurer à ce propos, ou simplement pour me dire de ficher le camp. Il paraît que certains résidents profitent de ce moment de la journée pour se masturber. Juste après qu’on les a lavés, c’est quand même un comble. Il faut dire aussi qu’on vient de les tripoter. Même avec mes fausses mains, il paraît aussi que je fais mon petit effet. C’est Fabien qui m’a dit ça, une fois. C’est une façon ici de se complimenter. De toute façon, ça m’est bien égal. Je trouve ça plutôt normal. Après tout, Monsieur Colin n’est pas si vieux que ça, et le jour est à peine levé.

Je ne vais absolument pas me prendre un café, comme mon patient me l’a si justement conseillé. Non pas que je n’aurais pas apprécié, mais ma journée de travail vient de commencer et je suis déjà à la bourre sur mon planning. Ça, c’est quelque chose que je n’ai pas encore réussi à atteindre depuis que je suis ici : le rythme infernal, les visites minutées dans chaque chambre. Je sais que notre EHPAD n’est pas le pire. Je ne devrais pas me plaindre. D’ailleurs, je ne dis rien. Je râle seulement dans ma tête, et puis à la maison. Ça au moins, c’est un sujet dont Rahim veut bien entendre parler. Il est comme moi, il ne supporte pas le manque d’humanité de la société. Et puis, il me répète que c’est le genre de choses que je ne dois pas garder à l’intérieur de moi. La colère, le sentiment d’injustice, il faut que je l’évacue, il me dit, sinon ça me bouffera de l’intérieur. J’en connais, des personnes âgées comme ça : rongées par des années de silence, de rancœur, de peur, d’un tas de choses qui ne disparaitront plus que sur leur lit de mort. Bien sûr que je ne veux pas finir comme ça. Mais c’est parfois tout aussi frustrant de parler, parler, sans pouvoir rien faire. Mais bon, au moins Rahim se soucie de moi. Il m’aime encore, ça se voit.

Je frappe doucement à la porte suivante.

− Bonjour Madame Hebert…

Contrairement à d’autres, elle ne m’attend pas assise sur son lit. Elle dort encore. En tout cas, allongée dans le noir, c’est tout comme. Comme d’habitude, je vais ouvrir légèrement les rideaux. Il n’y a pas de soleil pour venir danser dans la chambre. Le ciel est gris, les arbres du parc n’ont même pas de feuilles, la vue est moche comme tout. Je soupire malgré moi et me force à prendre un ton un peu enjoué pour aller réveiller ma patiente.

− Allons, levez-vous, c’est l’heure de se faire une beauté avant le petit-déjeuner.

Elle grommelle et roule enfin sur le dos. Je l’aide à se redresser, à retirer sa robe de nuit par-dessus sa tête. Le tissu pue la transpiration. Je souris et lui demande si elle a bien dormi. Madame Hebert est bien plus âgée, c’est dur de ne pas lui parler comme à un bébé. C’en est un, à bien y regarder. Un grand bébé tout pâle et tout fripé, qui tient mal sa tête, qui bave et fait dans sa couche. Mais ces enfants-là, personne n’en veut. Evidemment je me mets à penser à Chibi. Il enragerait de savoir que je le compare à des petits vieux dégénérescents. Quoique, ça lui passe probablement encore au-dessus ce genre de choses. Il n’est pas du genre susceptible. Tant que je m’intéresse à lui, il s’en fiche bien de ce que je raconte. Ça fait trop longtemps que j’ai pas eu le temps d’appeler chez papy et mamie. Au moins une semaine. Peut-être plus. Je perds le compte. Chibs doit croire que je l’oublie. Si j’avais le permis, j’irai le voir, dès ce soir. Ou peut-être pas, je suis crevé : j’ai pas trop envie qu’il me voit comme ça.

Quand je quitte la chambre de Madame Hebert, j’ai la certitude que mes pensées vont faire comme mes gestes aujourd’hui : les mêmes mouvements mécaniques, la même spirale inlassable qui me laisse lessivé à la fin de la matinée.

 

Tout s’est passé comme je l’avais prédit, et bien sûr il me reste encore un paquet d’heures à tirer avant de pouvoir rentrer m’allonger dans mon lit. J’essaie de ne pas y penser et d’apprécier mon plateau-repas…sauf que ça non plus, je n’y arrive toujours pas.

− J’espère que tu grimaces pas comme ça devant tes patients.

Je souris de bon cœur sans prendre la peine de lever les yeux. J’ai bien fait : Maxime se place de lui-même à mon niveau après avoir posé son plateau en face du mien. D’ordinaire, je préfère qu’on s’assoie côte à côte, comme ça on peut observer le réfectoire ensemble et parler des gens. Mais aujourd’hui je suis plutôt d’humeur à me noyer dans mon assiette de purée, alors ça ne me dérange pas. J’ai même l’espoir qu’avoir Maxime en face de moi puisse me remonter un peu le moral. J’aime bien sa bouille. Y a plein de choses à voir. Ses sourcils très noirs, son grain de beauté au coin de la paupière, les traces d’acné sur son front, et ses joues rondes qu’il ne rase pas très bien. Au moins il a de la barbe lui, alors que je n’ai jamais réussi à faire pousser quoi que ce soit… Peut-être que ça viendra un jour. Je me demande si Rahim en a… J’ai déjà repéré un rasoir électrique dans la salle-de-bain, mais je ne suis pas certain qu’il l’ait déjà utilisé.

− Oh, je connais quelqu’un qui s’est encore embrouillé avec son mec.

− Même pas, je réponds en haussant les épaules.

Il n’a pas fallu longtemps à Maxime pour capter que Rahim n’était pas simplement mon coloc. Je n’ai jamais osé lui avouer qu’on n’était plus tout à fait en couple depuis un bout de temps maintenant. Au début, je me disais que je voulais juste éviter des questions, et puis j’ai réalisé que j’aimais bien vivre dans cette illusion le temps de nos conversations. Et puis, je voulais pas que mon collègue s’imagine que Rahim et moi on n’était rien que des amis d’enfance qui couchent ensemble quand ça leur chante. On est bien plus que ça.

− Ne me dis pas que c’est juste la bouffe de cantine qui te met dans cet état ? Je sais que t’es habitué à mieux chez toi, mais quand même, c’est même pas le pire jour de la semaine !

Je rigole doucement et le pointe du bout de ma fourchette :

− Un jour je te ferai goûter de la vraie cuisine, et tu comprendras le drame qui se passe tous les jours ici.

Maxime a pris un air horrifié :

− Pour qu’ensuite je me morfonde à toutes les pauses repas de ma carrière ? Surtout pas !

Et sur ce, il a pris une grande bouchée de purée de légumes qu’il a fait mine de savourer exagérément. On ne se connait pas depuis longtemps, lui et moi, mais notre dynamique me fait déjà vachement de bien. Quand c’est lui qui n’en peut plus, je me charge de lui redonner le sourire, et vice versa. Pour l’instant, ça fonctionne à merveille, sans concertation aucune. Je dois avouer que de savoir qu’il est là me donne le courage qui me manque parfois pour me lever le matin et venir jusqu’ici. C’est assez fou quand on sait qu’on se connait depuis une poignée de semaines à peine.

− Tu vois ces journées où toutes les petites choses tristes de ta vie te parasitent l’esprit sans que tu t’en rendes compte ? Tu ne veux plus de ce que t’as, tu meurs d’envie de ce que tu n’as pas, et ce mélange bouffe ton énergie et te laisse juste… vide. Et tu te demandes comment tu faisais la veille, et le jour d’avant, pour te comporter normalement, alors que rien ne va.

La main de Maxime vient se poser doucement sur la mienne et je réalise que j’étais en train de tapoter mon bras gauche avec ma fourchette dans un bruit métallique insupportable. Je jette un regard nerveux autour de nous. Ouf, personne n’a eu l’air d’entendre ça. La dernière chose que je veux, c’est de donner mes prothèses en spectacle.

− Je vois très bien, assure Maxime d’une voix tranquille.

Il a déjà retiré sa main. Je sais qu’il le fait par politesse, parce qu’il est plutôt du genre à apprécier le contact. Je le vois échanger des accolades et des poignées de mains à la ronde, que ce soient les collègues, les patients ou même les familles en visite. Je n’ai pas oublié ce que c’était de pouvoir serrer chaleureusement la paume de quelqu’un dans la sienne. Je me rappelle parfaitement la sensation de la grande main de Rahim dans la mienne, quand il avait 14-mais-9 ans. Enfin bref, d’habitude, je m’en passe bien, de sentir la moiteur des gens. Je préfère leur sourire. Mais aujourd’hui, ça me manque. C’est stupide.

− Tu fais quoi dans ces cas-là ?

− Des insomnies, me répond-il très sérieusement.

La surprise m’arrache un petit rire.

− Hé oui, tu ne croyais quand même pas que ces énormes cernes sur mon visage n’étaient dues qu’à nos horaires indécents ?

Je secoue gentiment la tête, ses cernes ne sont pas si énormes que ça. Et puis, ça lui donne l’air vivant. Je donnerais tout pour savoir si Rahim a des yeux cerclés de fatigue comme ça. Sûrement que oui, vu les nuits blanches qu’il se tape en ce moment pour réviser ses partiels. J’aimerais tellement les voir, embrasser une à une ses paupières alourdies. Tout, plutôt que de simplement entendre ses soupirs, ses bâillements, son timbre de voix éraillé, épuisé, qui donne le change pour ne pas m’inquiéter. Je n’en peux plus de ce masque, de cette pièce de théâtre perpétuelle.

− Et pour aller mieux alors, je demande à Maxime, qu’est-ce que tu fais ?

Il râcle son assiette tout en réfléchissant.

− J’attends que la journée se termine. J’essaye de me rappeler que ça ne va pas durer.

Je hoche la tête.

− Et parfois je pleure, aussi, ajoute Maxime. Beaucoup. Et ça fait du bien. Mais attention, ça fait un peu mal à la tête si tu en abuses.

Je suis bien placé pour le savoir mais n’ose pas le lui dire comme ça. De toute façon, il s’en doute probablement. Même sans connaître toute mon histoire, ce n’est pas bien difficile de deviner qu’un mec sans bras ni jambes a eu son lot de crises de larmes. Je me contente de lui répondre que s’il a besoin, la prochaine fois, il peut m’appeler et je lui filerai du doliprane. J’ai dit ça pour plaisanter, mais en réalité, l’idée ne me déplaît pas. J’aimerais bien qu’on puisse devenir amis. C’est la première fois que ça m’arrive depuis ma rencontre avec Sol-Sol à l’hôpital, même si pour le coup, ce n’est pas une expérience très comparable. En tout cas, c’est sûr que pendant ma formation, je n’ai pas croisé de personnes avec qui je m’entendais vraiment. Je n’ai pas été isolé, mais le petit groupe qui m’a accueilli ne me correspondait pas tout à fait. Je les trouvais adorables, un peu ridicules par moments, mais rien de bien méchant. C’était chouette, mais on n’a pas du tout gardé contact.

− Je te ferai signe, conclut Maxime en attaquant son dessert.

Il a vraiment l’air d’apprécier cette compote infâme composé à 5% de fruits. Une pensée sournoise me fait me demander s’il n’est pas aussi facile à satisfaire en personnes qu’en nourriture. Ça expliquerait qu’il ait l’air de bien m’aimer.

***

Je referme la porte du casier après y avoir rangé ma blouse. Rangé, le mot est fort, disons plutôt coincé en boule dans un coin, entre une liasse de feuilles non-identifiées et un Tupperware vide qui traîne là depuis des mois. Au début je la pliais, parfois même je la ramenais spécialement pour la repasser. Rahim le faisait d’ailleurs à ma place une fois sur deux. Ça me perturbait au début, de le voir utiliser cette machine comme si de rien n’était, puis je m’y suis fait. Je crois qu’il préférait encore le faire lui-même que de voir ce truc dans la main de quelqu’un d’autre. Et puis, il était bien plus doué que moi de toute façon, ma blouse trop large aurait pu passer pour une tenue de soirée super branchée quand il avait terminé. C’était le bon temps, dira-t-on. Ah la la, ça fait juste un an que je travaille ici et je me sens déjà comme un ancien, très loin du petit poussin qui piaillait de joie à l’idée d’enfin entrer dans la vie active. J’ai pas mal déchanté depuis. Mais bon, je ne me plains pas non plus. En fait, j’arrive encore à sourire à tout le monde comme au premier jour, parce que même si les conditions de travail sont parfois -voire très souvent- révoltantes, je me sens utile. Mes journées ont un sens.

Je traverse les vestiaires et m’arrête devant une silhouette assoupie sur son banc, les bras croisés sur son torse.

− Hey Maxime, je chuchote en lui tapotant le bout du nez.

Il ouvre mollement les yeux.

− J’y vais. Bon courage pour cette nuit.

Il veut répondre mais son remerciement est avalé par un bâillement. Ça nous fait sourire tous les deux. Je commence à partir mais il m’arrête d’une voix un peu précipitée :

− Hé, Liam, j’ai un truc à te dire, t’aurais deux minutes ?

J’acquiesce sans hésiter, parce que mon noctilien n’arrivera pas avant une bonne demi-heure, et que de toute façon j’ai toujours deux minutes pour lui. Maxime s’est redressé sur son banc et a l’air de réfléchir intensément.

− Okay. Cool. Pas ici par contre. Je peux t’accompagner à la sortie et on parle dehors ?

C’est ce qu’on fait, et pendant ce court trajet dans les couloirs, j’essaye de ne pas avoir de mauvais pressentiment sur cette discussion. C’est sûrement un truc tout con, rien d’important.

On arrive dehors et l’air frais me fait du bien. A côté de moi, Maxime prend une grande inspiration. Je me place face à lui et un frisson me parcoure l’échine. Il a l’air sérieux et triste à la fois, je ne l’ai plus vu comme ça depuis qu’il m’a annoncé la mort de Madame Thys. J’arrive à prendre mon ton naturellement décontracté de la fin de journée :

− Alors, qu’est-ce qui t’arrive ? Dis-moi tout.

Maxime ne me fait pas attendre plus. Il fourre ses mains dans les poches de sa blouse et lâche avec un soupir fatigué :

− Je m’en vais.

C’est bête, mais je pense tout de suite à Rahim. J’ai tellement imaginé le jour où il se placerait face à moi et où cette phrase-là sortirait de dernière le masque. Implacable. Je me suis réveillé tellement de fois en pleurant après des cauchemars comme ça. Des rêves tout cons, atroces, où il se décide enfin à me quitter pour de bon, parce que je ne lui apporte rien, parce qu’il ne m’aime plus depuis des années sans arriver à se l’avouer. Parce que je ne suis plus qu’une épave, un handicapé, un gosse en manque d’affection. Il me dit qu’il s’en va. Et ça me détruit. Ça me noie. J’étouffe.

− Je suis désolé, j’aurais aimé t’en parler plus tôt, ça s’est fait très vite. J’ai trouvé une place dans un autre établissement à Bordeaux, près de ma famille. Tu sais, les choses vont mieux avec ma sœur maintenant, et peut-être même aussi avec mes parents. Je me dis que c’est l’occasion de … se reconstruire, je sais pas. Enfin voilà, je pars la semaine prochaine.

J’entends le petit discours de Maxime avec un temps de retard, mais finalement, les informations se font un chemin. Je comprends ce qu’il me dit, mais mon esprit est encore hanté par l’image de Rahim. J’ai la gorge sèche, le bide noué par tout un tas de trucs. Je réponds mécaniquement à mon pote :

− D’accord, on se voit encore demain alors ?

Je sens qu’il me scrute, et il n’a pas l’air très content de ce qu’il voit. Finalement, il doit se dire que je suis fatigué, et il n’a pas tort, je n’en peux plus.

− Carrément, on se voit demain. Allez, file, je voudrais pas que tu rates ton bus à cause de moi.

Je hoche la tête et tourne les talons. Je n’avais pas fait deux mètres que Maxime m’appelle et me rattrape en quelques foulées. Je m’arrête pour l’écouter.

− Je m’étais dit qu’on pourrait se retrouver ce week-end pour se dire au revoir.

Cette fois, j’ai un temps d’hésitation. Je le considère comme un véritable ami, et pourtant on ne s’est jamais vus en dehors du travail. Il me l’a déjà proposé plusieurs fois, mais ça ne s’est pas fait. Une des raisons, c’est que je n’ai jamais parlé de lui à personne, même pas à Chibi, encore moins à Rahim. Je ne sais pas trop pourquoi. Peut-être parce que c’est le boulot, justement. Ou parce que ça me fait du bien d’avoir cette petite bulle d’amitié juste pour moi, en dehors de tout le reste. D’ailleurs, je n’ai jamais parlé à Maxime non plus mon histoire avec Rahim, de Sartrouville Ninja, de nos plans pour changer le monde. Il ne sait pas que mon fameux mec et mon fameux frère sont tous les deux des clones. Finalement, peut-être qu’on n’est pas aussi amis que je voudrais le croire. D’ailleurs ça ne lui fait sûrement ni chaud ni froid de déménager à l’autre bout de la France. Sympa comme il est, il se trouvera facilement d’autres collègues avec qui passer toutes ses pauses de la journée. Je suis content pour lui.

− Liam ? T’en dis quoi ?

Je cligne des yeux. Maxime me fixe, un peu inquiet, et demande :

− Samedi soir, ça t’irait ?

− Ouais, ça me va.

Je lui souris, ce qui a l’air de le rassurer. Je lui redis « bon courage pour cette nuit », et il me dit au revoir en me tapotant gentiment l’épaule. On se sépare pour de bon cette fois. Je marche lentement jusqu’à l’arrêt de bus et la distance que je mets entre Maxime et moi me semble définitive. J’ai du mal à croire que je vais le revoir au boulot demain après-midi. J’ai l’impression qu’il est déjà parti, qu’il est déjà sorti de ma vie. J’attends mon bus comme un zombie, les yeux dans le vide. Je me sens seul. J’ai peur. Est-ce que Rahim sera là quand je rentre ?

J’avais la folle envie de courir dans les escaliers, mais bien sûr ce n’était pas envisageable. Primo, je me sentais beaucoup trop fatigué, secondo mes jambes n’étaient sûrement pas assez bien chargées pour ça, et tertio, mon kiné m’aurait tué en l’apprenant, parce que c’est typiquement le genre de trucs qui déglinguerait ce qui reste de mon corps. Pourtant, quand j’arrive sur notre palier, je suis essoufflé comme si j’avais vraiment avalé tous les étages quatre à quatre. Je regarde la porte fermée de l’appartement et le pressentiment d’une solitude écrasante me dégouline dessus. Mon sang bat dans mes tempes, j’ai du mal à manier correctement mes mains, la clef ne veut pas rentrer dans la serrure. Je réussis enfin, pousse la porte avec l’épaule et la referme en tremblant derrière moi. Le silence de l’appartement me tétanise. J’appelle d’une voix faiblarde :

− Rahim ?

Je me fais de la peine, mais ma fierté ne pèse pas lourd ce soir face à la vague d’anxiété que Maxime a déclenché sans le vouloir. Les clefs tombent sur la table du salon dans un vacarme qui résonne sous mon crâne. Je me râcle la gorge avant d’appeler Rahim une deuxième fois. Peut-être qu’il n’est vraiment pas là. Je commence déjà à paniquer alors que je ne devrais pas. Il a une vie, ce n’est même pas vingt heures, il n’y a vraiment pas de quoi s’affoler.

Tout à coup la porte de sa chambre s’ouvre et il sort, tranquille en jogging. Son masque est neutre mais sa voix rassurante quand il me dit :

− Je suis là, Kiwi.

Mes lèvres tremblent de soulagement, c’est pathétique. Il s’approche et prends mes épaules dans ses mains :

− Il s’est passé quelque chose ? T’as pas l’air bien ?

Je sens la chaleur de ses paumes à travers ma veste, et aussi stupide que ça puisse paraître, ça m’aide à mieux respirer.

− Non, rien de spécial. Je suis juste crevé.

Je profite d’avoir encore mes bras pour attraper son tee-shirt et l’attirer avec moi vers le canapé. Il se laisse faire et je le pousse gentiment pour le faire s’asseoir. Puis j’enlève vite fait ma veste, mes baskets et je me cale à côté de lui sur les coussins. Rahim n’a pas besoin de me demander pour soulever doucement mon tee-shirt et retirer mon bras droit, puis l’autre. Il pense même à les éteindre avant de les poser par terre près du canapé et je me love contre lui au cas où l’idée lui viendrait de se lever après ça. Au lieu de se dérober comme je craignais, il passe un bras derrière moi et ses doigts viennent effleurer mon cou. Je me sens tellement mieux. Impossible de me rappeler toutes les pensées qui m’ont traversé pendant le trajet. Au bout d’un moment, Rahim s’enquiert doucement :

− Tu as faim ?

J’hésite à mentir, et finalement je choisis d’être honnête :

− Oui, mais je préfère qu’on reste encore un petit peu comme ça tous les deux, si ça te va.

− Pas de souci.

Sa main continue de me caresser tranquillement le cou, la joue, la hanche. Je sens mon corps se réchauffer peu à peu, dangereusement… Oh et puis tant pis, de toute façon il sait depuis le temps à quel point j’ai envie de lui.

− Tu m’as manqué, aujourd’hui, je lui souffle en m’agitant un peu.

− Toi aussi, Kiwi.

Je frémis, à moitié parce que sa main s’est faufilé sous mon tee-shirt, et aussi parce que j’adore sa façon de m’appeler par mon nouveau surnom. Il l’utilise presque tout le temps maintenant. J’ai l’impression que c’est un nouveau départ pour lui, pour nous deux. J’ai encore du mal à m’y mettre moi, parce que j’aime tellement dire son prénom, mais l’idée me plaît, en plus de tout ce qu’elle implique pour notre groupe et les projets de S-Nin.

− Hé, Grenade ?

Je me redresse pour me tourner vers lui et le chevaucher. Rahim place naturellement ses deux mains sur mes hanches, ce qui m’incite à ronronner sans hésitation :

− Tu veux faire l’amour avec moi ?

Je me penche pour lui embrasser le cou et j’entends un petit rire sous son masque. Ça m’excite peut-être plus que les mains qui se rapprochent de mes fesses l’air de rien.

− D’accord, Kiwi, mais tu veux pas plutôt que je t’emmène sur un lit pour ça ?

L’une de ses mains se détache et vient tendrement replacer une mèche de cheveux derrière mon oreille. Je sens quelque chose fondre et bouillir à l’intérieur de moi. Je dépose une nouvelle fois mes lèvres au creux de son cou, je l’embrasse, le lèche, le mordille. Presque malgré moi, mon bassin se frotte au sien et la sensation de son corps à travers nos vêtements m’encourage à continuer. Je meurs d’envie de le déshabiller, je veux sentir sa peau contre la mienne.

− Emmène-moi là où tu veux, je souffle dans sa nuque avec un irrépressible sourire.

J’y peux rien, il me rend euphorique. D’ailleurs je lâche un rire quand il resserre tout à coup ses bras autour de moi et se relève d’un coup. Il me soulève dans les airs et j’enroule de mon mieux mes jambes trop lourdes autour de sa taille. A défaut de bras pour m’accrocher, je cale ma tête par-dessus son épaule. Il marche vers ma chambre et à chaque pas je sens mon début d’érection se frotter contre son ventre. Il me pose sur le lit et reste au-dessus de moi. Je lui ordonne d’enlever son tee-shirt et il s’exécute gracieusement. Dans la foulée, il m’aide à retirer le mien, puis s’attaque à mon jeans. Je me mords les lèvres. Je l’aime, je l’aime. Il me caresse à travers mon caleçon, et je me fais un plaisir de gémir. On joue un moment avant d’enfin quitter nos sous-vêtements. Je l’appelle dans un souffle, il s’allonge à côté de moi et je peux me plaquer contre son torse tout en savourant le contact brûlant de sa main, le mouvement lancinant de ses doigts. Je respire sa peau, je danse contre lui, j’halète son prénom, j’en veux plus. Il me donne tout ce que je veux. Je le sens vibrer, soupirer, me posséder. La terre entière peut bien m’abandonner, si je l’ai, lui, je m’en fous.

 

Je ralentis devant une vitrine pour attraper rapidement mon reflet. Ce chignon ne ressemble à rien, un tas de mèches retombent sur ma nuque. J’ai hâte que mes cheveux deviennent plus longs. Déjà ça m’évitera de devoir mettre des barrettes au boulot, et puis surtout j’aurais l’air un peu moins négligé quand j’essaye de me coiffer…enfin, en théorie. Je me remets en marche, le nez sur mon téléphone pour ne pas rater la rue où Maxime m’a donné rendez-vous. On ne peut pas se voir chez moi, à cause de Rahim. Je lui ai parlé hier du pot de départ d’un collègue, mais rien de plus. D’habitude, je peux pas lui cacher quoi que ce soit, je dois tout lui dire, mais je ne sais pas pourquoi, ce qu’on a avec Maxime, c’est différent. C’est à part. De toute façon, maintenant qu’il s’en va, Rahim et lui ne pourront jamais se rencontrer, même si je le voulais. C’est mieux comme ça, pour moi ils vivent dans deux univers différents.

Je tourne dans la rue indiqué par mon appli et lève les yeux pour essayer de repérer l’enseigne. Je crois que j’aurais préféré voir Maxime chez lui, je n’ai plus l’habitude de sortir dans des bars sans Rahim. Déjà avec Sol-Sol et les autres, la dernière fois, je me suis senti un peu bizarre parce qu’il n’était pas là. Je sais, il faut que je grandisse. De toute façon, Maxime habite en périphérie, c’est super loin du taf, et de chez moi n’en parlons pas. Et puis son appartement n’est pas très accueillant : à cause du déménagement, il n’y a plus que des cartons. Donc voilà, il a promis qu’il connaissait un endroit sympa, et je lui fais entièrement confiance.

Je m’arrête devant la porte vitrée d’un bar d’où sort une musique tranquille, de la salsa je crois, ou quelque chose comme ça. Juste à côté, sur le trottoir, deux filles en jupes longues discutent entre deux bouffées de tabac. L’une d’elle croise mon regard et je lui souris sans réfléchir. Elle me le rend gentiment avant de reprendre sa conversation. Je pousse la porte et le son augmente en même temps que j’entre. L’ambiance a l’air sympa, en effet. La déco est super vintage, genre années 2000. Je suis pas un fan, dans l’absolu, mais là c’est plutôt bien géré. Y a même un vieux drapeau LGBT accroché au mur du fond, souvenir de l’époque où il fallait encore se battre rien que pour dire qu’on existait. Aujourd’hui, c’est pour les clones qu’il faut se révolter. Je pense à Chibi. Il avait l’air en forme hier au téléphone. J’ai hâte qu’il grandisse pour qu’on puisse l’inviter chez nous. Il est déjà tellement mature, c’est fou. Des fois je me dis qu’il ne va pas seulement me rattraper, il va carrément me dépasser. C’est même une certitude. Il ira plus loin que moi. Je vais lui offrir une vie mille fois meilleure que la mienne. Peut-être même une vie sans haine, si j’y arrive. Je peux pas supporter qu’on lui veuille du mal.

− Je vous sers quelque chose ?

J’ai failli ne pas entendre la barmaid qui m’interpelle depuis son comptoir. Je me rapproche pour lui répondre que je cherche quelqu’un. Alors que je balaye rapidement la salle des yeux, mon regard tombe sur Maxime, debout près d’une banquette et qui me fait signe. Je vois qu’il a déjà pris deux boissons qui nous attendent sur la table. Je salue la barmaid et rejoins mon ami.

− Hey, comment ça va depuis ce matin ?

Il était encore de garde hier soir, et moi au boulot toute la matinée.

− Bien bien, j’ai dormi presque tout l’après-midi !

− Pareil, me réponds Maxime avec un grand sourire.

Il a l’air tout excité, je me demande s’il a commencé à boire avant que j’arrive. Je lui pose la question avec un sourire et il répond d’un air faussement indigné :

− Mais pas du tout ! Liam Raleigh, pour qui me prenez-vous ? Je vous attendais, bien sûr !

Il me fait rire. On s’assoit côte à côte sur la banquette et il me donne le nom des cocktails qu’il a commandés. Il y a de l’arôme de grenade dans le premier, alors je choisis celui-là sans hésiter. C’est niais, mais tant pis, de toute façon, personne ne le saura jamais. Maxime lance la discussion tout en sirotant son verre, et je le suis avec plaisir sur sa lancée. En fait, c’est exactement comme à la pause-café, ou au réfectoire, ou dans les vestiaires. C’est même mieux, parce que la musique me donne envie de bouger les épaules, et l’ambiance me donne envie de parler, et tout ça me rend plus léger.

On a presque terminé notre deuxième verre quand deux mecs viennent gentiment nous aborder. Je ne peux pas m’empêcher de les jauger rapidement. Le premier n’est vraiment pas mon genre, mais le deuxième a un certain charme, avec son crâne rasé et son eyeliner. Ils nous demandent comment se passe la soirée, alors je joue le jeu et leur répond tranquillement, comme je suis de bonne humeur, je leur accorde même un sourire sincère. Là, un regard en coin m’apprend que Maxime n’est pas aussi à l’aise que moi avec la situation. Je prends les choses en main et annonce à nos visiteurs que nous ne cherchons pas à faire de rencontres ce soir. Pour faire bonne mesure, je passe un bras par-dessus les épaules de Maxime et suggère sans trop de subtilité qu’on se suffira l’un à l’autre pour le reste de la soirée. Ils s’en vont, toujours avec le sourire, et je ne peux pas m’empêcher de me sentir soulagé. Tout près de moi, Maxime se râcle doucement la gorge. Je retire mon bras de son épaule en m’excusant :

− Ah, désolé, je sais pourtant que ça pèse lourd ces machins.

− Ouais, je m’y attendais pas, rigole Maxime en s’étirant la nuque.

Je le vois sonder discrètement la salle du regard.

− Tu cherches quelqu’un ? je demande.

Il me lance un sourire un peu gêné.

− Non, je voulais vérifier que les deux mecs allaient pas encore se pointer.

Je me penche vers lui avec un mélange de compassion et de curiosité :

− Ils t’ont fait peur ?

− Non, pas vraiment. Mais je sais pas, j’aime pas ça. Le côté prédateur, je supporte pas.

− Je comprends très bien.

C’est à son tour de m’observer.

− Tu dois avoir l’habitude, toi, non ?

Un petit sourire m’étire les lèvres.

− De quoi ? De me faire draguer ?

− Bah ouais, t’es objectivement super canon, quoi. Et ça se voit tout de suite que t’es sympa, en plus de ça.

Je sens mes joues chauffer un peu. Je sais bien que j’ai une belle gueule, des beaux cheveux et un corps plutôt bien foutu (pas besoin de muscu pour les biceps, ça aide). Sauf que c’est la première fois que Maxime me le dit. Et puis quand ça vient de mes amis, je sais pas, ça n’a rien à voir avec un compliment lâché par des gens que je connais à peine. Bref, je sais plus où me mettre.

− Ton mec a de la chance, conclut Maxime en finissant d’une traite le fond de son verre.

Les glaçons s’entrechoquent quand il le repose sur la table. Je ne sais pas pourquoi, ce geste me rappelle pourquoi on est là. Je ne verrais plus Maxime tous les jours au taf. Nos chemins se séparent, et il y a peu de chances qu’on se revoit un jour. C’est sûrement mieux comme ça, d’ailleurs. Avec S-Nin et tout ce qu’on veut faire, être ami avec moi peut devenir dangereux. Je ne veux pas lui attirer de problèmes si un jour on se fait choper et qu’il y a une enquête. Heureusement qu’on a des noms de code.

− Ça va être bizarre le boulot, sans toi.

C’est sorti tout seul, et tout à coup je me sens triste. J’adore mon travail, mais j’aime aussi tellement passer du temps avec des gens que j’apprécie. Alors combiner les deux, c’était le rêve.

− Pareil.

Maxime a un sourire penaud, et on se retrouve à se regarder sans rien dire comme deux idiots. Finalement mon pote se ressaisit et me propose un dernier verre avant de rentrer. J’accepte, à moitié pour lui faire plaisir, et aussi parce que j’aime l’idée que Rahim me voit bourré. Je pourrais faire semblant de me tromper de chambre et passer la nuit avec lui. Je sais au fond que ça n’arrivera pas. Il m’a tenu à distance pendant plus de six ans, c’est pas quelques grammes d’alcool dans mon sang qui l’empêcheront de me sortir de son lit, au contraire, ça va plutôt lui faciliter la tâche. Maxime revient avec deux pintes de bière et on les descend tout en se remémorant nos plus beaux souvenirs de cette année passée ensemble à l’EHPAD.

Je somnole à moitié, la tête calée dans ma main, quand mon pote lâche sans prévenir :

− Si t’étais pas déjà pris, je crois que j’aurais jamais accepté ce poste à Bordeaux. Je serai resté dans les parages jusqu’à ce que tu me remarques.

Je plisse les yeux pour mieux comprendre ce qu’il est en train de me dire.

− Comment ça ? Je t’ai remarqué depuis le début, je te rappelle.

− Ouais, mais t’as pas capté que j’étais un peu plus intéressé que j’en avais l’air.

Je me redresse, soudain beaucoup plus réveillé. Maxime prend une grande inspiration et joue cartes sur table :

− J’ai un bon gros crush sur toi depuis plusieurs mois, Liam.

J’écarquille les yeux sans trop savoir quoi éprouver. Je me sens à la fois choqué, flatté, coupable, trompé. Tellement naïf, aussi.

− Je savais pas…

− J’ai bien vu. Mais c’est pas ta faute, je suis resté discret. La drague et le flirt, c’est pas trop mon truc, tu sais. Et puis comme je te disais, je suis pas du genre à tenter ma chance sur des personnes déjà maqués. Je préfère m’éloigner.

J’ai envie de lui avouer mon secret à moi. Lui avouer que Rahim ne se considère pas comme mon copain. Mais ce serait lui mentir de dire que je ne suis pas casé. Parce que pour moi, ça ne change rien. Mon cœur est pris, mon corps est pris, ma vie entière lui appartient. Alors je ne dis rien. Une part de moi veut s’excuser. Je ne sais pas trop pourquoi, alors je préfère ne pas le faire.

− J’avais pas prévu de te le dire, continue Maxime, mais bon… Je suppose que c’est une façon comme une autre de se dire au revoir.

Il se lève, enfile sa veste, puis se tourne vers moi et marque un temps d’arrêt. Complètement muet, je le regarde se rassoir sur la banquette et se rapprocher de moi. Nos regards sont aimantés l’un à l’autre et je me demande sérieusement s’il va m’embrasser. Je n’ai embrassé personne depuis des années. J’ai presque envie de me rappeler ce que ça fait. Un rêve éveillé me traverse comme un électro-choc : j’imagine Rahim qui rentre en courant dans le bar, il me sépare de Maxime, enlève son masque et on s’embrasse comme des fous sur fond de musique latino romantique.

Maxime ne se penche pas vers moi. Il me caresse simplement la joue, et un sourire sincère lui éclaire le visage.

− Liam Raleigh, je suis très heureux de t’avoir rencontré. Prends soin de toi, d’accord ?

Pourquoi est-ce qu’il a fallu que cette personne incroyable croise mon chemin ? Qu’est-ce que j’aurais dû faire pour ne pas le blesser ? Je suis à deux doigts d’éclater en sanglots. Mais je ne le fais pas, probablement parce que je suis trop conscient du nombre de personnes présentes.

Finalement, je me lève en même temps que Maxime et on sort ensemble du bar. On se sert dans nos bras pour la première et la dernière fois. On fait quasiment la même taille, c’est plutôt pratique. Je sens le souffle de sa respiration dans mes cheveux. On aurait dû faire ça plus souvent, quand on déprimait avec nos gobelets de café. On se détache et Maxime me demande de lui dire quand je suis rentré. Je lui ordonne de m’envoyer une photo de son nouvel appartement quand il aura emménagé. Puis je me retrouve à marcher tout seul dans la rue. Le trajet passe vite, même si j’ai dû faire pas mal de détours sans faire attention. Dans les escaliers, j’envoie un message à Maxime. Une fois sur le palier, je range mon portable et me mets en quête des clefs. Je n’ai même pas le temps de les trouver que déjà la porte de l’appartement s’ouvre sous mon nez. Je chuchote :

− Rahim ? C’est toi ?

− Evidemment, qui veux-tu que ce soit ?

Comme je ne bouge toujours pas, il avance et m’attrape gentiment par les épaules pour me faire entrer.

− T’as bu ?

Je hoche la tête.

− C’est bien, ça a l’air de beaucoup t’amuser.

Je me rends compte que j’ai un grand sourire.

− Tu devrais essayer. T’es un étudiant après tout, les étudiants boivent des coups, c’est bien connu.

− Et les aides-soignants aussi, visiblement.

− Mais bon, avec un masque à gaz c’est pas très pratique, c’est sûr. Ou alors il faudrait te droguer, avec une petite seringue, tu sais. Moi je peux pas, mais toi t’as des super bras avec des super veines. J’aime trop tes bras.

− Kiwi, tu veux pas que je me drogue.

− Ah non, je veux pas. Fais pas ça, c’est pas bien. Abîme pas tes jolis bras.

− T’inquiète, ça risque pas.

− C’est bien.

Un frisson me surprend et je réalise que je suis torse nu dans le salon. Rahim m’a enlevé ma chemise pendant qu’on parlait, ainsi que mes deux bras, d’ailleurs. Il passe une main dans mon dos.

− T’as des sueurs froides ? Tu veux prendre une douche vite fait ?

− Avec toi, alors.

Il rigole doucement tout en me guidant vers la salle-de-bain.

− Ça fait longtemps qu’on n’a pas fait des trucs sous la douche, je lui dis.

− Un peu oui, ça fait huit ans.

− T’aimais pas ?

− Si.

Il me fait m’asseoir dans la baignoire et me rince à l’eau tiède. Je laisse tomber ma tête au creux du bras qui me tient.

− On a de la chance d’avoir une baignoire, quand même.

− Hum.

− J’ai surtout de la chance de t’avoir.

− Hum.

Je dois le soûler avec mes réflexions à deux balles. Mais j’y peux rien, ça sort tout seul, je contrôle rien. Je me demande quelle heure il est. Sûrement pas plus d’une heure du matin. Il devait être encore en train de bosser quand je suis arrivé. Ou alors il se détendait, il profitait que je sois pas là pour l’embêter avec mes délires de libération des clones et mon manque d’affection. La main de Rahim passe partout sur mon corps pour me savonner et la gentillesse de ses gestes me fait ravaler mon aigreur. Je rends les armes et je lui raconte d’une seule traite :

− J’avais un super pote au boulot. Un mec drôle, mature, mignon et pas trop sûr de lui. Mais il se barre, il va travailler ailleurs, à Bordeaux. On a passé la soirée ensemble, il m’a dit qu’il avait un crush sur moi depuis longtemps. Je lui ai dit que je n’avais pas remarqué. Sur le coup, je le pensais vraiment. Mais maintenant je me demande si je n’ai pas plutôt passé un an dans le déni. C’est peut-être pour ça que je t’ai jamais parlé de lui. J’avais peur que tu me rappelles qu’on était pas en couple, que j’avais tout intérêt à me rapprocher de ce mec, s’il me plaisait. Et oui, c’est vrai, je l’aimais bien, mais pas comme je t’aime toi. Je veux personne d’autre que toi, tu le sais ça ?

Le jet d’eau s’arrête et il y a un silence. J’insiste :

− Tu le sais ou pas ?

− Oui, Kiwi, je le sais.

Il m’aide à sortir de la baignoire et m’enroule dans une serviette. Je pourrais m’endormir comme ça, debout dans la salle-de-bain, bien au chaud, appuyé contre lui. Je sens qu’on me soulève du sol. J’ai les yeux fermés et je n’ai pas envie de les rouvrir. Rahim me pose sur un lit, j’arrive à tenir assis, même à moitié endormi. Il récupère ma serviette de bain pour sécher à la va-vite mes cheveux trempés. Quand il a terminé, il fait mine de vouloir m’allonger mais je résiste et ouvre grand les yeux.

− Attends, Grenade !

Il se fige.

− Qu’est-ce qu’il y a ?

− Il faut changer la batterie de mes jambes.

Je l’entends pousser un soupir dans l’obscurité. Il n’y a que la lumière du couloir pour nous éclairer.

− On fera ça demain matin avant de partir, okay ?

− Partir ? Partir où ?

Il place une main derrière ma nuque et l’autre à plat sur mon torse.

− On va voir Chibi Kiwi chez tes grands-parents.

Il m’incline doucement sur le matelas et cette fois je me laisse faire.

− Tu les as appelés hier, continue-t-il en ramenant la couverture sur moi. Il y aura aussi Litchi, Noisette et Pêche.

Ça me fait rire d’entendre tous leurs noms de code à la suite, et Rahim me fait doucement écho. Il est encore là près de moi, alors je me tourne et je colle ma joue contre lui.

− Dors avec moi, s’il te plait.

Je ne sais pas s’il accepte ou pas, mes sensations sont confuses et je m’endors trop vite. Le lendemain matin, j’ai les jambes lourdes, la bouche pâteuse et mes cheveux ont un volume improbable. Je me rappelle très bien la veille, mais choisis de ne pas ressasser, ni à propos de Maxime, ni de Rahim. Aujourd’hui, je vais voir Chibi, alors à côté de ça, le reste, ce n’est que des petites histoires.

***

Je regarde les deux habits tour à tour en essayant de savoir quelle couleur ira le mieux à ma petite fraise des bois. Logiquement, du rose ou du rouge serait le plus approprié, mais ça n’irait pas avec ses cheveux. Il a arrêté de se les raser depuis le début de l’été, ça le rajeunit vachement, c’est marrant. J’hésite entre du bleu et un vert foncé pas mal du tout. Le bleu irait peut-être mieux avec ses yeux. Au pire je lui achète les deux. Comme ça je pourrais lui en voler un sans culpabiliser. Ce sera mieux que ses tee-shirts informes. Je dis pas que je suis une référence en matière de mode, mais FdB a clairement du retard à rattraper. Il s’habille encore comme en 2025, c’est terrible. Au moins il y met de la bonne volonté. Et puis il a un corps parfait, genre grand et musclé de partout sans avoir l’air d’un catcheur. J’ai jamais été du genre à baver sur des biceps mais il faut avouer que c’est quand même agréable à regarder, et à toucher tant qu’on y est. Bon allez, je prends les deux.

Je marche tranquillement vers la caisse automatique quand soudain, quelqu’un m’appelle de loin. Je me fige de la tête aux pieds. En dehors du boulot, personne ne m’a appelé Liam depuis des années. Et vu que je suis en arrêt maladie depuis presque un mois, ça me fait encore plus bizarre. Bref, il me faut au moins cinq bonnes secondes avant d’arriver à me retourner. Là je redeviens une statue, ou plutôt un espèce de robot complètement pété qui bégaye comme un môme. Je le connais le mec qui s’avance vers moi avec un grand sourire. Il n’a rien à voir avec mes souvenirs, et en même temps je n’ai absolument aucun doute.

− M… Maxime ?

Il me regarde d’un air béat, les yeux pétillants. Je repère tout de suite le grain de beauté sur son visage. Ça me fait tout drôle, j’ai l’impression de remonter le temps.

− Ah, j’y crois pas ! me dit Maxime. J’avais peur que ce soit pas toi, de m’être juste fait un faux espoir mais je me suis pas trompé. C’est juste trop fou de te revoir ici, comme ça !

Je hoche la tête, aussi stupéfait que lui. Il a un peu vieilli, ou peut-être que c’est la barbe qui fait cet effet. Lui aussi se laisse pousser les cheveux, je pensais pas qu’il était bouclé.

− T’es beau, je lâche sans réfléchir. On dirait Jon Snow.

Il éclate de rire et je vois plusieurs personnes dans le magasin se retourner vers nous.

− Toujours fan des vieilles séries, hein ? Et la japanime, ça t’est resté aussi ?

− A ton avis ?

On se sourit comme deux idiots. C’est fou, quatre ans sans se parler, et c’est comme s’il ne s’était rien passé.

− T’as perdu un bras au poker ? il me demande en pointant mon épaule droite.

− Non, haha, juste un petit incident technique. Il est en réparation.

− Et t’arrives à bosser comme ça ?

− Nan, je suis arrêté du coup.

− Ah, je vois, ça explique la séance de shopping au beau milieu de la journée.

− On passe le temps comme on peut, écoute.

Il montre les deux débardeurs que je tiens toujours dans la main :

− Ils sont sympa ceux-là, c’est pour toi ?

Merde, qu’est-ce que je fais ? Est-ce que je lui parle de FdB ? En même temps je peux pas lui raconter comment je l’ai rencontré. Et j’ai pas envie de lui mentir alors qu’on vient de se retrouver… Mais si je lui dis que c’est pour moi, c’est aussi un mensonge. Ou alors je dis que c’est pour Grenade, mais c’est pas non plus un super sujet de conversation. Putain, je viens de me rappeler notre dernière soirée à Maxime et moi. Comment j’ai pu oublié qu’il m’a confessé son crush ce soir-là ? Super, maintenant je suis super gêné. Bon allez, Kiwi, réponds quelque chose au moins.

− Non…

Maxime me regarde avec bienveillance.

− Désolé, il me dit, j’aurais pas dû poser la question. C’était plus fort que moi…

Je n’arrive plus à le regarder dans les yeux. Finalement, il s’en est passé des choses, en quatre ans. Et puis qu’est-ce que je fous, en fait, à discuter comme ça ? J’avais décidé que c’était mieux de ne pas avoir d’amis en dehors de S-Nin. Je m’y suis tenu jusqu’ici, je vais pas laisser des retrouvailles miraculeuses ficher tous mes plans en l’air.

− T’as quelque chose de prévu ? me demande Maxime.

− Euh, ouais, il faut que je paye ça.

Je désigne les super habits que j’ai mis vingt minutes à choisir. Ma réponse le fait rire.

− Okay. Et après ça te dit qu’on passe petit moment ensemble ? Ça me ferait plaisir de discuter avec toi.

Moi aussi, ça me ferait plaisir. J’en crève d’envie. Est-ce que c’est FdB qui m’a redonné le goût de la vie comme ça ? Ou c’est juste de revoir Maxime. J’ai l’impression de ne pas avoir pensé à lui une seule fois ces dernières années, et pourtant là tout de suite, j’ai aussi la sensation profonde d’un manque enfin comblé.

− Ouais, on peut faire ça.

 

On va ensemble dans une autre boutique, parce que Maxime doit trouver un vêtement pour sa sœur. Il y a tellement de mondes dans les halles, ça me fait halluciner que Maxime et moi on ait réussi à se croiser. S’il ne m’avait pas repéré, je l’aurais probablement pas calculé.

− Un blondinet bien sapé avec une prothèse, ça ne court pas les rues non plus, me fait-t-il remarquer.

J’apprends qu’il est déjà revenu plusieurs fois sur Paris, pour des congés plus ou moins longs.

− J’ai hésité à te contacter au début, mais je n’ai pas eu le courage, et plus le temps passait, plus je trouvais ça déplacé…

Je voulais répondre « T’aurais dû », mais je me suis retenu. Qui j’étais pour lui donner des leçons alors que j’avais pas été foutu de lui envoyer le moindre message en quatre ans ? Il m’avait envoyé une photo de son appartement, mais c’était tombé à un mauvais moment, si je puis dire. Les choses allaient tellement bien avec Grenade, je m’imaginais qu’on allait redevenir un vrai couple. J’étais obnubilé par ça. Quelle blague. Ça n’avait même pas duré deux semaines. On était avec Chibi quand il a brisé cet espoir, je sais même plus comment, mais ça avait remis les choses au clair, et à cause de ça, j’avais pleuré devant Chibs, une de mes hantises.

− En tout cas, je suis content que tu m’aie fait signe aujourd’hui.

De toute évidence, Maxime est content aussi. Je me dis que c’est une belle journée.

On sort des halles pour aller manger une glace à un endroit que je connais bien. Puis on se promène au bord de la Seine. Maxime parle plus que moi, il me raconte sa nouvelle vie à Bordeaux, et puis tous les autres endroits où il est allé, parce qu’apparemment vivre en dehors de la capitale, ça donne envie de voyager. J’ai envie de lui raconter nos expéditions dans les filières de Santorga à Lille, en Franche-Comté, et même à Bordeaux. Putain, j’ai même pas eu la moindre pensée pour Maxime même quand on était là-bas. Faut dire que j’avais d’autre chose à penser. Les débuts de S-Nin avaient de quoi m’accaparer, et puis, il y a eu la perte de Pêche… Bref, je préfère ne rien dire. De toute façon Maxime a visiblement décidé de ne plus me poser de questions. C’est pas un gaffeur. C’est fou, chaque moment passé avec lui me rappelle pourquoi je l’aime bien. Et me fait culpabiliser aussi de l’avoir si facilement effacé de ma vie.

− Il commence à faire sombre

Je lève le nez vers le haut des immeubles. C’est vrai, on dirait qu’il fait déjà presque nuit. Pourtant ce n’est pas tard, et on est en plein été, mais le nuage de pollution est super épais aujourd’hui.

− J’ai un RentMe pas loin, ça te dit de venir boire un truc ?

J’ai un moment d’hésitation, une soudaine pensée pour FdB qui je comptais passer voir ce soir pour lui offrir les fringues, et une autre pour Grenade, parce que quoi que je fasse, je n’arrive pas à me le sortir de la tête. J’aimerais bien demander à Champi son avis sur la situation, mais je ne lui ai jamais parlé de Maxime, alors même si je pouvais, ça servirait à rien. Putain, je rêve où j’ai juste trop d’hommes dans ma vie ? Je peux pas juste prendre une décision sans me demander ce que chacun d’eux ferait à ma place ?

Comme je mets du temps à répondre, Maxime me glisse :

− Bon par contre je crois qu’il y a que du thé en fait, ça te dérange pas ?

− Il fait pas un peu chaud pour ça ? je réponds en rigolant.

Mon pote hausse les épaules avec un sourire, l’air de dire qu’on s’en fout. Et il a bien raison.

− Allez, va pour un thé.

 

Le studio qu’il a loué pour trois jours n’est pas mal du tout. Ce n’est pas très grand bien sûr, d’ailleurs il n’y a qu’une seule pièce, mais l’ambiance est agréable. Maxime va faire chauffer de l’eau vers la cuisine et pour ne pas lui traîner dans les pattes, je m’assois sur le lit. Il me rejoint presque tout de suite et je commence à me faire des films sur la suite de la soirée. Evidemment que j’ai déjà pensé sur le trajet à ce qui pouvait arriver. Mais je ne veux pas non plus me faire des idées. Ce serait un peu prétentieux de penser qu’il n’a pas arrêté de penser à moi pendant toutes ces années, non ?

− Et toi, Liam, comment tu vas ?

− Oh moi ? Plutôt bien. La routine, quoi.

− Ah bon, rien de nouveau depuis tes vingt-deux ans ? Et ta jeunesse alors, t’en fais quoi ?

J’ai un petit rire. Je pourrais lui dire que mon nouveau nom c’est Kiwi, que je suis le leader de ce groupe terroriste qui se fait appeler Sartrouville Ninja, que j’ai buté des gens, que j’ai perdu des proches, que j’attends plus que mon deuxième bras pour changer l’Histoire, et qu’en attendant je redécouvre le plaisir de sentir des lèvres contre les miennes, ah oui, et le mec en question s’appelle Jean-Pierre Soumis, c’est plus ou moins mon nouveau meilleur ami, c’est un peu une éclaircie dans ma vie, et j’ai un peu peur de tomber amoureux, mais c’est pas grave, au contraire, c’est plutôt excitant.

− J’ai rencontré quelqu’un.

− Ah ?

− On n’est pas ensemble officiellement, et j’ai pas tracé un trait sur Gr…Rahim.

− Grahim ? C’est celui avec qui tu habitais ?

− Ouais, d’ailleurs on habite toujours ensemble.

Le dire à voix haute me fait réaliser l’absurdité de ma relation avec Grenade. Vu de l’extérieur, c’est vraiment incompréhensible. D’ailleurs, mon pauvre Maxime ne doit rien piger à la situation.

− Du coup… t’as quand même décidé de tenter des trucs ailleurs, c’est ça ? Même si t’es encore amoureux de ton ex.

Je hoche la tête. Dans sa bouche, ça n’a pas l’air si bizarre que ça.

− Et ton nouveau mec, il est du genre jaloux ?

Je revois les regards que FdB lançait à Grenade quand on s’est rencontrés et je ne peux pas m’empêcher de rire.

− Un peu, mais il a une autre relation en même temps, donc je dirais qu’il est plutôt ouvert.

Je réalise juste à l’instant ce que Maxime était vraiment en train de me demander et ce que je viens de lui répondre. Je tourne la tête vers lui et m’attend presque à le voir déjà en train de se désaper. Mais pas du tout. Faut croire que tout le monde n’est pas comme FdB. Au contraire, Maxime est resté bien sage et se contente de me décocher un sourire en coin :

− T’inquiète, je m’attends pas à ce que t’ai miraculeusement changé d’avis sur moi.

C’est fou, j’ai l’impression de savoir exactement ce qu’il ressent quand il dit ça. Ce genre de phrases, c’est ce que je me répète depuis dix ans à propos de Grenade, et c’est du pur mensonge. C’est juste quelque chose qu’on dit pour ne pas effrayer l’autre. Enfin, dans mon cas, c’était ça.

− Est-ce que t’en es sûr ? je demande en le regardant droit dans les yeux.

Il reste muet, et j’hésite à faire marche arrière. Mais ce n’est pas pour rien si je suis venu jusqu’ici. Je ne suis pas la même personne qu’il y a quatre ans. Je suis Kiwi, maintenant. Je suis Kiwi-Kawaï qui a réussi à se détacher assez de Grenade pour vivre un truc de dingue avec un mec improbable qui me fait éprouver des trucs improbables. Je suis encore habité par plein de trucs moches, je suis encore cassé, mais j’ai quand même un peu changé. Et j’ai envie de le montrer. J’ai envie d’en profiter. J’ai envie de donner ce qu’on m’a refusé.

− Je ne peux rien construire avec toi, Maxime. Je ne crois même pas qu’on puisse rester amis. Il se passe plein de choses compliquées, des trucs dont je ne peux pas te parler. Mais si tu as envie qu’on partage quelque chose, même si c’est juste pour un moment, alors dis-le-moi maintenant.

Merde, j’ai encore fait un speech super gênant, comme pour ma première fois avec FdB. Ah merde, pense pas à ça, Kiwi. Tu peux pas t’exciter tout seul alors que Maxime va peut-être te remballer dans la seconde… D’ailleurs, il a l’air d’être encore en train d’analyser la situation.

− Quelque chose… sur ce lit ? Aujourd’hui ?

Haha, il est encore plus gênant que moi.

− Oui.

− Un genre de coup d’un soir ? Pour l’amour du geste ?

Il a l’air emballé, alors je réponds sans réfléchir :

− Pour l’amour de nous.

Maxime me fixe en silence pendant une seconde avant de lâcher avec sérieux :

− Comment veux-tu que je résiste à ça ?

Je laisse échapper un rire de soulagement et Maxime n’attend pas pour se rapprocher dangereusement de mon visage. Je sens monter une vague d’excitation qui me surprend moi-même. Au lieu de m’embrasser comme je m’y attendais, sa bouche vient frôler ma gorge, descend sur ma clavicule, souffle dans ma nuque. Je profite d’avoir encore mon bras pour aventurer une main le long de sa cuisse, et remonter doucement vers son bas-ventre. Tout à coup je sens mon poignet changer de trajectoire et Maxime s’éloigner de mon cou. Je réalise que c’est lui qui a chassé ma main. Une peur sourde me gagne. Est-ce que j’ai fait quelque chose de mal ? Est-ce qu’il a juste changé d’avis ? C’est okay, je peux comprendre. Deux vieux potes dans un RentMe, on ne vend pas du rêve, je le reconnais.

− Liam, écoute, je… J’ai vraiment envie de faire ça avec toi, mais il y a un truc que je ne t’ai pas dit…

Je lui laisse le temps de continuer.

− Je suis pas comme tu crois. Mon corps… Il est pas comme la plupart des mecs.

Je ne peux pas m’empêcher de lui rappeler avec un sourire que le mien non plus, n’est pas tout à fait comme celui de la plupart des gens.

− Même avec un bras en moins, ça me laisse un sacré pourcentage de plastique.

En vrai, mes prothèses sont surtout faites en métal, mais je trouve ça plus drôle de juste dire plastique. D’ailleurs ma petite vanne arrache un sourire à Maxime, ce dont je ne suis pas peu fier.

− Ouais, mais hum… J’ai pas de pénis, Liam. Je suis trans, et j’ai pas de bite, pas de prostate, enfin tu vois, quoi.

Je m’y attendais tellement pas que je ne trouve absolument rien à dire.

− Je suis désolé, souffle Maxime. J’aurais dû te le dire plus tôt. Je sais même pas si t’es bi ou pas.

Il a un rire un peu cassé qui me secoue. Je lui réponds tout naturellement :

− Honnêtement, je crois que je sais pas non plus. Par contre je sais un truc, c’est que t’es carrément sublime. Le reste, je m’en fous.

Il laisse échapper un rire et je le dévore encore un peu des yeux avant de me pencher pour l’embrasser. Il entoure mon visage dans ses mains et j’ai du mal à réaliser ce qui est en train de se passer. Mon cœur bat à cent à l’heure, tout est arrivé tellement vite. Et pourtant j’ai l’impression d’avoir pleinement contrôle de ma vie. Je reprends ma respiration et demande à Maxime de m’enlever mon bras. Il galère un peu mais on y arrive. C’est beaucoup plus simple ensuite quand on passe aux vêtements. Il laisse juste une petite lumière allumée et au milieu de nos ombres je vois les cicatrices sur son torse, ses tatouages aussi. J’adore le découvrir, et j’adore aussi le sentir explorer mon corps, le palper, chercher ses limites. Je m’habitue au toucher de ses mains, au goût de sa peau, l’odeur de ses cheveux. Je me sens pressé, presque avide, peut-être parce que je sais qu’on ne se reverra plus, que c’est maintenant ou jamais. Que c’est maintenant.

 

Quand j’ouvre les yeux, il ne fait pas encore jour. Je suis allongé sur le dos, une main me caresse doucement le ventre. Il me faut un petit moment avant de me rappeler où je suis. Puis je me rappelle aussi notre nuit et je souris.

− T’es mon soleil, chuchote Maxime.

Mon sourire s’élargit.

− Pourquoi ça ? je demande d’une voix encore endormie.

− Je t’ai pas vu pendant très longtemps, et puis tu m’as offert un de tes rayons. Et maintenant je sais que peu importe les nuages, tu seras là quelque part, même si je te revois jamais.

− Pas mal. J’accepte d’être ton soleil.

− Merci, c’est très gentil à toi.

Il continue de passer la main sur ma peau nue et je savoure ce moment hors du temps. Je suis sur le point de me rendormir quand un murmure me ramène aux frontières de l’éveil :

− Est-ce que t’as déjà vu ton clone, Liam ?

Je sors tout à fait du sommeil. J’ai toujours supposé que Maxime avait lu tout ce qu’il y a sur internet à mon sujet. Il avait plus probablement entendu le reste du personnel en parler à voix-basse dans les couloirs. Il n’a jamais cherché à en discuter avec moi. Je lui réponds que oui, et il comprend que je n’ai pas l’intention d’en dire plus. Moi je comprends que c’est lui qui a besoin de parler.

− Et toi ? je lui demande à mi-voix.

C’est la première fois depuis qu’on se connaît qu’on aborde le sujet, je ne peux pas m’empêcher d’être nerveux.

− Oui, souffle-t-il.

Je me demande si j’ai déjà pu passer à côté de sa capsule sans m’en rendre compte. Ça me fout la boule au ventre.

− Il est où ?

− Là où j’habitais à l’époque, donc ici, à Paris.

− Tu veux dire à Santorga Cergy ?

− Ouais.

Je laisse passer un moment, et quand je vois que Maxime ne continue pas de lui-même, je décide de lui tendre une perche :

− Et ça te fait quoi ? De te dire qu’il y a une autre personne comme toi qui dort là-bas ?

Il prend une longue respiration, et je me demande s’il ne va pas finalement écourter la conversation. Mais il finit par se lancer :

− Quand j’étais petit, j’avais la hantise que mes parents aillent réveiller mon clone et me remplace par cette vraie petite fille.

Je tourne la tête vers lui mais il ne me regarde pas. Ses yeux sont fixés sur sa main qui trace des signes invisibles sur ma peau. C’est comme s’il me dessinait le tatouage que j’ai vu mille fois sur le ventre de Grenade et Chibi.

− Autant te dire que cette peur m’a suivi pendant un paquet d’années. Puis quand j’ai eu dix-huit ans, j’ai contacté Santorga pour demander à voir mon clone. Ils n’avaient pas très envie, mais c’était mon droit, ils étaient obligés d’accepter. J’ai compris qu’ils avaient beaucoup plus l’habitude des banques et des hôpitaux, parce qu’en voyant débarquer un ado chez eux, ils étaient tout perdus. Le patron a quand même joué les tontons sympa. Il m’a escorté en personne jusqu’à la capsule, m’a gentiment expliqué à quoi servait l’existence de mon clone, les chances que cela représentait pour ma santé. Comme si je savais pas déjà tout ça. Je m’en fichais de son baratin, je voulais juste la voir. Ça n’a pas été une expérience facile. Pour commencer, même si j’avais déjà fait les changements administratifs avant de venir, ce n’était pas mon prénom qui apparaissait sur son corps. Santorga pouvait faire certains modifications, mais pas refaire son tatouage. Rien que ça, c’était dur pour moi, et je te parle pas du reste. Les émotions qui m’ont traversé, je peux pas mettre des mots dessus. Mais ce qui est sûr, c’est qu’en repartant, je ne la détestais pas, et je n’avais certainement plus peur d’elle. Elle m’a fait pitié. Mais je pouvais rien faire pour elle.

Sans prévenir Maxime lève les yeux vers moi. Des témoignages sur le clonage, j’en ai déjà entendu un sacré paquet. Et bah chaque fois, ça me secoue à ne plus pouvoir parler. Là, j'ai carrément du mal à respirer.

− Je sais pas ce qui s’est passé avec ton clone, continue Maxime, mais je voulais te dire que selon moi, tu peux être fier de tes prothèses.

Je pense à Chibi, à tout le monde chez S-Nin. J’aurais tellement aimé pouvoir emmener Maxime là-bas. Tout le monde l’aurait adoré. Il a sa place parmi nous. Peut-être même qu’il aurait pu s’appeler Mangue, ça lui serait allé super bien. Je suis à deux doigts de tout lui raconter. J’en meurs d’envie, je veux le garder près de moi, j’ai besoin de lui. Mais je ne peux pas m’y résoudre. Je ne peux pas l’embarquer là-dedans. Je ne veux pas qu’il vive les horreurs que j’ai vécu, les défaites, les pertes. Je préfère qu’il en profite à distance. Qu’il reste à l’abri, dans l’ignorance. C’est déjà énorme de savoir qu’il y a des gens comme lui partout. Des personnes révoltées, qui se taisent, et qui tout à coup arrivent à parler. C’est déjà incroyable, je dois me contenter de ça. Je dois laisser Maxime à son univers, et retourner dans le mien.

− Hé, pleure pas, chuchote Maxime, après je vais faire pareil.

Je souris maladroitement pendant qu’avec le pouce, il essuie délicatement les larmes qui m’embuent les yeux.

− Merci d’avoir partagé ça avec moi.

Maxime se redresse légèrement et pose son menton dans sa main avec un sourire narquois.

− Tu veux parler de mon histoire triste ou de ce qu’on a fait avant ?

− Les deux.

− Très bien. Et est-ce que t’as une préférence pour les heures qui nous restent ?

− C’est plutôt à moi de te poser la question : ça dépend comment tu veux occuper ta bouche.

J’ai à peine fini de parler que ses lèvres fondent sur les miennes et mon rire s’écrase contre le sien.

 

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Sorryf
Posté le 27/08/2021
"by Liam Raleigh (et puis aussi Kiwi" -> awwwww c'est bon, je fonds *v*

Bon, je t'ai déjà tout dit, mais Audrey Lys me fait peur haha, alors je viens commenter xD (je décooonne, c'est juste que je me connecte moins souvent sur le site, et tu m'avais pas dit que tu l'avais posté !!!) J'adore cette histoire, Maxime est un perso super, maintenant il est canon dans ma tête.
Kiwi est très bien écrit ! c'est super de lire ses premières années dans le monde du travail, quand ses amputations sont encore fraiches, et le chemin qu'il a parcouru. On voit dans ta fic comme il tourne en boucle "Grenade Grenade Grenade", au point qu'il fait plus tellement attention à l'extérieur, le pauvre Maxime est oublié même quand il est juste devant, et ça rend pas Liam heureux. FdB lui a vraiment fait beaucoup de bien, et ça aussi ça fait plaisir à voir !
Le moment ou il raconte quand il a vu son clone, et aussi sa peur que ses parents préfèrent le clone a lui, c'était trop trop trop bien ! touchant, intéressant, complexe... woaah !!
Un énorme merci pour cette nouvelle fanfic super *v* <3 \o/ c'est trop d'honneur olala !
Hinata
Posté le 15/09/2021
Noooooon !!! J'arrive pas à croire que j'ai oublié de te répondre T^T Je suis vraiment un.e fan et un.e ami.e indigne *se plante une plume d'argent dans le coeur*

*retire la plume, regarde le trou dans son tee-shirt, soupire*
BREF, ça m'a ravi d'avoir ton petit commentaire ici (heureusement que AudreyLys est là pour te mettre la pression)
Kiwi me faisait tellement peur, mais quand j'ai commencé à l'écrire, finalement c'est venu tout seul, c'est cool ça veut dire que je le connaissais mieux que ce que je croyais grâce à Kem <3 (et je pense aussi que d'écrire mes fanfic sur Grenade a aidé, ah et bien sûr aussi ton prequel/spin-off (je sais jamais quel mot il faut utiliser) <3)
C'est tellement cool aussi que le personnage de Maxime te plaise :') Il est grave improvisé donc j'avais peur d'écrire n'importe quoi, c'est trop cool que le résultat soit convainquant ! (j'ai l'impression de dire ça à propos de tout ce que j'écris haha, c'est terrible XD)

Merci à toi, KEM pour toujours dans mon coeur (et toi aussi bien sûr *wink-wink*)
AudreyLys
Posté le 25/08/2021
Hey !
Trop contente de recevoir une notice d'une nouvelle fanfiction :D Surtout que j'ai acheté et relu KEM récemment, du coup j'en ai profité pour me refaire tes fanfics que j'ai toujours trouvées incroyablement justes. Pour moi elles sont presque canons !
Et celle-là ne fais pas exception à la règle, même si elle prend plus de liberté par rapport à l'histoire.
Déjà, je ne sais pas quels sont tes liens avec le milieu des soignants, ou les recherches que tu as faites, mais de mon point de vue, ce dont tu parles est super réaliste. Le quotidien des aides soignants, la pression, la non-reconnaissance des métiers du médico-social, l'infantilisation (in)volontaire des patients grabataires... C'est très bien décrit, très juste par apport à ce que je connais (je n'ai côtoyé que des infirmières mais elles sont exposées aux mêmes problèmes). "Mais ces bébés-là, personne n'en veut" c'est exactement le genre de pensée que j'ai pu avoir. Gros gg là-dessus Hina !
Et puis le reste, bah comme d'hab c'est génial. J'aime beaucoup la douceur de Maxime, surtout que je m'attendais à ce que ce soit un psychopathe violeur x) À la place de Kiwi j'y serai tellement pas allé à son rdv, mais ça lui ressemble bien. Le seul point qui m'a surprise c'est la discussion sur le clonage qui m'a parue un peu sortie de nulle part. En revanche son contenu, quand Maxime parle de sa peur par rapport à la "vraie petite fille" était très touchant.
Bref, pas grand chose à dire de plus sinon que c'est génialement beau. Mais je m'insurge de voir que Sorryf n'a pas commenté avant moi. Je vais aller lui remonter les bretelles :P
Hinata
Posté le 25/08/2021
Heeey !
Roooh la la mais tant de gentillesse, je meeeeurs <3 <3

Moi aussi j'ai relu mes anciennes fanfic sur KEM récemment et je les ai aussi trouvées trop cool XD (j'ai eu du mal à croire que ce soit moi qui ait pu les écrire d'ailleurs haha)

C'est vraiment trop cool que celle-ci ait pu se montrer à la hauteur pour toi !!! Tu as tout à fait raison : j'ai pris bien plus de liberté par rapport aux autres, et c'était à la fois grisant et un peu flippant haha, ça compte beaucoup d'avoir ton approbation de fan incontestée ^^

J'ai pas tellement fait de recherches sur le milieu des soignants parce que des membres de ma famille sont infirmière et aide-soignante en maison de retraite, donc j'ai pu entendre pas mal de petits témoignages par-ci par-là, ça me fait plaisir que ma façon de restituer tout ça soit convaincante ! =D

Raaah hahaha mais non, je mets pas de psychopathe dans mes histoires MOI, non mais ! XD XD

Aaah, c'est vrai qu'elle sortait un peu de nulle part, et pour tout te dire, je l'avais pas tellement prémédité, c'est venu tout seul ^^" J'ai pensé à changer ce passage d'endroit, mais en fait il n'y avait pas trop d'autres moments où le caser, donc j'ai fini par le laisser où il était, en mode confession un peu absurde sur l'oreiller... mais j'essaierai peut-être de rajouter un peu de transition quand même, je vais voir ^^

Haha, t'inquiète comme d'hab Sorryf a été aux premières loges parce que je crois que j'oserai jamais poster une fanfic ici sans avoir eu sa bénédiction avant XD Elle m'a d'ailleurs bien boosté et suggéré des petites modifs bien utiles <3 Bref, tu peux laisser ses bretelles en paix hahaha

Un immense merci pour ce commentaire, vraiment vraiment !
(et peut-être à une prochaine fois huhu)
AudreyLys
Posté le 25/08/2021
Ah c'est pour ça ! Ça se sent que tu connais un peu le milieu^^ J'ai pas encore beaucoup d'expérience mais la restitution est parfaite selon moi :3

Quoi ? C'est quoi ce sous-entendu ? Y a pas de tant de psychopathes que ça dans mes histoires ! (bon, un peu quand même mais chut)

Sinon je te conseillerais peut-être de mettre un élément déclencheur de la conversation, genre une news vu sur le téléphone sur le clonage, qui donnerait à Maxime envie d'en parler.

Ok ok, je le laisse tranquille... pour cette fois :P

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