39Bis. Face à masque avec Driss Diakité

J’étais allongé sur le lit à fixer le plafond, quand Driss a toqué doucement à la porte. J’ai remis mon masque et je me suis levé pour aller ouvrir. C’était la première fois qu’il venait à ma chambre, comme ça. J’espérais qu’il s’était pas passé un truc. Genre FdB qui avait encore fait une connerie.

Driss était déjà sur le point de s’éloigner dans le couloir quand j’ai ouvert la porte.

- Qu’est-ce qu’il se passe ? j’ai fait.

Il a eu l’air surpris et puis un peu gêné.

- Euh…rien, il a dit.

Comment ça rien ? J’ai levé les yeux au ciel. Dommage que Driss ait pas pu le voir sous mon masque, ça l’aurait secoué un peu. Et en même temps, c’était peut-être mieux comme ça. De quel droit je m’exaspérais de le voir mal-à-l’aise avec moi ?

Je l’avais poignardé pas plus tard qu’il y a deux semaines. Difficile de devenir meilleurs amis après ça, je suppose. Ironique, quand on pense que justement je dormais dans sa « chambre d’ami ». Et puis, même sans cette histoire de passage à tabac - que je regrette pas, au passage. Il a mérité chaque coup. Bref, même en oubliant notre petit différend, faut avouer que mon physique inspire pas confiance. Je fais une tête de plus que lui et je porte un putain de masque-à-gaz.

Et même sans ça…Même au collège quand j’étais pas aussi grand et qu’on voyait mon visage…même là, putain, j’inspirais pas confiance. Je me disais que c’était à cause du tatouage qu’il y a sur mon ventre. Mais peut-être que c’est juste moi. Ma personne. Est-ce que je suis une personne ? Tant que Liam est en vie quelque part, je sais que oui. Mais s’il disparaissait ?

La voix de Champi m’a brusquement ramené à la réalité.

- C’est juste que c’est tard, il a dit. Du coup j’ai fait à manger…Donc si t’as faim, ben tu peux…venir. Je regarderai pas.

J’ai hoché la tête en me demandant quelle heure il pouvait bien être. J’ai eu la réponse en arrivant à la cuisine. L’horloge indiquait 22h. Oh, j’avais regardé le plafond si longtemps ? Faut croire que oui.

Aujourd’hui, après que FdB était parti, Driss et moi on avait pas continué bien longtemps à essayer de trouver un plan d’évasion. J’étais allé dans ma chambre. Je voulais virer mon masque. Et puis j’avais commencé à rejouer en boucle dans ma tête ma dernière conversation par radio avec Liam. On parlait souvent le matin. Parce que c’était plus pratique pour lui. Chaque fois, avant de couper la communication, il me disait « Je t’aime ». Et je lui répondais. Je lui répondais, et ça me faisait tellement de bien. « Je t’aime aussi, Liam », je lui disais. Et j’arrivais plus à m’arrêter. Je le répétais une fois, deux fois. Parce que ça m’avait tellement tué pendant toutes ces années de m’en empêcher. M’empêcher de lui dire, m’empêcher de trop ressentir aussi, même si c’était beaucoup plus difficile. Impossible. Le masque servait à ça, aussi. Oui, c’était pour lui cacher ma laideur, mes cicatrices qui feraient que lui rappeler…le passé. Mais ça cachait aussi l’affection…non, l’amour, que j’avais dans les yeux chaque fois que je le regardais. Je pouvais plus le regarder. Mais je pouvais lui dire. Enfin.

Des heures entières immobile à réentendre sa voix dans ma tête. Un miracle que je me sois pas endormi. Faut dire que c’est pas évident de se laisser prendre par le sommeil quand on sait que la personne à laquelle on tient le plus subit je-ne-sais-quoi en prison. Kiwi me disait que tout se passait bien. J’avais dû mal à le croire, c’est le moins qu’on puisse dire. Il me prend pour un naïf, un comble parce qu’il a toujours été pire que moi à ce niveau-là. Je sais bien les horreurs qui arrivent dans les endroits comme celui-là. Je crois que ça me tue encore plus qu’il dise rien. J’imagine le pire. Non, j’imagine pas. Je me souviens. C’est encore pire.

Mais je vais pas le forcer. Et puis qui sait ? Peut-être que je me fais des idées. Peut-être que pour une fois la vie lui sourit, et qu’il est pas maltraité. 

Encore une fois, c’est la voix de Driss qui m’a tiré de mes pensées.

- Tiens, il a fait en posant une assiette pour moi sur la table.

J’ai arrêté de fixer l’horloge comme un demeuré et je me suis assis pendant qu’il partait s’asseoir au salon devant son ordinateur. J’ai regardé ce qu’il y avait dans la casserole à côté de mon assiette. Il avait pas « fait à manger », il avait fait de la purée. J’ai jeté un œil au placard où ses sachets étaient empilés. Le pourcentage de pommes-de-terre dans cette espèce de poussière était quasi nul. Enfin, c’était toujours mieux qu’un nourricube je suppose.

Je me suis servi puis j’ai enlevé mon masque. C’était la première fois depuis …des années, que je le portais pas alors que quelqu’un était dans la même pièce que moi. Je me suis pas retournée pour vérifier que Driss ne m’observait pas. Ça aurait servi qu’à lui montrer mon visage si jamais c’était le cas. Et puis, je savais qu’il me laisserait tranquille. J’habitais pas chez lui depuis longtemps, mais j’avais bien compris que c’était une personne…respectueuse. C’était pas avec FdB dans l’appartement que j’aurais fait un truc comme ça.

Quand même, j’ai mangé rapidement. Moins pour vite remettre mon masque, d’ailleurs, que pour ne pas trop sentir le goût de ce que je mangeais. Ou plutôt le manque total de goût. Puis j’ai fait la vaisselle, et je suis allée m’asseoir sur le canapé.

- T’as fini ? a demandé Driss sans se retourner.

J’ai dit oui, mais il a continué de regarder son écran.

- Désolé, j’ai lâché sans trop réfléchir.

- De quoi ? D’avoir fini de manger ?

- Non, j’ai répondu très sérieusement. De pas avoir cuisiné à ta place.

Toujours sans détourner les yeux de son ordinateur, Driss a éclaté de rire.

- Ouais, je suis désolé aussi, il a dit. Je compte sur toi demain. Carmin va nous tuer tous les deux si tu lui fais pas un bœuf bourguignon comme il a demandé.

Et puis il s’est remis à faire…je sais pas trop ce qu’il faisait, mais ça l’occupait bien.

 Au bout d’un moment, il a pivoté sur sa chaise.

- Tu veux faire un truc ? il a dit.

Je me suis demandé pourquoi il posait cette question. Puis je me suis rappelé que j’étais assis dans son canapé, sans rien faire, et que donc je devais avoir l’air d’attendre quelque chose. Oui, j’attendais que Kiwi revienne dans ma vie. Ou plutôt, j’attendais qu’il revienne pour pouvoir recommencer à vivre.

- Tu veux refaire un Monopoly ? a proposé Driss comme je disais rien.

Une ébauche de sourire m’a étiré les lèvres. On s’était tellement ennuyés pendant la dernière partie, mais aucun de nous n’a voulu déclarer forfait, alors on a joué jusqu’à ce qu’elle soit terminée. Ça avait pris des heures, mais j’avais fini par gagner. Driss avait l’air un peu dègue. En même temps, s’il jouait aux jeux de sociétés qu’avec FdB, il devait pas être habitué à perdre. 

- Non merci.

J’étais pas d’humeur. Et en même temps, il fallait que je trouve un truc pour m’occuper. J’allais pas réussi à dormir, mais si je pouvais m’éviter de me plonger dans mes pensées pas franchement réjouissantes, ce serait bien. J’aurais bien aimé m’épuiser physiquement. Faire de la muscu, par exemple. Dommage que j’ai défoncé toutes les machines de FdB, j’aurais pu lui en piquer une.

Cinq minutes plus tard, Driss s’est levé de sa chaise et il s’est étiré en levant haut les bras. Sauf qu’au milieu de son mouvement, il s’est arrêté et il a porté une main à son ventre avec une petite grimace. J’ai baissé les yeux. Là, tout de suite, je regrettais quand même un peu de l’avoir planté. Je l’aurais tué si FdB était pas arrivé. Et les chances de sauver Kiwi auraient drastiquement diminué.

Pendant que je culpabilisais, encore bouffé par mes pensées, Driss est venu s’asseoir à côté de moi sur le canapé.

- On va le sortir de là, il a fait. Je m’arrêterai pas d’essayer. Même si ça doit prendre des mois, des années, je lui rendrai sa liberté. 

De ce que j’en savais, c’était pas tellement le genre de Driss de faire ce genre de déclarations. Il avait dû sentir que j’allais pas bien. C’était pas trop difficile à deviner, en même temps. J’étais vraiment un zombie, aujourd’hui.

- Merci, j’ai murmuré.

Champi était peut-être un traître, mais c’était aussi l’ami de Kiwi. Il avait été là pour lui quand moi je faisais tout pour le garder loin. Comme FdB, finalement. Oui, peut-être bien que tous les trois, on pourrait tirer Kiwi de là. En oubliant le passé, comme Driss disait. Mais Kiwi, est-ce qu’il oublierait, lui ? Oh, putain, stop ! Fallait que j’arrête de penser à ce genre de trucs.

J’ai profité d’avoir Driss sous la main pour sortir le premier truc stupide qui m’est passé par la tête.

- Pardon d’avoir poussé Kiwi dans les bras de FdB. Je savais pas que c’était toi le plan cul dont il nous parlait. Et puis je savais pas qu’en fait t’étais pas juste un plan cul.

Driss m’a regardé avec des grands yeux. J’ai cru qu’il allait jamais répondre. Je me sentais con de reparler de ça. C’était il y a une éternité. Et puis, qu’est-ce que je voulais ? Lui demander pardon, vraiment ? En y réfléchissant, j’étais plutôt curieux de savoir si Driss comptait récupérer FdB, et l’éloigner une bonne fois pour toutes de mon Kiwi par la même occasion. Maintenant que j’avais ouvert les bras à Liam, je flippais qu’il décide un jour de me laisser tomber. Il aurait sûrement une bonne raison, des tas de raisons, même. N’empêche, je sais pas si je pourrais le supporter.

- Je crois que Victor a pas attendu que tu pousses Kiwi dans ses bras, il a fini par dire un peu amèrement.

- T’étais jaloux ?

Je perdais en subtilité, mais tant pis. J’avais besoin de me sortir de mes pensées qui me ramenaient systématiquement à Kiwi.

- Ah ça, a fait Driss en jouant avec une de ses dreadlocks. Ça faisait mal, de voir Victor à fond comme ça. Et en même temps, je pouvais pas leur en vouloir. Kiwi a un pouvoir de fascination sur les gens. Même sur moi, alors que je l’avais jamais rencontré, alors Victor qui le voyait tout le temps…Et puis, bon, c’est son style, quoi…

Je m’attendais pas à ce qu’il m’en dise autant. Il avait l’air…résigné. C’était pas la première fois que je me faisais la réflexion : Driss paraît beaucoup moins sûr de lui quand FdB n’est pas là. Ils ont une alchimie particulière, les deux. Toujours à se lancer des regards et des sourires provocateurs, mais tous les deux trop orgueilleux pour céder à l’autre. C’était comme ça que je percevais leur relation en tout cas. J’aimais pas particulièrement l’incertitude où ils étaient. Et même si on oublie l’histoire de fascination que FdB a pour Kiwi…peut-être même plus que de la fascination, d’ailleurs. Ça touche peut-être bien à de vrais sentiments. Avec FdB, on sait jamais. Enfin, même si on oublie ça, je me sens pas super à l’aise au milieu des deux. Ils ont toujours l’air sur le point de se mordre ; ou de s’embrasser, je sais pas trop.

- Peut-être bien, j’ai fait. C’était plutôt simple à l’époque, finalement, non ? 

Avant toutes ces histoires de trahison, je voulais dire. Et je crois que Driss a très bien compris ce que je voulais dire.

- Plus rien ne redeviendra comme avant, il a dit.

C’était plutôt cliché comme phrase. Mais il y a « dire » et « dire ». Je crois que Driss venait de prendre conscience de la profonde vérité de ce qu’il venait de dire, là, sur son canapé.

J’ai hoché la tête sans rien dire. Un étau m’oppressait, quelque part entre ma gorge et ma poitrine. Une sorte de mauvais pressentiment, si on veut. Je me suis surpris à souhaiter en moi-même, comme une espèce de dernière volonté. Faites que je puisse revoir Kiwi. J’enlèverai mon masque, comme je lui ai promis. Faites que je puisse l’embrasser, mon dieu.

Décidemment, Driss m’aidait pas du tout à résister au flot sombre de mes pensées. Pourquoi FdB était jamais là quand on avait besoin de lui ?