D'une humeur artistique, le Soleil soulevait à l'horizon une brume de vapeur et d'or des flots transpirants; ici, l'écume des nobles ondes embrasait le ciel à sa base, diffusant l'idée de la beauté parmi les vivants.
Depuis le ponton supérieur, je regardais le feu du jour s'éteindre au loin, lentement absorbé par le corps allongé d'une des îles environnantes. Sur les flancs de l'express, les vagues venaient s'épancher suivant un roulis fatigué, comme si la nature elle-même battait le rythme du sommeil. Bientôt, l'obscurité fut telle que l'horizon entre le ciel et la mer avait disparu, si bien que les constellations d'étoiles semblaient être descendues sur les flots pour se délasser. Du bord de son étrave, le navire les caressait avec amour, s'abandonnant à une dérive incertaine.
Passager de ce vaisseau endormi, j’avais le regard entre ciel et terre, happé par la contemplation de cet espace sans distances ni perspectives. Trop concentré sur le silence et ses mots insensés, je devais avoir la bouche entrouverte car je sentis peu à peu ma gorge s'assécher. Une lune insondable brillait dans la pénombre lorsque je me rendis compte que j'étais seul sur le pont humide.
D'un rapide coup d'œil, je vis que les fumeurs de cigare avaient déserté les lieux depuis peu, car de leur bâton de feu il ne restait qu'une vague odeur épicée. Reposant dans des cendriers de cristal, les quelques morceaux encore rougeoyants projetèrent sur moi leurs yeux d'enfer. En réalité, ils se mourraient, le temps les consumait, leur lente agonie progressait. Enfin, ils s'affaissèrent sous leur propre poids, puis, étouffant dans une volute de fumée, ils se mirent à clignoter, vacillèrent une ultime fois et s'éteignirent, et avec eux disparurent les dernières lueurs de l'humanité, et avec elles la mienne: je m'abandonnais, j'oubliais, un peu trop, je ne réfléchissais plus vraiment, je ne somnolais pas non plus: je faisais corps avec la nuit.
Voilà une heure que je me délectais de cette intimité retrouvée quand une ivresse existentielle m'envahit. Ah voilà! En vrai dipsomane des Idées, j'avais abusé de la semence de l'implicite, et dans l'obscurité, les yeux grands ouverts et sans modération, je m'étais saoulé à l'alcool philosophique. Dans quel piteux état j'étais! Les vêtements collés au corps, je transpirais de curiosité et haletait fougueusement. Le sang des penseurs morts au combat se déversait maintenant dans mes veines, convertissant chacune de mes cellules en leur double fataliste, détracteur de la préservation, adorateur des doutes et de l'éphémère.
Tout était de ma faute. Car des heures durant, tout en absorbant la liqueur de mes pensées, j'avais tout remis en question, et ainsi tout se remettait en question, les fonctions s'inversaient, mutaient, évoluaient. Et si je peux en témoigner avec autant de détails, c'est bien parce que je ressentais intensément chacun des mécanismes du vivant. Tout fut douleur et orgasme à la fois. La dépression et l'euphorie s'enlacèrent sur un fond fiévreux, flou et frénétique où feu et froid se partageaient mes teintes de chair. Roulant dans un parfait délire, je distinguais les originaux et confondais les contraires.
Tels étaient les effets de la griserie dont je pâtissais: un plein potentiel éphémère de l'humanité, de la sensibilité et de la conscience de soi et du monde extérieur. Malheureusement, cette omniscience est contre nature et toujours s'évapore bien vite en un épais vertige, occasionnant dans sa fuite troubles de la personnalité et sursauts d'identité.
Ainsi, seul aux mains de la douce Nuitée, je succombais au miracle de ma propre existence. De la pleine connaissance des choses se présenta l'infâme doute de tout, et avec lui la goutte qui fit déborder le vase.
Le temps d'une fraction de seconde, mon cœur s'arrêta, mon souffle se coupa et ma vision se brouilla. Tous mes muscles se contractèrent à en distendre les fibres, mes cheveux s'élevèrent, s'allongeant d'une longueur démesurée, comme si mon cuir était devenu instantanément fertile, mes dix doigts étreignirent la barre, se cramponnèrent fougueusement à elle, lui arrachèrent la pauvre, bien trop d’échardes, souillant de sang et de sueur son bois iodé. Enfin, bouquet final de ces réactions en chaîne, un sourire ahuri se figea sur ma face, dévoilant à l'obscurité toute entière l'éclat de cette folie soudaine.
Mon corps ballant s'était raidit sous l'impulsion d'un unique frisson qui me parcourra de haut en bas. Probablement ce sursaut avait-il vu le jour dans des vents violents et contraires, peut-être avait-il été rejeté par la nature, balayé par les tempêtes, remué par les marées, volontairement oublié de tous. Sans doute avait-il fuit nombre de conflits sanglants avant de plonger dans les flots calmes de cette nuit, de pénétrer clandestinement ma conscience et d'y déverser sa substance inconnue. Car de trois mots apportés par une vague inspirée naquit une idée naufragée, une question échouée par hasard sur les plages de mes pensées qui m'emporta corps et âme dans sa gîte.
Ainsi, trois mots furent énoncés à haute voix, brisant le silence de minuit:
« Qui suis-je? »
Je retins ma respiration. Surpris par ma propre ignorance, il m'était impossible de répondre à cette question. Et, aussi trivial que puisse être l'énoncé, aucun terme ne venait, aucun semblant d'idée, aucun souvenir, aucun repère, plus rien.
Désemparé, les larmes me seraient montées si je n'avais pas réagi. Au bord du désarroi, je me fis violence et plongeai mes dents dans la chair brulante de mon bras. Surpris par mon propre goût salé mais un peu calmé, je commençai à raisonner.
Il est vrai, qui suis-je? Je ne le savais plus, l'avais-je même su? Avais-je un nom? Un passé? Des passions? Tâchons de réfléchir: suis-je moi? Il est absurde de se le demander, et puis, comment se définir soi-même? Non, je suis moi, ne serait-ce qu'en tant que contractant et sujet de cette pensée. Suis-je lui? Sans doute pas. Suis-je elle? Comment en être sûr? Alors, suis-je l'autre? Cela serait plus simple oui. Ainsi je pourrais parler de moi, me décrire, me flatter, me critiquer, m'identifier. Mais, des autres, lequel suis-je? Lequel être? Et puis, comment apprendre à connaître cet autre si je ne sais pas comment le rencontrer? Il me vint alors une idée: le miroir. Si je me regarde dans un miroir, sans doute arriverai-je à me rencontrer, à me faire connaissance, à me retrouver!
J'étais toujours accoudé à la barre du pont et le froid me mordait la plante des pieds quand je me mis en quête d'un miroir. Mais, sans doute mon souffle s'était-il coupé trop longtemps car mon corps se crut mort, ou enfin libre, et ne me répondait plus. Il ne me reconnaissait plus. Hors de moi-même, mes gestes n'avaient plus de sens. Je sentais le sang palpiter dans mes veines, tambourinant contre mes tempes, mes yeux roulaient dans leur orbite, mes jambes tremblaient, je sautais, je tombais puis me relevais sans cesse, respirant comme un dégénéré, tentant de reprendre le contrôle de cette crise, lorsque, comble de mon désespoir, plus rien. Je m'étalais sur le pont dans un fracas d'os, de salive, de sueur et de sang. Spectateur de ma propre chute, je vis une foule d'identités affolées se presser contre moi, si proche que l'on nous aurait confondus. Tous ces esprits, bien que distincts par leur morphologie et leurs passions, portaient le même visage blanc, vide, insondable, orné de deux yeux de Lune. J'eus l'impression de tous les connaître, et chacun d'eux, animé par je ne sais quelle puissance, s'adonnait à une tâche particulière. Ainsi le passionné me pleurait, le médecin me palpait, le philosophe me pensait, le savant m'inventait, l'enfant m'imaginait, les artistes me peignaient, me sculptaient et m'écrivaient, le curieux me demandait…mais aucun ne me regardait vraiment, indifférents à mon sort.
Qui étaient-ils? D'où sortaient-ils? S'ils étaient moi, pourquoi semblaient-ils ne pas se connaître? Si j'avais été eux, pourquoi m'étaient-ils si étrangers maintenant? Soudain je compris. "Qui suis-je?" Tous ces morceaux d'âme étaient perdus, et me retournaient la question, à leur façon, ils étaient la clé, ou plutôt mon code. Je voulus les retenir, mais ils s'évaporèrent, me laissant seul inanimé sur le pont.
Finalement, mon cœur se remit à battre timidement, concluant la nuit de ma première mort.
J'adore tes métaphores qui font tellement sens qu'on est happé par le texte et que l'on se reconnaît (si l'on sait qui on est, sinon, on se se reconnaît pas :'D). C'est tellement beau et profond, ça te prends les cellules grises et les secouent un peu, mais ça fait du bien xD Et tu arrives malgré tes questions/doutes/réponses existentiels à dresser un décor et une histoire.
Ça a fait écho à un cours de théâtre théorique l'année dernière où j'avais étudié Beckett et la question du moi, qui dit que l'on n'est jamais la même personne à cause de notre évolution permanente...
Enfin bref, bra-vo !! J'aime vraiment ta plume :)
Que tu puisses en tirer autour de sens, de références et d'émotions est juste la plus belle des récompenses pour moi.
Aussi, excuse moi de te répondre aussi tard, les vacances débutent à peine pour moi, et je viens de trouver le temps de repasser sur Plume d'Argent...
J'ai de même pu reprendre l'écriture, et t'invite donc à lire le dernier chapitre que j'ai écrit, peut être celui-ci te plaira, et apportera des réponses aux quelques questions que les premiers chapitres soulèvent...
Au plaisir d'échanger de nouveau,
Merci encore.
A.R.
Bonne reprise dans l'écriture :)
Le premier paragraphe, comme les suivants, m'ont transporté dans des lignes oniriques. Je me suis sentis bercé par la poésie de tes mots et de la profondeur du moment.
Qui suis-je ? Je pense que nous nous le sommes demandé au moins une fois dans notre vie.
J'ai beaucoup aimé ce chapitre introspection et contemplatif.
Je te souhaite une bonne journée.
Merci beaucoup pour avoir pris le temps de me lire!
C'est en réalité la première fois que je me lance dans l'écriture d'une nouvelle, m'étant contenté jusqu'ici de développer des poèmes.
J'essaie de faire résonner la métaphysique et la poésie, et je suis content de voir que tu as apprecié ces deux inclinations de mon texte, je ne pouvais espérer mieux.
N'hésite pas à lire la suite et à me refaire part de tes impressions.
En te souhaitant une très belle soirée,
A.R.