Lorsque je me réveillai, j'étais dans ma cabine, comme si de rien n'était, à quelques détails près. Les rayons d’Aurore passaient au travers des rideaux et de leurs imperfections, chatouillant mes paupières, descendant le long de mes joues, illuminant mes lèvres d'un baiser de lumière. La nuit me revint en mémoire.
"Qui suis-je?" Je ne le savais toujours pas, mais je souriais maintenant. C'est absurde, mais je ne m'étais jamais senti autant moi même! En effet, une idée saugrenue m'était venue. Puisque je ne savais pas qui j'étais, alors je pouvais bien être n'importe qui, n'importe quoi, personne et tout le monde à la fois!
Ainsi je m'imaginais prince, héros, chevalier à la lame éprise, amant et stratège, mystérieux propriétaire de palais d'or et de marbre. Je me voyais médecin, savant, sauveur du monde et du savoir, protecteur de la vérité et soldat de la nature. Enfin je me voyais écrivain, artiste, poète à l'âme d'enfant, contemplatif de l'univers à sa juste valeur, maître des mots, des ambiances et des rêves, sombrant toujours plus loin dans les méandres de son imagination.
L'angoisse avait laissé place à une curiosité insatiable. La fièvre du jeu m'avait gagné et j'étais maintenant excité par mon propre mystère. Mon existence n'avait plus de mots pour la décrire, aucune substance ni temporalité, mais elle avait un sens maintenant. S'il fallait que j'enquête sur moi-même, alors je le ferai. J'avancerai étape par étape, indice après indice, je m'aiderai des passagers de ce navire, de toutes les méthodes possibles et imaginables, et avant la fin du voyage je me serai retrouvé.
Je me levai de mon lit, non sans difficulté, tout brouillé de la veille, m'habillai prestement, m'ornai de tous mes bijoux, puis enfilai mon manteau de nuit. Avant de quitter le calme de ma cabine et de prendre part à la vie privilégiée et agitée de l'express, je me regardai dans le miroir fixé sur la porte d'entrée. Rien, aucun reflet. La glace ne renvoyait que la lumière diffuse d'une pièce vidée de présence. Je tentai alors de me palper, en vain, essayai de me parler, de m'écouter, sans succès. Mes sens ne m'identifiaient plus. Je ne ressemblais à rien, ne sentais rien, n'avait aucun goût en bouche, aucune texture connue, le son de ma voix m'était inaccessible, comme si mon cerveau ne parvenait plus à détecter mon corps et l'eut oublié.
"Très bien, qu'il en soit ainsi." me dis-je, je me renseignerai auprès des autres, je leur demanderai de me décrire, de me sentir, de me toucher, de me goûter et de m'écouter, autant qu'il le faudra, jusqu'à ce que je puisse dresser mon propre portrait sensoriel.
J'occupais une cabine de la seconde classe, de celles qui étaient constamment bercées par les roulis des turbines à vapeur. À peine fus-je sorti dans le couloir qu'un enfant me bouscula. Il tenait dans sa main un avion en bois, et autour de son cou pendait une paire de jumelles. Il devait avoir huit ans, tout au plus, et arborait un sourire aussi étincelant que sa chevelure d'or. Ce garçon respirait la vivacité et dans ses yeux brillait l'éclat de la jeunesse, cette flamme insatiable de curiosité, de simplicité et d'émerveillement.
Le choc l'avait déstabilisé et je le retenus in extremis dans sa chute. En me voyant, son regard prit une teinte irisée, entre un bleu amoureux, un rouge désireux et un vert fertile. Son air désolé et grave semblait cacher une maturité dont il n'avait pas conscience. Il balbutia: "Excusez-moi, Made...Monsieur, je...je ne vous avais pas vu!" Ainsi je suis un homme me dis-je intérieurement. Je tentai de le rassurer: "Ce n'est pas grave mon garçon. Dis-moi plutôt, à quoi joues-tu?" Je devais arborer un air bien rassurant car toute sa timidité disparut, et il prit la parole, tout excité, si passionné: "Je volais Monsieur! Courrier express pour la réception! J'ai tracé un tout nouvel itinéraire vous savez!" Ainsi il me détaillait ses aventures: décollage depuis son lit, cap sur les couloirs de la seconde classe, montée dans les escaliers, pic de vitesse sous les canapés, escale au-dessus des buffets puis atterrissage sur les tables basses de la réception.
Il m'expliqua qu'il avait une mission de la plus haute importance. En réalité, sa mère l'avait envoyé chercher un double des clés de leur cabine, trouvant ainsi un peu de répit et de calme en l'absence de sa tempête de fils. Fort de son insouciance, ce dernier m'invita à l'escorter.
Pendant que nous marchions, il n'y eut aucun silence. Il me parlait comme s'il m'avait toujours connu. Souvent il me regardait d'un air curieux, cherchant surtout mes yeux, comme s'ils étaient plus intéressants que tout ce qu'il avait vu jusqu'ici. Mais l'attraction que j'exerçais sur lui ne s'arrêtait pas là et il me posa une infinité de questions. Tout était prétexte à une interrogation: la buée sur les hublots, la couleur du ciel et de la mer, les allers-retours du personnel, l'utilité des boutons de manchette, le moyen de propulsion du navire...En passant près des fumoirs, il me demanda même de lui expliquer où allait la fumée de tous ces cigares une fois qu'elle s'était évaporée. Aussi, entre toutes ces interventions spontanées, je trouvai l'occasion d'en apprendre un peu plus sur moi.
Profitant des courants d'air chaud émanant des cuisines, je volais à toute vitesse au-dessus des tapis de la seconde classe quand une personne sortit de sa cabine. Il était trop tard, j'étais lancé et ne pouvais plus l'éviter. Alors mon épaule le bouscula, puis, comme si on m'avait arraché une aile, je me mis à vriller dangereusement. Un bras me rattrapa. Sous le choc, je ne fis d'abord que le contempler. C'était un individu grand, jeune, fin, élancé, et les traits de son visage ne laissait supposer aucune sexualité. Était-ce un homme ou une femme? Par un réflexe étrange, je me dis que c'était un homme, et m'excusa succinctement. Il m'était familier. J'avais l'impression de l'avoir toujours vu sans jamais l'avoir vraiment distingué. Qu'il était beau! Et son regard d'un gris profond, clair et maternel, m'enveloppait tout entier. Hypnotisé, je ne pouvais faire autrement que de lui parler. Ma langue s'agitait, roulait, s'excitait sans cesse. Je lui parlais de tout ce qui me passait par la tête. Je lui racontais ma jeune existence sans gêne ou lui posais toutes sortes de questions, mêmes les plus absurdes et sans aucun regret, j'étais un enfant après tout, je vivais dans le regard.
Arrivés au premier étage, nous sortîmes faire une halte sur la promenade inférieure. Déjà une multitude de vestes, de robes, de cannes et d'ombrelles s'étaient donné rendez-vous et absorbaient les rayons de onze heures. Le regard dans les flots, mon ami avait l'air profondément préoccupé par quelque chose. Je lui demandai: "Quelque chose ne va pas Monsieur? Vous êtes bien pâle. Est-ce que je peux vous aider?" Sa réaction fut pour le moins inattendue. Il est clair que ma proposition l'avait libéré d'un poids, et aussi étrange que cela puisse paraître, nos rôles s'inversèrent: c'était maintenant lui qui posait mille et une questions. Et quelles questions! Toutes à son sujet. Que ce soit la couleur de ses yeux, de ses cheveux et de sa peau, la taille de son menton ou la profondeur de ses joues, nous passâmes en revue tout le physique de sa face, puis nous enchaînâmes sur la physique de son corps: le son de sa voix, l'odeur de ses habits, sa morphologie, sa démarche, l'allonge de ses pas et la longueur de ses doigts. Et malgré l'absurdité de la situation, je jouais parfaitement le rôle du miroir, le reflétant à la lumière de ce qu'il m'inspirait, sans me poser plus de questions. Vous savez, la moindre once de responsabilité placée entre les mains d'un enfant devient une mission divine, et ainsi je me sentais profondément chargé de l'aider.
Essoufflé, il stoppa son interrogatoire, s'excusa maladroitement et me remercia en détournant le regard. Je le connaissais maintenant mieux que quiconque. J'avais pénétré son intimité et m'étais approprié son identité. Certes ma description était simple, mais elle était fidèle. L'espace de quelques minutes, je m'étais abandonné à lui, non pas comme un enfant ou un homme, mais bien comme une mère qui se donne pour décrire de ses lèvres l'être qu'elle met au monde. Ainsi j'avais mis au monde cet inconnu, et sa silhouette vivrait désormais éternellement dans tous les regards. Mais, attention! Je n'ai jamais vraiment eu conscience de toutes ces pensées, je n'étais qu'un enfant après tout, je vivais dans le regard.
La réception se trouvait au deuxième étage, séparée par un somptueux rideau des fumoirs et des salles de jeux. Le Soleil s'invitait dans la pièce par une grande baie vitrée toute en largeur, placée face à l'entrée, et qui donnait une vue infinie sur l'horizon. Les parquets cirés, les odeurs et les brumes de tabac, les mélodies du gramophone et les légers murmures du personnel derrière le comptoir donnaient à cette réception une atmosphère élégante et agréable.
L'hôte de réception me reconnut et m'offrit un sourire attendrissant. Sans que je ne lui dise quoique ce soit, il se retourna et fit face à l'immense panneau verni sur lequel pendait une centaine de clés miroitantes. Il ôta alors de cette constellation celle de la cabine n°5 puis la déposa sur le bois du comptoir. "Tenez Monsieur, voici le double que vous avez demandé." Je le remerciai d'un léger signe de tête. Et lui d'ajouter, en se baissant pour se mettre à ma hauteur: "Comment se porte Madame votre mère?" Comme je lui répondais qu'elle allait bien, il se redressa et leva les yeux vers moi en disant: "Et les affaires? Vos derniers investissements ont-ils portés leurs fruits?" Ainsi on discutait de petites choses. Il m'interrogeait et je lui répondais par instinct sans réfléchir, si bien que je serais incapable de témoigner de la moindre chose que nous nous sommes dites. J'avais l'air de le connaître. Aussi, j'avais beau être infiniment ignorant, la gaieté et le charisme suffirent à donner l'illusion du contraire. De toute façon, on ne s'engage pas personnellement dans ce genre d'échange, et la discussion des choses simples de la vie n'a d'importance qu'aux seuls yeux de la politesse ou de ceux d'un enfant.
"Votre mère va s'inquiéter, rejoignez là mon garçon." J'acquiesçai et le remerciai de nouveau puis fis signe à mon ami de m'accompagner. Au moment où nous passions le rideau, l'homme du comptoir ajouta de loin: "J'oubliai de vous préciser: n'hésitez pas à venir vous délecter de notre nouvelle carte au bar. Il est au premier étage, à l'avant du bateau. Présentez-vous le soir, car le Soleil, la Lune, les vents fougueux du jour et les brises distraites de la nuit, les jolies créatures et toutes leurs parures, tous là-bas se confondent en rires et en sourires, s'oublient et partagent tabac, chaleur et alcools aux saveurs mystiques." Face à mon air confus, il s'empressa de reprendre: "Qu'avez-vous à perdre? Nous sommes sur un navire au beau milieu d'un océan. Qui sommes-nous? Où sommes-nous? Où allons-nous, et pourquoi? Oubliez toutes ces questions, ou plutôt, vivez les d'une autre façon, plus intensément. Renouez avec votre inspiration Monsieur l'écrivain! Et d'ici la fin de notre périple, lorsque nous aurons enfin les pieds à terre, vous l'aurez conclu votre livre, je vous en fais le serment! Croyez-moi, d'une manière ou d'une autre, nous sommes là pour cela."
Moi écrivain? De quoi parlait-il? Il dit que j'ai perdu l'inspiration. Est-ce donc là la raison de ma présence sur ce navire? Un flot de questions m'aurait de nouveau emporté, et qui sait ce qu'il aurait pris cette fois de moi, si mon jeune ami ne l'avait pas contenu. Il me ramena à la réalité sensible et intelligible par sa simplicité habituelle. Il me prit doucement la main, me fit passer rapidement à travers les volutes du fumoir et m'amena sur la promenade supérieure, non loin de l'endroit où je me trouvais il y a peine douze heures. En effet, midi sonnait, et les ombres d'or et de soie se dirigeaient calmement vers le restaurant. Il nous fallait nous séparer.
Je passai mes mains dans les cheveux du garçon, m'accroupis pour me mettre face à lui, et lui dis: "Je te remercie pour la ballade et la discussion. Sans trop que je puisse te préciser pourquoi, sache que tu m'as été d'une grande aide. Garde la tête haute jeune homme, car tu as l'esprit concis et l'œil fécond. Ne perd jamais ces talents de vue et entretiens les, ainsi tu continueras de voir ce que les autres ne peuvent distinguer. Allez, retourne auprès de ta mère, nous nous reverrons très prochainement, c'est une certitude."
Je quittais l'homme et reprenais mon envol, courrier retour pour la cabine. Avant de partir, je jetai un coup d'œil derrière moi, espérant lui adresser un dernier regard. Il se tenait à la barre et regardait au loin du haut de sa posture d'adulte. Un détail retint mon attention. Son ombre était celle d'un enfant. Amante de son style, elle vibrait, se déhanchait et virevoltait librement dans son cadran. Toutes euphoriques, les courbes de l'ombre oscillèrent encore quelque temps, puis se précisèrent, pointant alors l'heure des changements, des amours et des sentiments. Un bras de la projection se détachait périodiquement, donnant le tempo du cœur au monde extérieur: l'horloge des passions s'était mise en marche!
Finalement je m'en allai, laissant toutes vos questions possibles sur le bois du pont, déjà happé par une autre vision. La frontière entre le fantastique et le réel est fine chez un enfant, et parce que l'inconnu ne lui fait pas encore peur, il vit pleinement dans le regard, puis oublie en surface. Mais toutes ces images sont bien entreposées quelque part, prêtes à ressurgir, embusquées dans les méandres de sa future mémoire.
J'aime beaucoup ce récit initiatique d'un auteur qui se découvre tout en cherchant sa propre plume (référence à la tâche d'écrivain du narrateur, vue par un personnage extérieur, c'est une simple tâche que d'écrire un livre, mais du point de vue du narrateur, c'est partir à la découverte de soi ! (et on rejoint ce dont tu m'as parlé^^)).
Ce que tu as écrit ici : "je leur demanderai de me décrire", c'est exactement ma quête du moment. On est tous les miroirs les uns des autres, on dirait... Je me reconnais beaucoup dans l'enfant. La fin de ton chapitre m'interpelle : "La frontière entre le fantastique et le réel est fine chez un enfant" : cette considération a le don de soulever un puissant assentiment en moi, c'est l'enfant intérieur qui te répond un grand "oui" haha^^
Comme toujours, une superbe écriture qui nous emporte, loin du réel, ou plutôt plus profond dans celui-ci, en nous posant plein de questions...
J'espère que j'aurai toujours ton retour le moment venu :)