Parfois, Busra se demandait ce qui la retenait de hurler. De se lever, de renverser la table, de vider la bouteille sur la tête des pédants bovins qui se tenaient face à elle et de sortir à grand pas en claquant la porte le plus loin possible pour ne plus parler et ne jamais revenir. Oui, parfois la ligne semblait si clair et élastique qu’elle se demandait ce qui l’en séparait vraiment. Dans ces moments là, tout son corps bourdonnait, mû par une adrénaline liquide, limpide, fluide et qui la transformait en bulle d’eau ondulante près à exploser, à déferler puis à s’évaporer.
C’est vrai, parfois elle se demandait ce qui la retenait.
Mais elle connaissant toujours la réponse. Et cette réponse était toujours plus forte. Alors, Busra verrouillait ses mâchoires, son ventre, ses mollets. Elle figeait ses sourcils et ses épaules. Elle glaçait ses doigts, son dos et son sourire, et elle s’efforçait de boire son vin blanc pétillant bas de gamme, sucré d’un sirop amer, gorgée par gorgée, sans vomir. Mieux valait boire que parler. Elle n’était jamais sûre de contrôler ce qui en sortirait; parfois la vérité avait les accents de l’impertinence et elle savait bien que son cynisme n’avait d’égale que sa sincérité masquée. Trop dangereux. Le regard de sa tante dévoilait déjà sa froideur et son dégoût, il ne fallait pas que les autres comprennent ce que voulait dire cette gêne. Parfois aussi, leur aveuglement lui crevait les yeux. L’hypocrisie avait-elle fini par corrompre leur intellect ? « Descartes les avait pourtant mis en garde ». Et elle reprit une grande rasade à sa coupe. « Puisse l’alcool sauver le pèlerin ». Amen. La famille avait un goût amer. Mais l’ivresse la rendrait complaisante. Elle saisissait la pièce et les gens par fragments. Il valait mieux s’attacher aux détails. Ne surtout pas prendre de recul. Elle baissa le regard et traîna ses yeux circulairement pour extraire ses oreilles aux blasphèmes proférés. Elle regarda la table basse lourdement ouvragée. Le bol en plastique rouge criard. Les cacahuètes soupoudrées de pollens goût barbecue. La petite flaque de jus d’orange sur le bord de la laque qui ne tarderait pas à déclencher un scandale. Les petites jambes blanches de la puce insouciante et sûre d’elle battant la mesure sur le canapé en velour brun. Le rictus d’agacement du grand père sévère mais tolérant. Un peu trop même. Les cheveux colorés rougeâtres de la matriarche hystérique. La main fine du beaux fils délicat aux lignes bleutées. Le buste satisfait et repus de ma mère. Et puis son rire immonde. Cette bave en fin de phrase, crachant son égocentrisme. Toute cette compagnie entretenait les clichés dans une mise en scène mal tenue. Les colères et les joies, la tendresse et les désaccords étaient dressés et emmêlés pour représenter à la perfection le modèle agaçant, franchouillard, familier et attendrissant de la bonne petite famille française de comédie raciste. Mais c’était un échec et rien ne pouvait dissimuler la folie et le dysfonctionnement de tous ces êtres névrosés et mal aimés d’eux même et des autres. L’hystérie de la grand mère jouait le rôle de l’empressement attentionné domestique. Les cris égoïstes de la mère devait être ceux des tantines prodigues et vulgaires, une clope aux becs. La tension permanente et la dureté du grand père devait être la réserve du vieux sage aimant. Le visage lasse du jeune fils de l’âge de raison devait dire l’ennui de la jeunesse, et non pas le mépris. Et Busra dans tout cela aurait voulu ne pas avoir de rôle. Elle aurait voulu être profondément autre. Mais elle savait bien quelle place de choix lui avait fait le scénario. Car sa tristesse devait être intellect, son ironie désespérée, rire feutré, son regard lointain, rêveur et sa distinction, malheur du père. Oh oui, elle était celle sur qui on fondait de grande espérance. A dire vrai, elle avait le beau rôle. Mais elle aurait préféré jouait dans un bon film. On lui avait donné la laisse tout juste assez longue pour regarder par la porte, sans franchir le seuil. Elle était là fenêtre enfermée dans le cadre de cette maison de fous. Et ainsi, sa gorge étouffait à nouveau. Et elle ne pouvait pas hurler. Parfois, elle aurait juste voulu hurler.
Parfois ça fait du bien de hurler un grand coup huhu, tu devrais tenter, plutôt que l'alcool. Crois-moi d'expérience, y'a rien au fond de la bouteille, même pas l'étincelle de courage qu'on y recherche. C'est toujours aussi bien écrit, bien tourné et touchant. Vraiment. Et je suis contente que tu puisses écrire pour exprimer un peu ce qui t'habite.